Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XLIV

Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XLIV.


Comment les Escots s’enfuirent par nuit, sans le sçu des Anglois, et comment les Anglois s’en retournèrent en leur pays ; et comment messire Jean de Hainaut prit congé du roi et s’en retourna en son pays.


Le dernier jour des vingt deux fut pris un chevalier d’Escosse à l’escarmouche, qui moult ennuis[1] vouloit dire aux seigneurs d’Angleterre le convenant des leurs. Si fut tant enquis et examiné qu’il leur dit, que leurs souverains avoient entre eux accordé le matin que chacun fût armé en la vêpre, et que chacun suist la bannière messire Guillaume de Douglas, quel part qu’il voulsist aller ; et que chacun le tînt en secret. Mais le chevalier ne savoit de certain qu’ils avoient empensé. Sur ce eurent les seigneurs d’Angleterre conseil ensemble, et avisèrent que, selon ces paroles, les Escots pourroient bien par nuit venir briser et assaillir leur ost à deux côtés, pour eux mettre à l’aventure de vivre ou de mourir, car plus ne pouvoient souffrir ni endurer leur famine. Si ordonnèrent les Anglois entre eux trois batailles, et se rangèrent en trois pièces de terre devant leurs logis, et firent grand’foison de feux pour voir plus clair entour eux, et firent demeurer tous les garçons en leurs logis pour garder les chevaux. Si se tinrent ainsi cette nuit tous armés, chacun dessous sa bannière ou son penonceau[2], si comme il étoit ordonné, pour attendre l’aventure ; car ils espéroient assez bien, selon les paroles du chevalier, que les Escots les réveilleroient : mais ils n’en avoient nul talent, ainçois firent par autre ordonnance bien et sagement.

Quand ce vint sur le point du jour, deux trompeurs d’Escosse s’embattirent sur l’un des guets qui guettoit aux champs : si furent pris et menés devant les seigneurs du conseil du roi d’Angleterre et dirent : « Seigneurs, que guettez-vous cy ? Vous perdez le temps ; car, sur l’abandon de nos têtes, les Escots s’en sont allés très devant mie-nuit, et sont jà quatre ou cinq lieues loin ; et nous emmenèrent avec eux bien une lieue loin, pour doute que nous ne le vous notifions trop tôt, et puis nous donnèrent congé de le vous venir dire. » Et quand les Anglois entendirent ce, ils eurent conseil, et virent bien qu’ils étoient déçus en leurs cuiders ; et dirent que le chasser après les Escots ne leur pourroit rien valoir, car on ne les eût pu aconsuir ; ci encore, pour doute de decevement, les seigneurs détinrent les deux trompeurs tous cois, et les firent demeurer de-lez eux, et ne rompirent point leurs ordonnances ni l’établissement de leurs batailles jusques après prime. Et quand ils virent que c’étoit vérité et que les Escots étoient partis, ils donnèrent congé à tout homme de retraire à sa loge et de soi aiser ; et les seigneurs allèrent à conseil pour regarder que on feroit.

Entrementes aucuns des compagnons anglais montèrent sur leurs chevaux et passèrent la dite rivière en grand péril, et vinrent dessus la montagne dont les Escots étoient la nuit partis, et trouvèrent plus de cinq cents grosses bêtes grasses, toutes mortes, que les Escots avoient tuées, pour ce qu’elles étoient pesantes et ne les eussent pu suir, et si ne les vouloient mie laisser vives aux Anglois. Et si trouvèrent plus de quatre cents chaudières faites de cuir, atout le poil, pendues sur le feu, pleines de chairs et d’yaue, pour faire bouillir, et plus de mille hastes[3] pleines de pièces de chair pour rôtir, et plus de cinq mille vieux souliers usés, faits de cuir tout cru, atout le poil, que les Escots avoient là laissés. Et trouvèrent cinq povres prisonniers anglois que les Escots avoient liés tous nuds aux arbres, par dépit, et deux qui avoient les jambes brisées : si les délièrent et laissèrent aller, et puis revinrent en l’ost, si à point que chacun se délogeoit et ordonnoit pour raller en Angleterre, par l’accord du roi et de tout son conseil[4].

