Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXIV

Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXIV.


Comment la comtesse de Montfort ardit les tentes des seigneurs de France tandis qu’ils se combattoient aux barrières.


Encore fit cette comtesse de Montfort une très hardie emprise, qui ne fait mie à oublier, et que on doit bien recorder à hardi et outrageux fait d’armes. La dite comtesse montoit aucune fois en une tour tout haut pour voir mieux comment ses gens se maintenoient. Si regarda et vit que tous ceux de l’ost, seigneurs et autres, avoient laissé leurs logis et étoient presque tous allés voir l’assaut. Elle s’avisa d’un grand fait, et remonta sur son coursier, ainsi armée comme elle étoit, et fit monter environ trois cents hommes d’armes avec elle à cheval, qui gardoient une porte que on n’assailloit point. Si issit de cette porte à toute sa compagnie, et se férit très vassalement en ces tentes et en ces logis des seigneurs de France, qui tantôt furent toutes arses, tentes et loges, qui n’étoient gardées fors de garçons et de varlets, qui s’enfuirent sitôt qu’ils virent bouter le feu, et la comtesse et ses gens entrer. Quand ces seigneurs virent leur logis ardoir et ouïrent le hu et le cri qui en venoit, ils furent tous ébahis et coururent tous vers leurs logis, criant : « Trahis ! trahis ! » Et ne demeura adonc nul à l’assaut. Quand la comtesse vit l’ost émouvoir, et gens courir de toutes parts, elle rassembla toutes ses gens et vit bien qu’elle ne pourroit rentrer en la ville sans trop grand dommage : si s’en alla un autre chemin, droit pardevers le châtel de Brest qui sied à trois lieues près de là[1].

Quand messire Louis d’Espaigne, qui étoit maréchal de tout l’ost, fut venu aux logis qui ardoient, et vit la comtesse et ses gens qui s’en alloient tant qu’ils pouvoient, il se mit à aller après pour les raconsuir s’il eût pu, et grand’foison de gens d’armes avec lui ; si les enchassa, et fit tant qu’il en tua et meshaigna aucuns, qui étoient mal montés et qui ne pouvoient suivre les bien montés. Toutes voies la dite comtesse chevaucha tant et si bien, qu’elle et la plus grand’partie de ses gens vinrent assez à point au bon châtel de Brest, où elle fut reçue et fêtée à grand’joie, de ceux de la ville et du châtel très grandement. Quand messire Louis d’Espaigne sçut par les prisonniers qu’il avoit pris que c’étoit la comtesse qui tel fait avoit fait et qui échappée lui étoit, il s’en retourna en l’ost, et conta son aventure aux seigneurs et aux autres, qui grand’merveille en eurent. Aussi eurent ceux qui étoient dedans Hainebon ; et ne pouvoient penser ni imaginer comment leur dame avoit ce imaginé, ni osé entreprendre ; mais ils furent toute la nuit en grand’cuisançon de ce que la dame ni nul des compagnons ne revenoit. Si n’en savoient que penser ni que aviser ; et ce n’étoit pas grand’merveille.

  1. Brest est beaucoup plus éloigné de Hennebont ; aussi, suivant les historiens de Bretagne, ce fut dans le château d’Auray et non dans celui de Brest que la comtesse de Montfort se réfugia.