Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCL

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 643-644).

CHAPITRE CCCL.


Comment messire Bertran se partit de Montcontour, pour venir devers le duc de Berry qui se tenoit en Limousin, et comment ils assiégèrent Sainte-Sévère.


Quand ceux de la cité de Poitiers sçurent ces nouvelles, que le connétable et les Bretons avoient repris le châtel de Montcontour, si furent plus ébahis que devant, et envoyèrent tantôt leurs messages devers monseigneur Thomas de Percy, qui étoit leur sénéchal, et qui chevauchoit en la route et compagnie du captal de Buch. Ainçois que messire Thomas en ouït nouvelles, messire Jean d’Évreux, qui se tenoit au châtel de la Rochelle, en fut informé, et lui fut dit comment le connétable de France avoit jà geu devant Poitiers, et avisé le lieu ; et bien pensoient ceux de Poitiers qu’ils auroient le siége, et si n’y étoit point le sénéchal. Le dit messire Jean d’Évreux ne mit ce en non-caloir ; mais pour conforter et conseiller ceux de Poitiers se partit de la Rochelle à cinquante lances, et ordonna et institua à son partement un écuyer, qui s’appeloit Philippot Mansel, à être gardien et capitaine, jusques à son retour, du dit châtel de la Rochelle ; et puis chevaucha vers Poitiers et s’y bouta, dont ceux de la cité lui sçurent grand gré.

Or vinrent ces nouvelles à monseigneur Thomas de Percy qui se tenoit en la route du captal, de par ses bonnes gens de Poitiers qui le prioient qu’il se voulsist traire celle part, car ils supposoient à avoir le siége ; et aussi qu’il voulsist venir fort assez ; car les François étoient durement forts sur les champs. Messire Thomas, ces nouvelles ouïes, les remontra au captal pour savoir ce qu’il en voudroit dire. Le captal eut sur ce avis ; et lui avisé, n’eut mie conseil de dérompre sa chevauchée, mais donna congé au dit monseigneur Thomas de partir à cinquante lances et à traire celle part. Donc se départit et chevaucha tant qu’il vint en la cité de Poitiers, où il fut reçu à grand’joie des hommes de la ville qui moult le désiroient, et trouva là messire Jean d’Évreux ; si se firent grand’fête et grand’reconnoissance.

Tout cel état et celle ordonnance sçut le connétable qui se tenoit encore à Montcontour, et comment ceux de Poitiers étoient rafraîchis de bonnes gens d’armes. À ce donc lui étoient venues nouvelles de monseigneur de Berry qui se tenoit, atout grand’foison de gens d’armes de Berry, d’Auvergne et de Bourgogne, sur les marches de Limousin, et vouloit mettre le siége devant Sainte-Sévère en Limousin ; laquelle ville et garnison étoit à monseigneur Jean d’Évreux. Et la gardoient de par lui monseigneur Guillaume de Percy, Richard Gille et Richard Holme, atout grand’foison de bons compagnons ; et avoient couru tout le temps sur le pays d’Auvergne et de Limousin, et fait moult de dommages et destourbes, pourquoi le duc de Berry se vouloit traire celle part, et prioit au dit connétable que si il pouvoit nullement, qu’il voulsist venir devers lui pour aller devant le dit fort.

Le connétable, qui étoit moult imaginatif, regarda que à présent, à lui traire ni ses gens, devant Poitiers il ne feroit rien, car la cité étoit grandement rafraîchie de gens d’armes, et qu’il se trairoit devers le duc de Berry. Si se partit de Montcontour atout son ost, quand il eut ordonné qui garderoit la forteresse dessus dite ; et exploita tant qu’il vint devers le duc de Berry, qui lui sçut grand gré de sa venue, et à tous les barons et chevaliers aussi ; là eut grands gens d’armes, quand ces deux osts se furent remis ensemble. Si exploita tant le dit duc de Berry et le connétable en sa compagnie qu’ils vinrent devant Sainte-Sévère, et étoient bien quatre mille hommes d’armes. Si assiégèrent la garnison et ceux qui dedans étoient ; et avoient bien propos qu’ils ne s’en partiroient, si l’auroient. Quand ces seigneurs furent venus devant, ils ne séjournèrent mie ; mais commencèrent à assaillir, par eux et par leurs gens, par grand’ordonnance, et messire Guillaume de Percy et ses gens à eux défendre.

