Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXXVI

Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE LXXXVI.


Comment messire Jean de Hainaut et plusieurs autres grands seigneurs cuidèrent prendre Honnecourt ; et comment l’abbé et ceux de la ville s’y portèrent très vaillamment.


Entrementes que le roi anglois se tenoit en l’abbaye du mont Saint-Martin, ses gens couroient tout le pays de là environ jusques à Bapaumes et bien près de Péronne et de Saint-Quentin. Si trouvoient le pays plein et gras, et pourvu de tous biens, car ils n’avoient oncques mais eu point de guerre. Or avint ainsi que messire Henri de Flandre, en sa nouvelle chevalerie, et pour son corps avancer et accroître son honneur, se mit un jour en la compagnie et cueillette de plusieurs chevaliers, desquels messire Jean de Hainaut était chef, et là étoient le sire de Fauquemont, le sire de Berghes, le sire de Baudresen[1], le sire de Kuck et plusieurs autres, tant qu’ils étoient bien cinq cents combattans ; et avoient avisé une ville assez près de là, que on appeloit Honnecourt, où la plus grand’partie du pays étoit, sur la fiance de la forteresse, et y avoient mis tous leurs biens. Et jà y avoient été messire Arnoul de Blakehen et messire Guillaume de Duvort[2] et leurs routes ; mais rien n’y avoient fait : donc, ainsi que par esramie, tous ces seigneurs s’étaient cueillis en grand désir de là venir, et faire leur pouvoir de la conquérir. Adonc avoit dedans Honnecourt un abbé[3] de grand sens et de hardie entreprise, et étoit moult hardi et vaillant homme en armes ; et bien y apparut, car il fit au dehors de la porte de Honnecourt faire et charpenter en grand’hâte une barrière, et mettre et asseoir au travers de la rue ; et y pouvoit avoir, entre l’un banc et l’autre, environ demi-pied de creux d’ouverture ; et puis fit armer tous ses gens et chacun aller ès guérites, pourvu de pierres, de chaux, et de telle artillerie qu’il appartient pour la défendre. Et si très tôt que ces seigneurs vinrent à Honnecourt, ordonnés par bataille, et en grosse route et épaisse de gens d’armes durement, il se mit entre les barrières et la porte de la dite ville, en bon convenant, et fit la porte de la ville ouvrir toute arrière, et montra et fit bien chère et manière de défense.

Là vinrent messire Jean de Hainaut, messire Henri de Flandre, le sire de Fauquemont, le sire de Berghes et les autres, qui se mirent tout à pied et approchèrent ces barrières, qui étoient fortes durement, chacun son glaive en son poing ; et commencèrent à lancer et à jeter grands coups à ceux de dedans ; et ceux de Honnecourt à eux défendre vassalment. Là étoit damp abbé, qui point ne s’épargnoit, mais se tenoit tout devant en très bon convenant, et recueilloit les horions moult vaillamment, et lançoit aucune fois aussi grands horions et grands coups moult appertement. Là eut fait mainte belle appertise d’armes ; et jetoient ceux des guérites contre val, pierres et bancs, et pots pleins de chaux, pour plus essonnier les assaillans. Là étoient les chevaliers et les barons devant les barrières, qui y faisoient merveilles d’armes ; et avint que, ainsi que messire Henri de Flandre, qui se tenoit tout devant, son glaive empoigné, et lançoit les horions grands et périlleux, damp abbé, qui étoit fort et hardi, empoigna le glaive du dit messire Henri, et tout paumoiant et en tirant vers lui, il fit tant que parmi les fentes des barrières il vint jusques au bras dudit messire Henri, qui ne vouloit mie son glaive laisser aller pour son honneur. Adonc quand l’abbé tint le bras du chevalier, il le tira si fort à lui qu’il l’encousit dedans les barrières jusques aux épaules, et le tint là à grand meschef, et l’eût sans faute saché dedans, si les barrières eussent été ouvertes assez. Si vous dis que le dit messire Henri ne fut à son aise tandis que l’abbé le tint, car il étoit fort et dur, et le tiroit sans épargner. D’autre part les chevaliers tiroient contre lui pour rescourre messire Henri ; et dura cette lutte et ce tiroi moult longuement, et tant que messire Henri fut durement grevé. Toutes fois par force il fut rescous ; mais son glaive demeura par grand’prouesse devers l’abbé, qui le garda depuis moult d’années, et encore est-il, je crois, en la salle de Honnecourt. Toutes voies il y étoit quand j’écrivis ce livre ; et me fut montré un jour que je passai par là, et m’en fut recordée la vérité ; et la manière de l’assaut comment il fut fait, et le gardoient encore les moines en parement.

  1. Vraisemblablement, Bautershem.
  2. Peut-être, Duvenvorde. On trouve dans les Troph. du Brab. un Willaume de Duvenvorde, chambellan du comte de Hainaut.
  3. La liste des abbés de Hainecourt est incomplète : on n’y trouve point le nom de celui-ci.