Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 154-155).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXIX.


Comment ceux de Dignant se rendirent à messire Louis d’Espaigne, et comment il prit la ville de Guerrande ; et comment il entra en mer avec partie de ses gens pour aller à l’aventure.


Or, reviendrai-je à messire Louis d’Espaigne, qui fit loger son ost hâtivement tout autour de la ville de Dignant en Bretagne, et fit tantôt faire petits bateaux et nacelles pour assaillir la ville, de toutes parts, par terre et par yaue. Quand les bourgeois de la ville virent ce, et bien savoient que leur ville n’étoit fermée que de palis, ils eurent peur, grands et petits, de perdre corps et avoir : si s’accordèrent communément qu’ils se rendroient, sauf leur corps et leur avoir ; ce qu’ils firent le quart jour que l’ost fut venu là, malgré leur capitaine, messire Regnault de Guingant ; et le tuèrent en my le marché, pourtant qu’il ne s’y vouloit accorder. Quand messire Louis d’Espaigne eut été en la ville de Dignant par deux jours, et eut pris la féauté des bourgeois, il leur donna pour capitaine celui Girard de Maulain, écuyer, qu’il trouva laiens prisonnier, et messire Pierre Portebœuf avec lui : puis s’en alla atout son ost devers une moult grosse ville séant sur la mer que on appeloit Guerrande, et l’assiégea par terre ; et trouva assez près grand’foison de naves et vaisseaux pleins de vins que marchands y avoient là menés de Poitou et de la Rochelle pour vendre. Si eurent tantôt vendu les marchands leurs vins, et furent mal payés. Et puis fit le dit messire Louis prendre toutes les naves, et monter gens d’armes dedans, et partie des Espaignols et des Gennevois, et puis fit lendemain assaillir la ville par terre et par mer, qui ne se put longuement défendre : ains fut assez tôt gagnée par force, et tantôt robée ; et mis à l’épée, sans merci, hommes et femmes et enfants ; et cinq églises arses et violées, dont messire Louis fut durement courroucé. Si fit tantôt pour ce pendre vingt-quatre de ceux qui ce avoient fait. Là fut gagné grand trésor, si que chacun en eut tant qu’il put porter ; car la ville étoit grande, riche et marchande.

Quand cette grosse ville, qui Guerrande étoit appelée, fut ainsi gagnée, robée et exilliée, ils ne sçurent plus avant où aller pour gagner. Si se mit le dit messire Louis en ces vaisseaux qu’il avoit trouvés sur mer en la compagnie de messire Othon Dorie et d’aucuns Gennevois et Espaignols pour aller aucune part, pour aventurer sur la marine ; et le vicomte de Rohan, l’évêque de Léon, messire Hervey son neveu, et tous les autres s’en revinrent en l’ost messire Charles de Blois, qui encore séoit devant le châtel d’Auroy. Si trouvèrent grand’foison de seigneurs et de chevaliers de France, qui nouvellement étoient là venus ; tels que messire Louis de Poitiers comte de Valentine, le comte d’Aucerre, le comte de Porcien, le comte de Joigny, le comte de Boulogne, et plusieurs autres que le roi Philippe y avoit envoyés pour reconforter son neveu ; et aucuns y étoient venus de leur volonté, pour venir voir et servir messire Charles de Blois. Et encore n’étoit le fort châtel d’Auroy gagné ; mais ceux de dedans étoient si près menés et si oppressés de famine, qu’ils avoient mangé par huit jours tous leurs chevaux ; et ne les voulut-on prendre à mercy s’ils ne se rendoient simplement. Quand ils virent que mourir les convenoit, ils issirent hors couvertement par nuit et se mirent en la volonté de Dieu, et passèrent tout parmi l’ost, à l’un des côtés, dont aucuns furent aperçus et tués. Messire Henry de Penefort et messire Olivier son frère et plusieurs autres se sauvèrent et échappèrent par un boschet qui là étoit, et s’en allèrent droit à Hainebon devers la comtesse et les compagnons chevaliers anglois et bretons qui les reçurent liement.