Ces nouvelles vinrent en la cité de Poitiers à monseigneur Jean d’Évreux, comment le duc de Berry, le duc de Bourbon, le Dauphin d’Auvergne, le connétable de France, le sire de Clisson, le vicomte de Rohan et bien quatre mille hommes d’armes avoient assiégé la forteresse de Sainte-Sévère en Limousin, et ses gens dedans. Si ne fut mie moins pensif que devant ; et en parla à monseigneur Thomas de Percy qui étoit présent au rapport de ces nouvelles et dit : « Messire Thomas, vous êtes sénéchal de ce pays, et qui avez grand’voix et grand’puissance ; je vous prie que vous m’entendez, et conseillez à mes gens secourir, qui seront pris de force si on ne les conforte. » — « Par ma foi ! répondit messire Thomas ; j’en ai grand’volonté, et pour l’amour de vous je partirai en votre compagnie, et nous en irons parler à monseigneur le captal qui n’est pas loin de ci ; et mettrai peine à l’émouvoir, afin que nous allons lever le siége et combattre les François. » Lors se départirent de Poitiers les dessus dits et recommandèrent la cité en la garde du maieur d’icelle, qui s’appeloit Jean Regnault, un bon et loyal homme. Si chevauchèrent tant les dessus dits qu’ils trouvèrent le captal sur les champs, qui s’en alloit devers Saint-Jean d’Angely. Adonc les deux chevaliers qui là étoient lui remontrèrent comment les François avoient pris Montmorillon de-lez Poitiers, et aussi le fort châtel de Montcontour, et se tenoient à siége devant Sainte-Sévère, qui étoit à monseigneur Jean d’Évreux à qui on devoit bien aucun grand service ; et encore dedans le dit fort étoient assis et enclos messire Guillaume de Percy, Richard Gille et Richard Holme, qui ne faisoient mie à perdre. Le captal pensa sur ces paroles un petit, et puis répondit et dit : « Seigneurs, quelle chose est bon que j’en fasse ? » À ce conseil furent appelés aucuns chevaliers qui là étoient. Si répondirent les dessus dits : « Il y a un grand temps que nous vous avons ouï dire que vous désiriez moult les François à combattre, et vous ne les pouvez mieux trouver à point ; si vous tirez celle part, et faites votre mandement, parmi Poitou et Xaintonge. Encore y a gens assez pour combattre les François, avec la grand’volonté que nous en avons. » — « Par ma foi ! répondit le captal, je le vueil ; voirement ai-je ainsi dit que je les désire à combattre. Si les combattrons temprement, s’il plaît à Dieu et à Saint George. » Tantôt là, sur les dits champs, le dit captal envoya lettres et messages pardevers les barons, chevaliers et écuyers de Poitou et de Xaintonge qui en leur compagnie n’étoient, et prioit et enjoignoit étroitement qu’ils s’apprêtassent de venir au plus efforcément qu’ils pourroient, et leur donnoit place où ils le trouveroient. Tous chevaliers, barons et écuyers à qui ces lettres furent envoyées, et qui certifiés et mandés en furent, s’en partirent sans point d’arrêt ; et se mirent au chemin pour trouver le dit captal, chacun au plus efforcément qu’il pouvoit. Là furent le sire de Parthenay, messire Louis de Harecourt, messire Hugues de Vivonne, messire Percevaux de Coulongne, messire Aymery de Rochechouart, messire Jacques de Surgières, messire Geffroy d’Argenton, le sire de Puissances, le sire de Roussillon, le sire de Crupegnac, messire Jean d’Angle, messire Guillaume de Montendre et plusieurs autres ; et firent tant que ils se trouvèrent tout ensemble, et s’en vinrent loger, Anglois, Poitevins, Gascons et Xaintongiers en l’abbaye de Carros, sur les marches de Limousin ; si se trouvèrent bien neuf cents lances et cinq cents archers.