Si furent tout ce jour les bannières des maréchaux toutes déployées ; et vinrent loger de haute heure en un beau pré où ils trouvèrent assez à fourrager pour leurs chevaux, qui leur vint bien à point, car ils étoient si foibles et si fondus et si affamés qu’à peine pouvoient-ils aller avant. Lendemain, ils se délogèrent et chevauchèrent encore plus avant, et s’en vinrent loger de grand’heure de-lez une grand’cour d’abbaye, à deux lieues près de la cité de Duremmes[5]. Si se logea le roi la nuit en cette cour, et l’ost contre val les prés. Si trouvèrent assez fourrage, qui leur vint bien à point, herbes, vesce et blés. Lendemain, se reposa l’ost là en droit tout coi, et le roi et les seigneurs allèrent vers l’église de Duremmes, et adonc fit le roi féauté à l’église et à l’évêque de Duremmes et aussi aux bourgeois ; car faite ne l’avoit encore. En celle cité trouvèrent-ils leurs charrettes et leurs charretiers et tous leurs harnois qu’ils avoient laissés, vingt sept jours[6] devant, en un bois à mie-nuit, si comme il est contenu ci-dessus ; et les avoient les bourgeois de la cité de Duremmes, qui trouvés les avoient dedans le bois, amenés dedans leur ville à leur coust et fait mettre en granges vuides, chacune charrette atout son penonceau pour les reconnoître. Si furent moult lies tous seigneurs, quand ils eurent trouvé leurs charrettes et leurs harnois ; et reposèrent deux jours dedans la dite cité et l’ost tout autour ; car mie ne se put être logé tout en la dite cité ; et firent leurs chevaux ferrer, et puis se mirent à voie devers Ébruich[7]. Si exploitèrent tant, le roi et tout son ost, que dedans trois jours ils y vinrent ; et là trouva le roi madame sa mère qui le reçut à grand’joie ; et aussi firent toutes ses dames et les bourgeois de la ville. Là donna le roi congé à toutes manières de gens de raller chacun en son lieu ; et remercia grandement les comtes, les barons et les chevaliers, du service qu’ils lui avoient fait ; et retint encore de-lez lui monseigneur Jean de Hainaut et toute sa route qui furent grandement fêtés de madame la roine et de toutes les dames ; et délivrèrent les Hainuyers leurs chevaux, qui tous étoient enfondus et affoulés, au conseil du roi, et fit chacun somme pour lui de ses chevaux morts et vifs et de ses frais. Si en fit le roi sa dette envers monseigneur Jean de Hainaut[8], et le dit messire Jean s’en obligea envers tous les compagnons ; car le roi et son conseil ne purent sitôt recouvrer de tant d’argent que les chevaux montoient ; mais on leur en délivra assez par raison pour payer leurs menus frais, et pour retourner au pays[9] ; et puissedi, dedans l’année, furent eux tous payés de ce que les chevaux montoient.

