Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 647-649).

CHAPITRE CCCLIII.


Comment le captal de Buch fut pris devant Soubise.


Vous avez bien ouï recorder ci dessus comment Yvain de Galles, à l’ordonnance et commandement du roi de France, alla en Espaigne parler au roi Henry pour impétrer une partie de sa navie. Le roi Henry ne l’eût jamais refusé ni escondit au roi de France ; mais fut tout joieux quand il y put envoyer. Si ordonna son maître amiral Dan Radigho de Rous à être patron avec le dessus dit Yvain, de celle armée. Si se partirent du port Saint-Andrieu en Galice quand la navie fut toute prête, à quarante grosses nefs, huit galées et treize barges, toutes fretées et appareillées et chargées de gens d’armes. Si singlèrent tant par mer, sans avoir empêchement ni vent contraire, qu’ils arrivèrent devant la ville de la Rochelle où ils entendoient à venir ; et ancrèrent tout devant, et s’y ordonnèrent et établirent par manière de siége. Cils de la Rochelle, quand ils virent celle grosse flotte des Espaignols venue, furent durement ébahis, car ils n’avoient point appris à être assiégés si puissamment par mer ni de tels gens. Toutes fois, quelque semblant que toute la saison ils eussent montré aux Anglois, ils avoient le courage tout bon François, mais ils s’en dissimuloient ce qu’ils pouvoient ; et se fussent jà très volontiers tournés François, si ils osassent ; mais tant que le château fut en la main des Anglois ils ne pouvoient, si ils ne se mettoient en aventure d’être tous détruits. Quand cils de la Rochelle virent que c’étoit tout acertes que on les avoit assiégés, si y pourvéirent couvertement de conseil et de remède ; car ils traitèrent secrètement devers Yvain de Gales et Dan Radigo de Rous traités amiables, par composition telle que ils vouloient bien être assiégés, mais ils ne devoient rien forfaire l’un sur l’autre. Si se tinrent en cel état un terme.

Le connétable de France, qui se tenoit en la cité de Poitiers atout grant foison de gens d’armes, envoia monseigneur Regnaut, seigneur de Pons, en Poitou devant le châtel de Soubise qui siéd sus la Charente, à l’embouchure de la mer[1] et ordonna le dessus dit ; atout bien trois cents lances dont la plus grand’partie étoient Bretons et Picards ; et y furent Thibaut du Pont et Aliot de Calais envoyés, deux écuyers bretons vaillans homme durement. Si vinrent ces gens d’armes mettre le siége devant le dit châtel de Soubise, et le assiégèrent à l’un des lez et non mie partout. Dedans la forteresse n’avoit que une seule femme veuve sans mari, qui s’appeloit la dame de Soubise ; et pour sa loiauté tenir elle demeuroit Angloise.

Si étoit là asseulée entre ses gens, et ne cuidoit mie le siége avoir si soudainement que elle l’eut. Quand elle vit que ce fut acertes, et que le sire de Pons et les Bretons la environnoient tellement, si envoya devers monseigneur le captal de Buch, qui se tenoit en garnison en la ville de Saint-Jean l’Angelier, en lui priant humblement et doucement que il voulsist entendre à conforter ; car le sire de Pons et Thibaut du Pont, et environ trois cents armures de fer l’avoient assiégée et la contraignoient durement. Le captal de Buch, comme courtois et vaillant chevalier, et qui toujours fut en grand désir et enclin de conforter dames et damoiselles, en quel parti que elles fussent, ainsi que tout noble et gentil homme de sang doivent être, si comme il aida et réconforta jadis, et se mit en grand danger et péril au marché de Meaux contre les Jacques bonhommes pour la roine de France, qui lors étoit duchoise de Normandie, répondit aux messages qui ces nouvelles lui apportèrent : « Retournez devers la dame de Soubise, et lui dites de par moi que elle se conforte, car je n’entendrai à autre chose, si l’aurai secourue et levé le siége, et me recommandez à li plus de cent fois. » Les messages furent tout lies de cette réponse ; et retournèrent à Soubise devers leur dame, et lui dirent tout ce qu’ils avoient eu et trouvé au captal. Si s’en réjouit grandement la dite dame, ce fut bien raison.

