Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 645-647).

CHAPITRE CCCLII.


Comment ceux de Poitiers se tournèrent François ; et comment les Anglois entrèrent à force en la ville de Niort.


Ce terme pendant et celle chevauchée faisant, cils de Poitiers étoient en grand’dissention et rébellion l’un contre l’autre ; car les communautés des Anglois et aucuns riches hommes de la ville se vouloient tourner François ; et Jean Renault, qui maire en étoit, et tous les officiers du prince, et aucuns autres grands riches hommes ne s’y voloient nullement acorder : pourquoi ils en furent en tel estrif que près fut le combattre. Et mandèrent, cil qui le plus grand accord avoient, secrètement devers le connétable que, si il se vouloit avancer, et venir si fort que pour prendre la saisine de Poitiers, on lui rendroit la ville. Quand le connétable, qui se tenoit en Limosin, oyt ces nouvelles, si s’en découvrit au dit duc de Berry et au duc de Bourbon et leur dit : « Messeigneurs, ainsi me mandent cil de Poitiers ; si Dieu le veut, je me trairai celle part atout trois cents lances et verrai quel chose ils voudront faire ; et vous demeurerez ci sus ce pays et ferez frontière aux Anglois. Si je puis exploiter, ils n’y viendront jamais à temps. »

À celle ordonnance se accordèrent bien les dessus dits seigneurs. Lors se partit secrètement ledit connétable, et prit trois cents lances de compagnons d’élite, tous bien montés ; et aussi le convenoit-il ; car sus un jour et sus une nuit ils avoient à chevaucher trente lieues ; car ils ne pouvoient mie aller le droit chemin qu’ils ne fussent vus ou aperçus. Si chevaucha le dit connétable et sa route à grand exploit par bois, par bruyères et par divers chemins, et par pays inhabitables ; et si un cheval des leurs recrandesit ils ne l’attendoient point. Le maire de la cité de Poitiers, qui soupçonnoit bien tout cel affaire, envoia secrètement un message devers messire Thomas de Persi son maître, qui étoit en la compagnie du captal ; et lui dit le varlet, quand il vint à lui : « Sire, mon maître vous signifie que vous ayez avis, car il besoingne, et vous retournez et hâtez de venir à Poitiers, car ils sont en dissention l’un contre l’autre et se veulent les cinq parts de la ville tourner François, et jà en a été le maire votre varlet en grand péril d’être occis. Encore ne sçai-je si vous y pourrez venir à temps, car mon maître fait doute que ils n’aient mandé le connétable. »

Quand le sénéchal de Poitou entendit ce, qui bien connoissoit le varlet, si fut trop durement émerveillé, et non-pour-quant il le crut bien de toutes ses paroles, car il sentoit assez le courage de ceux de Poitiers. Si recorda tout ce au captal. Dont dit le captal : « Messire Thomas, vous ne vous partirez pas de moi ; vous êtes l’un des plus grands de notre route, et cil où j’ai plus grand’fiance d’avoir bon conseil ; mais nous y envoyerons. » Répondit messire Thomas : « Sire, à votre ordonnance en soit. » Là fut ordonné messire Jean d’Angle et sevré des autres, et lui fut dit : « Messire Jean, vous prendrez cent lances des nôtres et chevaucherez hâtement vers Poitiers, et vous boutez dedans la ville, et ne vous en partez jusques à tant que nous vous remanderons sus certaines enseignes. » Messire Jean d’Angle obéit : tantôt on lui délivra sur les champs les cent lances qui se dessevrèrent des autres. Si chevauchèrent coiteusement devers Poitiers ; mais onques ne se purent tant hâter que le connétable n’y venist devant ; et trouva les portes ouvertes, et le recueillirent à grand’joie, et toutes ses gens.

Jà étoit le dit messire Jean d’Angle à une petite lieue de Poitiers, quand ces nouvelles vinrent, que il n’avoit que faire plus avant si il ne se vouloit perdre ; car le connétable, et bien trois cents lances étoient dedans Poitiers. De ces paroles fut moult couroucé le dit messire Jean ; ce fut bien raison, comment que il ne le pût amender : si tourna sur frein, et tous cils qui avec lui étoient ; si retournèrent arrière dont ils étoient partis, et chevauchèrent tant qu’ils trouvèrent le captal, monseigneur Thomas et les autres. Si leur conta le dit messire Jean l’aventure comment elle alloit, et du connétable qui s’étoit bouté en Poitiers.

Quand les Gascons et les Poitevins qui là étoient tout ensemble d’un accord et d’une alliance entendirent ces nouvelles, si furent plus émerveillés et plus ébahis que devant, et n’y eut baron ni chevalier qui ne fut durement pensieux et couroucé ; et bien y avoit cause, car ils véoient les choses aller diversement. Si dirent les Poitevins, pour les Gascons et Anglois reconforter : « Seigneurs, sachez de vérité que il nous déplaît grandement des choses qui ainsi vont en ce pays, si conseil et remède y pouvions mettre ; et regardez entre vous quel chose vous voulez que nous fassions, nous le ferons, ni jà en nous vous ne trouverez nulle lâcheté. » — « Certainement, seigneurs, ce répondirent les Anglois, nous vous en créons bien, et nous ne sommes pas pensieux sur vous ni sur votre affaire, fors sur l’infortunité de nous, car toutes les choses nous viennent à rebours. Si nous faut avoir sur ce avis et conseil, comment à notre honneur nous en pourrons persévérer. » Là regardèrent, par grand’délibération de conseil et pour le meilleur, que ce seroit bon que les Poitevins fesissent leur route à part eux, et les Anglois la leur, et les Gascons la leur, et se retraissent en leurs garnisons ; et quand ils voudroient chevaucher et ils voudroient bien employer leur chevauchée, ils le signifieroient l’un à l’autre et ils se trouveroient appareillés. Cette ordonnance fut tenue ; et se départirent moult amiablement l’un de l’autre ; et prirent les dits Poitevins le chemin de Thouars, et les Gascons le chemin de Saint-Jean l’Angelier, et les Anglois le chemin de Niort. Ainsi se dérompit cette chevauchée. Les Anglois, qui chevauchoient tout ensemble, quand ils cuidèrent entrer en la ville de Niort, on leur clot les portes ; et leur dirent les villains de la ville que point là ils n’entreroient, et qu’ils allassent d’autre part. Or furent les Anglois plus couroucés que devant, et dirent que cette rébellion de ces villains ne faisoit mie à souffrir. Si se appareillèrent et mirent en ordonnance pour assaillir, et assaillirent de grand courage ; et cils de la ville se deffendirent à leur pouvoir. Là eut grand assaut et dur, et qui se tint une longue espace ; mais finablement cils de Niort ne le purent souffrir, car ils n’avoient nul gentil homme dont ils fussent confortés et conseillés ; et si ils pussent s’y être tenus jusques aux vespres ils eussent été secourus et confortés du connétable, en quel instance ils s’étoient clos contre les Anglois. Mais cils dits Anglois les assaillirent si vertueusement et de si grand’voulenté, que de force ils rompirent les murs, et entrèrent ens, et occirent la plus grand’partie des hommes de la ville, et puis la coururent et pillèrent toute sans nul déport ; et se tinrent là tant qu’ils oyrent autres nouvelles.