Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 663-665).

CHAPITRE CCCLXI.


Ci parle de la bataille de Chisech en Poitou, de messire Bertran du Guesclin, connétable de France, et les François d’une part, et les Anglois de l’autre.


Ces nouvelles vinrent au logis du connétable que les Anglois étoient là venus et arrêtés dalez le bois pour eux combattre. Tantôt le connétable tout coiement fit toutes ses gens armer et tenir en leur logis sans eux montrer, et tous ensemble ; et cuida de premier que les Anglois dussent, de saut, venir jusques à leurs logis pour eux combattre ; mais ils n’en firent rien, dont ils furent mal conseillés ; car si baudement ils fussent venus, ainsi qu’ils chevauchoient, et eux frappés en ces logis, les plusieurs supposent que ils eussent déconfi le connétable et ses gens, et avec tout ce, que cils de la garnison de Chisech fussent saillis hors, ainsi qu’ils firent.

Quand messire Robert Miton et messire Martin l’Escot virent apparoir les bannières et les pennons de leurs compagnons, si furent tous réjouis, et dirent : « Or tôt, armons-nous et nous partons de ci, car nos gens viennent combattre nos ennemis ; si est raison que nous soyons à la bataille. » Tantôt furent armés tout les compagnons de Chisech, et se trouvèrent bien soixante armures de fer. Si firent avaler le pont et ouvrir la porte, et se mirent tout hors, et clorre la porte et lever le pont après eux. Quand les François en virent l’ordonnance, qui se tenoient armés et tout cois en leur logis, si dirent : « Veci ceux du châtel qui sont issus et nous viennent combattre. » Là dit le connétable : « Laissez les traire avant, ils ne nous peuvent grever ; ils cuident que leurs gens doivent venir pour nous combattre tantôt ; mais je n’en vois nul apparant ; nous déconfirons ceux qui viennent, si aurons moins à faire. » Ainsi que ils se devisoient, evvous les deux chevaliers anglois et leur routes tout à pied, et en bonne ordonnance, les lances devant eux, écriant : « Saint George ! Guienne ! » et se fièrent en ces François ! Aussi ils furent moult bien recueillis. Là eut moult bonne escarmouche et dure, et fait moult grands appertises d’armes, car cils Anglois, qui n’étoient que un petit, se combattoient sagement, et détrioient toudis, en eux combattant, ce qu’ils pouvoient, car ils cuidoient que leurs gens dussent venir, mais non firent ; de quoi ils ne purent porter le grand faix des François ; et furent tout de premier cils là déconfits, morts et pris ; oncques nul des leurs ne rentra au châtel. Et puis se recueillirent les François tous ensemble.

Ainsi furent pris messire Robert Miton et messire Martin l’Escot et leurs gens de premier, sans ce que les Anglois qui sur les champs se tenoient en sçussent rien. Or vous dirai comment il avint de cette besogne. Messire Jean d’Éverues et messire d’Angousse et les autres regardèrent que il y avoit là bien entre eux trois cents pillards bretons et poitevins que ils tenoient de leurs gens ; si les vouloient employer, et leur dirent : « Entre vous, compagnons, vous en irez devant escarmoucher ces François pour eux attraire hors de leur logis ; et si très tôt que vous serez assemblés à eux, nous viendrons sur èle en frappant, et les mettrons jus. » Il convint ces compagnons obéir, puisque les capitaines le vouloient ; mais il ne venoit mie à chacun à bel.

Quand ils se furent dessevrés des gens d’armes, ils approchèrent des logis des François et vinrent bien et baudement jusques près de là. Le connétable et ses gens qui se tenoient dedans leurs palis se tinrent tout cois et sentirent que les Anglois les avoient là envoyés pour eux attraire. Si vinrent aucuns de ces Bretons des gens le connétable, jusques aux barrières de leurs palis, pour voir quels gens c’étoient. Si parlementèrent à eux ; et trouvèrent que c’étoient Bretons et Poitevins et gens rassemblés. Si leur dirent les Bretons, de par le connétable : « Vous êtes bien méchants gens, qui vous voulez faire occire et découper pour ces Anglois qui vous ont tant de maux faits ; sachez que, si nous venons au-dessus de vous, nul n’en sera pris à merci. » Cils pillarts entendirent ce que les gens du connétable leur disoient ; si commencèrent à murmurer ensemble, et étoient de cœur la greigneur partie tout François, Ils dirent entre eux : « Ils disent voir. Encore appert bien que ils font bien peu de compte de nous, quand ainsi ils nous envoyent ci devant pour combattre et escarmoucher et commencer la bataille, qui ne sommes que une poignée de povres gens qui rien ne durerons à ces François. Il vaut trop mieux que nous nous tournons devers notre nation que nous demeurons Anglois. » Ils furent tantôt tous de cel accord, et tinrent cette opinion, et parlementèrent aux Bretons, en disant : « Hors hardiment, nous vous promettons loyaument que nous serons des vôtres et nous combattrons avec vous à ces Anglois. »