Le captal ne mit mie en non chaloir cette emprise ; et envoia tantôt devers le capitaine de Xaintes, messire Guillaume de Fernitonne, et manda messire Henry Haye senescal d’Angoulême, monseigneur Renaut seigneur de Marueil, neveu à monseigneur Raymon ; et à Niort monseigneur Thomas de Persi, Jean Cresuelle et David Hollegrave ; et à Luzignan monseigneur Petiton de Courton, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Maurice Wist et plusieurs autres ; et s’assemblèrent tous ces gens d’armes en la ville de Saint-Jean.

Tout ce convenant et cette ordonnance sçut bien par ses espies qu’il avoit allans et venans, Yvain de Galles, qui se tenoit devant la Rochelle, et aussi le siége du seigneur de Pons qu’il avoit mis et tenoit devant Soubise. Si imagina le dit Yvain, qui fut moult appert et vaillant homme d’armes, que cette assemblée du captal se faisoit pour lever ce siége et ruer jus le seigneur de Pons et sa route. Si s’apensa qu’il y pourverroit de remède s’il pouvoit. Si tria tous les meilleurs hommes d’armes de sa navie par élection, et les trouva appareillés et obéissans à sa volonté, et fit tout son fait secrètement, et eut environ quatre cents armures de fer. Si les fit tous entrer par ordonnance ens ès treize barges qu’il avoit amenées d’Espaigne ; et se mit en l’une ; et nagèrent et ramèrent tant les maronniers que ils vinrent en l’embouchure de la Charente à l’opposite du chastel de Soubise, sans ce que le sire de Pons ni la dame de Soubise en sçussent rien ; et là se tinrent tout coy à l’ancre sur la dite rivière.

Le captal de Buch qui se tenoit à Saint-Jean l’Angelier et qui avoit fait son mandement de quatre cents hommes d’armes et plus, fut informé, ains son partement, que le sire de Pons en toute somme n’avoit devant Soubise non plus de cent lances. Si crut cette information trop légèrement, dont il fut déçu ; et renvoya la droite moitié de ses gens pour garder leurs forteresses ; et se partit de Saint-Jean atout deux cents lances tous des meilleurs à son avis, et chevaucha tant ce jour que il, sur la nuit, vint assez près de l’ost aux François qui rien n’en savoient de sa venue ; et descendit en un bosquet et fit tous ses gens descendre. Si restreindirent leurs armures et ressanglèrent leurs chevaux, et puis montèrent sans faire nul effroi ; et chevauchèrent tout coiment, tant qu’ils vinrent au logis du seigneur de Pons et des Bretons qui se tenoient tout asségurés ; et jà étoit moult tard. Evvous monseigneur le captal et sa route qui entrent sans dire mot ne faire trop grant noise en ces logis et commencent à ruer par terre tentes, trefs et feuillées, et à abbatre gens, occire et découper, et à prendre ! Là furent pris le sire de Pons, Thibaut du Pont, Alyot de Calais, et tous cils qui là étoient furent morts ou pris ; et en furent les Anglois si maîtres et seigneurs que tout fut leur pour cette heure.

