Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXLII

Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXLII.


Comment une soudaine peur prit les Flamands environ minuit, tant que tous s’enfuirent chacun vers sa maison en grand’hâte.


Quand le demeurant qui échapper purent, furent venus en l’ost devers leurs compagnons, si contèrent leurs aventures aux uns et aux autres ; et vinrent les nouvelles à messire Robert d’Artois et à messire Henry de Flandre, qui peu les en plaignirent, mais dirent que c’étoit bien employé, car sans conseil et sans commandement ils y étoient allés. Or avint cette même nuit à tout leur ost généralement une merveilleuse aventure, ni oncques on n’ouït, je crois, parler ni recorder de si sauvage ; car, environ heure de minuit que ces Flamands gissoient en leurs tentes et dormoient, un si grand effroi et telle peur et hideur les prit généralement en dormant, que tous se levèrent en si grand’hâte et en telle peine qu’ils ne cuidoient jamais à temps être délogés ; et abattirent tentes et pavillons ; et troussèrent tout sur leurs charriots, en si grand’hâte que l’un n’attendoit point l’autre, et fuirent tous sans tenir voie, ni sentier, ni conroy. Et fut ainsi dit à messire Robert d’Artois et messire Henry de Flandre qui dormoient en leur logis : « Chers seigneurs, levez-vous bientôt et hâtivement et vous appareillez ; car vos gens s’enfuient, et nul ne les chasse, et ne sèvent à dire quelle chose ils ont, ni qui les meut à fuir. » Adonc se levèrent les deux seigneurs en grand’hâte, et firent allumer feux et grands tortis, et montèrent sur leurs chevaux, et s’en vinrent au devant d’eux, et leur dirent : « Beaux seigneurs, dites-nous quelle chose il vous faut qui ainsi fuyez : n’êtes-vous mie bien assur ? retournez, retournez, au nom de Dieu : vous avez grand tort quand ainsi fuyez, et nul ne vous chasse. » Mais quoiqu’ils fussent ainsi priés ni requis d’arrêter et de retourner, ils n’en firent compte, mais toujours fuirent ; et prit chacun le chemin vers sa maison, au plus droit qu’il put. Et quand messire Robert d’Artois et messire Henry de Flandre virent qu’ils n’en auroient autre chose, si firent trousser tout leur harnois et mettre à voiture, et s’en vinrent au siége devant Tournay ; et recordèrent aux seigneurs l’aventure des Flamands, dont on fut durement émerveillé ; et dirent les plusieurs qu’ils avoient été enfantosmés.