Quand les Hainuyers eurent délivré leurs chevaux, ils achetèrent chacun de petites haquenées pour chevaucher mieux à leur aise, et renvoyèrent leurs garçons, leurs harnois, sommes, malles, et habits par mer, et mirent tout en deux nefs que le roi leur fit délivrer. Si arrivèrent ces besognes à l’Escluse en Flandre[10] ; et ils prirent congé au roi, à madame la roine sa mère, au comte de Kent, au comte Henry de Lancastre et aux barons, qui grandement les honorèrent ; et les fit le roi accompagner de douze[11] chevaliers et deux cents armures de fer, pour la doute des archers dont ils n’étoient mie assurés ; car il les convenoit passer parmi le pays de l’évêché de Lincolle. Si se partirent messire Jean de Hainaut et sa route toute au conduit dessus-dit, et chevauchèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Douvres. Là montèrent-ils en mer, en nefs et en vaisseaux qu’ils trouvèrent appareillés, et les Anglois se partirent d’eux, qui convoyés les avoient ; et retourna chacun en son lieu ; et les Hainuyers vinrent à Wissant. Là séjournèrent-ils deux jours, en mettant hors leurs chevaux et le demeurant de leurs harnois. Endementres vinrent messire Jean de Hainaut et aucuns chevaliers en pèlerinage à Notre Dame de Boulogne, et depuis s’en retournèrent-ils en Hainaut ; et se départit l’un de l’autre, et se retrait chacun sur son lieu : mais messire Jean s’en vint devers le comte son frère, qui se tenoit à Valenciennes, qui le reçut liement et volontiers ; car moult l’aimoit : et adonc lui recorda le sire de Beaumont toutes nouvelles, si avant qu’il les put savoir, comme celui qui vu les avoit.

  1. Avec peine, difficilement.
  2. Le penonceau désignait plus particulièrement l’étendard des bacheliers et quelquefois celui des écuyers.
  3. Broches.
  4. Le départ de l’armée anglaise ne peut être antérieur au 8 août ; car le roi était encore ce jour-là à Stanhope.
  5. Durham.
  6. Édouard partit de Durham le 17 juillet au plus tôt pour aller chercher les Écossais, et il était revenu au plus tard le 15 d’août à Yorck.
  7. Yorck.
  8. Édouard donna ordre à son trésorier et à ses chambellans, par ses lettres datées d’Yorck, le 20 août, de payer à Jean de Hainaut, dès qu’il serait arrivé à Londres, quatorze mille livres, tant pour ses gages et ceux des Hainuyers, que pour le prix de leurs chevaux. Ce que dit ensuite Froissart, qu’on ne put ramasser assez d’argent pour payer à Jean de Hainaut tout ce qui lui était dû, peut être vrai à la rigueur ; cependant Édouard avait tant à cœur d’acquitter cette dette qu’il ordonna, par les mêmes lettres, que si l’argent manquait, on mît en gage de ses joyaux jusqu’à la concurrence de quatre mille livres qu’il s’était engagé à payer.
  9. On trouve dans Rymer un ordre du roi Édouard à son trésorier, pour qu’il eût à payer sept mille livres sterling à compte, sur les quatorze mille auxquelles montait le subside convenu pour lui et ses compagnons. Cet ordre est daté d’Yorck, 28 juin 1327.

    La même année, le 4 juillet, William d’Irland reçoit l’ordre de préparer des voitures pour sire Jean de Hainaut et sa suite. Cet ordre devait être valable jusqu’à la Saint-Michel suivante.

    On trouve un autre ordre au trésorier, daté d’Yorck, 20 août 1327, pour payer à sire Jean de Hainaut, à son arrivée à Londres, quatre mille livres sterling, comme indemnité de la perte de ses chevaux, et pour mettre même en gage les joyaux de la couronne, s’il n’y a pas assez d’argent dans le trésor.

    Plus un passe-port de la même date ordonnant à chacun de ne faire aucune insulte à sire Jean de Hainaut.

    Plus enfin on ordre signé par le roi, à Eversham, le 28 juin 1328, pour payer sept mille livres, comme partie des quatorze mille livres qui lui sont dues.

  10. L’Écluse, ou Sluis en langue du pays, est à une dizaine de lieues de Bruges.
  11. Dans les lettres d’Édouard, datées d’Yorck le 20 août, par lesquelles il enjoint aux vicomtes, baillis, etc., de faire fournir à Jean de Hainaut et à sa troupe les voitures et les choses dont ils auront besoin sur la route, il nomme seulement Jean de l’Isle, comme devant l’accompagner et commander l’escorte : mais cette pièce ne contredit point le récit de Froissart ; car il est possible que, dans le nombre des deux cents armures qui composaient l’escorte, il y eût douze chevaliers, quoique le roi ne nomme dans ses lettres que le commandant en chef.