Yvain de Galles, qui étoit à l’autre lez, à l’encontre de cet host outre la rivière, derrière le dit castel, tout pourvu et avisé quel chose il devoit faire, et qui savoit la venue dudit captal, avoit bien pris terre, et toutes ses gens aussi, qui bien étoient quatre cents combattans ; et là étoient monseigneur Jaques de Montmore et Morelet son frère ; et portoient ces gens d’armes grand’foison de falots et de tortis tout allumés, et s’en vinrent parderrière les logis où cils Anglois se tenoient, qui cuidoient avoir tout fait et tenoient leurs prisonniers dalès eux, ainsi que tous asségurés. Evvous le dit Yvain et sa route, qui étoit forte et épaisse et en grand’volonté de faire la besogne, et entrent en ces logis, les épées toutes nues, et commencent à écrier leurs cris et à occire et à découper gens d’armes et ruer par terre, et fiancer et prendre prisonniers, et délivrer ceux qui pris étoient. Que vous ferois-je long conte ? Là fut pris le captal de Buch d’un écuyer de Picardie qui s’appeloit Pierre d’Anviller, appert homme d’armes durement, dessous le pennon à Yvain. Là furent tellement épars et rués par terre les Anglois que ils ne se pouvoient ravoir ni deffendre. Et furent tous les prisonniers françois rescous, le sire de Pons premièrement, qui en fut très heureux et auquel l’aventure fut plus belle que à nul des autres, car si les Anglois l’eussent tenu, jamais n’eût vu sa délivrance. Là furent pris messire Henri Wist et plusieurs autres chevaliers et écuyers, et aussi le sénéchal de Poitou messire Thomas de Persy ; et le prit un prêtre dudit Yvain, messire David Honnel. Là furent presque tous morts et tous pris ; et se sauvèrent à grand meschef messire Gautier Huet, messire Guille de Fernitonne et messire Petiton de Courton et Jean Cresuelle qui affuirent vers la forteresse par une étrange voye, ainsi que un varlet les mena qui savoit le convine de laiens, les entrées et les issues. Si furent recueillis de la dame de Soubise par une fausse poterne, et leur jeta-t-on une planche par où ils entrèrent en la forteresse. Si recordèrent à la dite dame de Soubise leur avenue et comment il leur étoit mesaivenu par povre soin. De ces nouvelles fut la dame toute déconfortée, et vit bien que rendre le conviendroit et venir en l’obéissance du roi de France.

Cette nuit fut tantôt passée, car c’étoit en temps d’été, au mois d’août ; mais pour ce qu’il faisoit noir et brun, car la lune étoit en decours, si se tinrent les François et cils de leur côté tout lies et grandement reconfortés ; et bien y avoit cause ; car il leur étoit advenu une très belle aventure, que pris avoient le captal de Buch, le plus renommé chevalier de toute Gascogne et que les François doutoient le plus pour ses hautaines emprises. De cette avenue et achèvement eut Yvain de Galles grands grâces. Quand ce vint à lendemain dont la besogne avoit été par nuit, le dit Yvain, et cils que pris avoient prisonniers, les firent mener, pour tous périls eschiver, en leur navie devant la Rochelle, car envis les eussent perdus, et puis s’en vinrent rangés et ordonnés devant le châtel de Soubise, et mandèrent en leur navie grand’foison de Gennevois et d’arbalêtriers : si firent grand semblant d’assaillir la forteresse en bon arroy. La dame de Soubise qui véoit tout son confort mort et pris, dont moult lui anoyoit, demanda conseil aux chevaliers qui là dedans étoient retraits à sauveté, monseigneur Gautier Huet, monseigneur Gautier de Fernitonne et monseigneur Petiton de Courton. Les chevaliers répondirent : « Dame, nous savons bien que à la longue ne vous pouvez tenir ; et nous sommes céans enclos ; si n’en pouvons partir fors par le danger des François. Nous traiterons devers eux que nous partirons sauvement sur le conduit du seigneur de Pons, et vous demeurerez en l’obéissance du roi de France. « La dame répondit : « Dieu y ait part ! puisque il ne peut être autrement. » Adonc les trois chevaliers dessus nommés envoyèrent un héraut des leurs hors du châtel parler à Yvain de Galles et au seigneur de Pons, qui étoient tout appareillés, et leurs gens, pour assaillir. Les dessus dits entendirent à ces traités volontiers ; et eurent grâce de partir tous les Anglois qui dedans étoient, et de retraire par sauf-conduit là où mieux leur plaisoit, fût en Poitou ou en Xaintonge. Si se partirent sans plus attendre ; et la dame de Soubise, ses châteaux et toute sa terre, demeura en l’obéissance du roi de France ; et le dit Yvain de Galles se retraist en sa navie devant la Rochelle qu’il tenoit pour assiégée, quoique composition fût entre lui et ceux de la ville, que point ne devoient gréver l’un l’autre. Et tint toudis monseigneur le captal de-lez lui, ni point n’avoit volonté d’envoyer en France devers le roi jusques à tant qu’il orroit autres nouvelles.

  1. Soubise est éloignée de plus de deux lieues de la mer.