Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXXVII

Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE LXXXVII.


Comment messire Jean de Hainaut et ses compagnons se retrairent en leurs logis ; et comment le roi d’Angleterre ardit et exilla le pays de Thierasche.


Ce jour eut à Honnecourt moult fier assaut, et dura jusques aux vespres, et y eut plusieurs des assaillans morts et blessés ; et par espécial, messire Jean de Hainaut y perdit un chevalier de Hollande qui s’appeloit messire Hermant, et s’armoit d’or à une fosse coponée de gueules, à trois fermaux d’azur au chef de son écu. Quand Hainuyers, Anglois, Flamands et Allemands, qui là étoient assaillans, virent la bonne volonté de ceux de dedans, et qu’ils n’y pouvoient rien conquester, ains étoient battus et navrés et moult foulés, si se retrairent arrière, sur le soir, et emportèrent au logis les blessés. Et lendemain au matin se partit le roi anglois du mont Saint-Martin et commanda, sur la hart, que nul ne fit mal à l’abbaye. Son commandement fut tenu. Et puis entrèrent en Vermandois, et vinrent ce jour loger de haute heure droit sur le mont Saint-Quentin ; et là furent en bonne ordonnance de bataille ; et les pouvoient bien voir ceux de Saint-Quentin s’ils vouloient. Mais ils n’avoient talent d’issir hors de la ville. Si vinrent les coureurs d’Angleterre courir jusques aux barrières de Saint-Quentin et escarmoucher à ceux qui là se tenoient. Le connétable de France et messire Charles de Blois firent tantôt leurs gens ordonner devant les barrières et mettre en bon convenant. Et quand les Anglois qui là se tenoient, le comte de Suffolc, le comte de Northantonne, messire Regnault de Cobham, messire Gautier de Mauny et plusieurs autres en vinrent la manière et que rien ils n’y pouvoient gagner, si se retrairent arrière devers l’ost du roi, qui se tenoit sur le mont Saint-Quentin[1], et furent là logés jusques lendemain à prime. Si eurent les seigneurs conseil ensemble quelle chose ils feroient, si ils se trairoient avant au royaume, ou si ils se retrairoient en la Thierasche. Si fut conseillé et regardé pour le meilleur, par l’avis du duc de Brabant, qu’ils se trairoient en Thierasche, côtoyant Hainaut, dont les pourvéances leur venoient tous les jours ; et si le roi Philippe les suivoit à ost, ainsi qu’ils supposoient qu’il le feroit, ils l’attendroient en pleins champs, et se combattroient à lui sans faute.

Adonc se partit le roi anglois du mont Saint-Quentin ; et s’arroutèrent toutes ses gens, et chevauchoient en trois batailles moult ordonnément : les maréchaux et les Allemands avoient la première bataille, le roi anglois la moyenne, et le duc de Brabant la tierce. Si chevauchoient ainsi, ardant et exillant le pays, et n’alloient plus de trois ou quatre lieues le jour, et se logeoient de haute heure. Et passa une route d’Anglois et d’Allemands la rivière de Somme, dessus l’abbaye de Vermand[2], et entrèrent en ce plein pays de Vermandois : si l’ardirent et exillèrent moult durement, et y firent moult grand dommage.

Une autre route, dont messire Jean de Hainaut, le sire de Fauquemont et messire Arnoul de Blakehen étoient chefs et meneurs, chevauchoient un autre chemin, et vinrent à Origni-Sainte-Benoite, une ville assez bonne ; mais elle étoit foiblement fermée. Si fut tantôt prise par assaut, pillée et robée, et une bonne abbaye de dames qui là étoit et est encore, violée, dont ce fut pitié et dommage, et la ville toute arse. Et puis s’en partirent les Allemands et chevauchèrent le chemin devers Guise et vers Ribemont. Si s’en vint le roi anglois loger à Behories[3], et là se tint un jour tout entier ; et ses gens couroient et ardoient le pays de là environ.

Si vinrent nouvelles au roi anglois et aux seigneurs qui avec lui étoient, que le roi de France étoit parti de Péronne en Vermandois et les approchoit à plus de cent mille hommes. Adonc se partit le roi anglois de Behories, et prit le chemin de la Flamengerie[4] pour venir vers l’Échelle[5] en Thierasche ; et les maréchaux et l’évêque de Lincolle passèrent, à plus de cinq cents lances, la rivière d’Oise à gué, et entrèrent en Laonnois et vers la terre du seigneur de Coucy, et ardirent La Fère, Saint Goubin et la ville de Marie ; et s’en vinrent un soir loger à Vaulx dessous Laon. Lendemain ils se retrairent devers leur ost ; car ils sçurent de certain, par aucuns prisonniers qu’ils prirent, que le roi de France étoit venu à Saint-Quentin, et que là passeroit-il la rivière de Somme. Si se doutèrent qu’ils ne fussent rencontrés ; non pourquant à leur retour ardirent-ils une bonne ville qu’on dit Crecy sur Sele[6], qui point n’étoit fermée, et grand’foison de villes et de hameaux là environ, et à grand’foison de pillage s’en retournèrent-ils en l’ost.

  1. Il faut plutôt lire sans doute mont Saint-Martin, à trois lieues au nord de Saint-Quentin, lieu aux sources de l’Escaut, où était placée l’abbaye.
  2. Vermand, ancienne abbaye de Prémontrés, à trois lieues de Saint-Quentin, est à la même distance à peu près de la rivière de la Somme. Ainsi quand Froissart dit qu’une troupe d’Anglais et d’Allemands passèrent cette rivière dessous l’abbaye de Vermand, il faut entendre seulement, ou que cette troupe passa la Somme à la hauteur de Vermand, ou bien au-dessous vers Péronne.
  3. Boheries, ancienne abbaye de l’ordre de Cîteaux, au diocèse de Laon.
  4. La Flamengerie, ou la Flamangrie, village peu éloigné de la Capelle.
  5. L’Échelle, village au sud de Nouvion.
  6. Crécy sur Serre, petite ville du diocèse de Laon.