Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 665-666).

CHAPITRE CCCLXII.


Ci parle de la prise de Niort, Luzignan et Mortemer par messire Bertran du Guesclin, et de la dame du châtel Achard, comment elle obtint respit.


Après cette déconfiture, qui fut au dehors de Chisech faite de monseigneur Bertran de Claiquin et des Bretons sur les Anglois, se parperdit tout le pays de Poitou pour le roi d’Angleterre, si comme vous orrez en suivant. Tout premièrement ils entrèrent en la ville de Chisech où il n’eut nulle deffense, car les hommes de la ville ne se fussent jamais tenus, au cas que ils avoient perdu leur capitaine ; et puis se saisirent les François du châtel, car il n’y avoit que varlets, qui le rendirent tantôt, sauves leurs vies. Ce fait, incontinent et chaudement ils s’en chevauchèrent par devers Niort, et emmenèrent la greigneur partie de leurs prisonniers avec eux. Si ne trouvèrent en la ville fors les hommes, qui étoient bons François si ils ossassent, et rendirent tantôt la ville et se mirent en l’obéissance du roi de France[1]. Si se reposèrent là les Bretons et les François et rafraîchirent quatre jours. Entrues vint le duc de Berry à grands gens d’armes d’Auvergne et de Berry en la cité de Poitiers. Si fut grandement réjoui quand il sçut que leurs gens avoient obtenu la place et la journée de Chisech et déconfit les Anglois, qui tous y avoient été morts ou pris.

Quand les Bretons furent rafraîchis en la ville de Niort par l’espace de quatre jours, ils s’en partirent et chevauchèrent devers Luzignan. Si trouvèrent le châtel tout vuide, car cils qui demeurés y étoient de par monseigneur Robert Grenake qui étoit pris devant Chisech, s’en étoient partis si tôt qu’ils sçurent comment la besogne avoit allé. Si se saisirent les François du beau châtel de Lusignan ; et y ordonna le connétable châtelain et gens d’armes pour le garder. Et puis chevaucha outre a tout son host, pardevers le Châtel-Acart où la dame de Plainmartin, femme à monseigneur Guichart d’Angle, se tenoit ; car la forteresse étoit sienne.

Quand la dessus nommée dame entendit que le connétable de France venoit là efforcément pour lui faire guerre, si envoya un héraut devers lui, en priant que, sur asségurance, elle pût venir parler à lui. Le connétable lui accorda, et reporta le sauf conduit le héraut. La dame vint jusques à lui et le trouva logé sur les champs. Si lui pria que elle put avoir tant de grâce que d’aller jusques à Poitiers parler au duc de Berry. Encore lui accorda le connétable, pour l’amour de son mari monseigneur Guichart, et donna toute asségurance à li et à sa terre jusques à son retour, et fit tourner ses gens d’autre part par devers Mortemer.

Tant s’exploita la dame de Plainmartin que elle vint en la cité de Poitiers où elle trouva le duc de Berry. Si eut accès de parler à lui, car le duc la reçut moult doucement, ainsi que bien le sçut faire. La dame se voult mettre en genoux devant lui, mais il ne le voult mie consentir. La dame commença la parole, et dit ainsi : « Monseigneur, vous savez que je suis une seule femme, à point de fait ni de deffense, et veuve de vif mari, s’il plaît à Dieu, car monseigneur Guichart gît prisonnier en Espaigne ens ès dangers du roi d’Espaigne. Si vous voudrois prier en humilité que vous me fissiez telle grâce que, tant que monseigneur sera prisonnier, mon châtel, ma terre, mon corps, mes biens et mes gens puissent demeurer en paix, parmi tant que nous ne ferons point de guerre et on ne nous en fera point aussi. »

À la prière de la dame voult entendre et descendre à celle fois le duc de Berry et lui accorda légèrement. Car quoi que messire Guichart d’Angle son mari fût bon Anglois, si n’étoit-il point trop haï des François. Et fit délivrer tantôt à la dame lettres, selon sa requête, d’asségurance ; de quoi elle fut grandement reconfortée ; et les envoya, depuis qu’elle fut retournée à Châtel-Acart, quoiteusement par devers le connétable, qui bien et volontiers y obéit. Si vinrent les Bretons de celle empainte par devant Mortemer où la dame de Mortemer étoit, qui se rendit tantôt pour plus grands péril eskiver, et se mit en l’obéissance du roi de France, et toute sa terre aussi avec le chastel de Dienne.

  1. S’il faut en croire les historiens de du Guesclin, il s’empara de Niort par surprise. Les Anglais de la garnison de cette ville, disent-ils, avant d’en partir pour aller faire lever le siége de Chisey, avoient vêtu pardessous leurs armes, pour François ébahir, une tunique de toile rayée d’une croix rouge pardevant et parderrière. Du Guesclin, après les avoir tous tués, ou fait prisonniers, comme on vient de le voir, fit prendre à ses troupes les mêmes tuniques et s’avança vers Niort. Les Anglais, qui étaient restés dans la place, ne doutant pas, à cet aspect et aux cris de Saint-Georges que poussait l’armée de du Guesclin, que ce ne fussent leurs camarades qui revenaient vainqueurs, ouvrirent les portes, et furent bientôt pris ou tués.