Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XCIV

Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE XCIV.


Comment le roi de France donna congé à ses gens d’armes, et comment il envoya gens d’armes à Tournay en garnison et ès villes marchissans à l’Empire.


Ce vendredi que les François et les Anglois furent ainsi ordonnés pour batailler à Buironfosse, quand ce vint après nonne, le roi Philippe retourna en son logis tout courroucé, pourtant que la bataille n’étoit point adressée ; mais ceux de son conseil le rapaisèrent et lui dirent ainsi, que noblement et vassalment il s’y étoit porté ; car il avoit hardiment poursuivi ses ennemis, et tant fait qu’il les avoit boutés hors du royaume, et que il convenoit le roi anglois faire moult de telles chevauchées ainçois qu’il eût conquis le royaume. Le samedi[1] au matin donna le roi congé à toutes manières de gens d’armes, à comtes, ducs, barons, chevaliers ; et remercia les chefs des seigneurs moult courtoisement, quand si appareillement ils l’étoient venus servir. Ainsi se défit et rompit cette grosse chevauchée. Si se retraist chacun en son lieu : le roi de France s’en revint à Saint-Quentin ; et là ordonna-t-il une grand’partie de ses besognes, et envoya gens d’armes par ses garnisons, espécialement à Tournay, à Lille, à Douay et à toutes les villes marchissans sur l’Empire, et envoya dedans Tournay messire Godemar du Fay, souverain capitaine et garde de tout le pays d’environ, et messire Édouard de Beaujeu dedans Mortaigne. Et quand il eut ordonné une partie de ses besognes à son entente et à sa plaisance, il se retraist devers Paris.

  1. Suivant l’auteur anonyme de la chronique de Flandre, p. 148, le roi de France franchit ce samedi avec son armée un passage difficile qui le séparait du roi d’Angleterre, alla occuper le camp que ce prince avait abandonné, y demeura deux jours entiers, et retourna ensuite à Saint-Quentin où il licencia son armée. Ce récit s’accorde très bien avec ce que dit Édouard dans sa lettre, qu’aussitôt qu’il fut sorti de son camp, Philippe voulant se poster plus avantageusement traversa un marais d’où un grand nombre de ses chevaliers eurent beaucoup de peine à se dégager. Le passage du chroniqueur est en même temps un très bon commentaire pour cet article de la lettre d’Édouard qui n’a pas voulu dire que ce marais le mettait à couvert de toute attaque de la part de Philippe, parce qu’il lui était impossible de le passer à la vue d’une armée ennemie, et que le poste avantageux que ce prince voulait occuper était le camp même que l’armée anglaise venait de quitter. Il est très probable que la position qu’Édouard avait su prendre fut la principale cause qui empêcha Philippe de le combattre. Malgré les efforts que fait le prince anglais pour dissimuler dans sa lettre le peu de désir qu’il avait d’en venir aux mains avec son ennemi, cette intention perce partout : sa marche, depuis l’approche des Français, n’est à proprement parler qu’une retraite dirigée par la prudence. Mais le préjugé du temps n’admettait pas, en fait de guerre, cette supériorité ; il fallait pour acquérir de la gloire se montrer plus hardi, plus téméraire que son ennemi : voilà pourquoi Édouard met toujours en avant, dans cette lettre et dans plusieurs autres du même genre, le désir qu’il avait de combattre et le refus de son adversaire, et ne veut pas convenir qu’il s’était posté de manière qu’on ne pouvait l’attaquer sans s’exposer à une défaite certaine.