Les gens du connétable répondirent : « Et quel quantité d’hommes d’armes sont-ils cils Anglois ? » Les pillarts leur dirent : « Ils ne sont en tout compte que environ sept cents. » Ces paroles et ces devises furent remontrées au connétable qui en eut grand’joie, et dit en riant : « Cils là sont nôtres. Or, tout à l’endroit de nous, scions tous nos palis, et puis issons baudement sur eux, si les combattons ; cils pillarts sont bonnes gens quand ils nous ont dit vérité de leur ordenance. Nous ferons deux batailles sur èle, dont vous messire Alain de Beaumanoir, gouvernerez l’une, et messire Joffroi de Quaremiel l’autre. En chacune aura trois cents combattans, et je m’en irai de front assembler à eux. » Cils deux chevaliers répondirent qu’ils étoient tout prêts d’obéir ; et prit chacun sa charge toute telle qu’il la devoit avoir. Mais premièrement il scièrent leurs palis rès-à-rès de la terre ; et quand ce fut fait, et leurs batailles ordonnées, ainsi qu’ils devoient faire, ils boutèrent soudainement outre leurs palis et se mirent aux champs, bannières et pennons ventilans au vent, en eux tenant tout serrés ; et encontrèrent premièrement ces pillarts bretons et poitevins qui jà avoient fait leur marché et se tournèrent avec eux ; et puis s’en vinrent pour combattre ces Anglois, qui tous s’étoient mis ensemble.

Quand ils perçurent la bannière du connétable issir hors, et les Bretons aussi, ils connurent tantôt qu’il y avoit trahison de leurs pillarts, et qu’ils s’étoient tournés François : nequedent, ils ne se tinrent mie pour ce déconfits, mais montrèrent grand’chère et bon semblant de combattre leurs ennemis. Ainsi se commença la bataille dessous Chisech des Bretons et des Anglois et tout à pied, qui fut grande et dure et bien maintenue. Et vint de premier le connétable de France assembler à eux de grand’volonté. Là eut plusieurs grands appertises d’armes faites ; car, au voir dire, les Anglois, au regard des François, n’étoient qu’un petit. Si se combattoient si extraordinairement que merveilles seroient à recorder, et se prenoient près de bien faire pour déconfire leurs ennemis. Là crioient les Bretons : Notre Dame ! Claiquin ! et les Anglois : Saint George ! Guienne ! Là furent très bons chevaliers du côté des Anglois, messire Jean d’Éverues, messire d’Angousse, messire Joffrois d’Argenton et messire Aymery de Rochechouart ; et se combattirent vaillamment et y firent plusieurs grands appertises d’armes. Aussi firent Jean Cresuelle, Richard Holmes et David Hollegrave. Et de la partie des François, premièrement messire Bertran de Claiquin, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir qui tenoient sur une èle, et messire Joffroi Quaremiel sur l’autre ; et reconfortoient grandement leurs gens à l’endroit où ils véoient branler ; et ce rafraîchit grandement leurs gens ; car on vit plusieurs fois qu’ils furent boutés et reculés en grand péril d’être déconfits.

De leur côté se combattirent encore vaillamment monseigneur Joffrois Ricon, monseigneur Yvain Laconnet, Thibaut du Pont, Sylvestre Bude, Alain de Saint-Pol et Aliot de Calais. Cils Bretons se portèrent si bien pour la journée, et si vassaument combattirent leurs ennemis, que la place leur demeura, et obtinrent la besogne ; et furent tous ceux morts ou pris qui là étoient venus de Niort ; ni oncques nul n’en retourna ni échapa. Si furent pris de leur côté tous les chevaliers et écuyers de nom ; et eurent ce jour les Bretons plus de trois cents prisonniers, que depuis ils rançonnèrent bien et cher ; et si conquirent tout leur harnois où ils eurent grand butin. Cette bataille fut l’an de grâce mille trois cent soixante-douze, le vingt unième jour de mars[1].

  1. L’an 1373, suivant notre manière de commencer l’année au 1er janvier. L’auteur de la vie de Louis III, duc de Bourbon, place ce combat de Chisey et le retour de du Guesclin à Paris avant avril 1372 ; mais ce biographe n’a écrit, comme il le dit lui-même dans son prologue, que cinquante ans après l’événement, et le témoignage de Froissart, qui fournit jusqu’à la date du jour, paraît plus digne de foi.