Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 145-146).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXVI.


Comment le roi Édouard dit à la comtesse qu’il convenoit qu’il fût d’elle aimé, dont elle fut fortement ébahie.


Quand la dame eut devisé et commandé à ses gens tout ce que bon lui sembla, elle s’en revint, à chère liée, devers le roi, qui encore pensoit et musoit fortement ; et lui dit : « Cher sire, pourquoi pensez-vous si fort ? Tant penser n’affiert pas à vous, ce m’est avis, sauve votre grâce ; ains dussiez faire fête et joie et bonne chère, quand vous avez enchâssé vos ennemis, qui ne vous ont osé attendre, et dussiez les autres laisser penser du remehant. » Le roi répondit et dit : « Ha ! chère dame, sachez que depuis que j’entrai céans m’est un songe survenu, de quoi je ne me prenois pas garde : si m’y convient penser ; et ne sais qu’avenir m’en pourra : mais je n’en puis mon cœur ôter. » — « Cher sire, ce dit la dame, vous dussiez toujours faire bonne chère pour vos gens conforter, et laisser le penser et le muser. Dieu vous a si bien aidé, jusques à maintenant dans toutes vos besognes, et donné si grand’grâce que vous êtes le plus douté et honoré prince des chrétiens ; et si le roi d’Escosse vous a fait dépit et dommage, vous le pourrez bien amender quand vous voudrez, ainsi que autrefois avez fait. Si laissez le muser et venez en la salle, s’il vous plaît, de-lez vos chevaliers : tantôt sera prêt pour dîner. » — « Ha ! ma chère dame, dit le roi, autre chose me touche et gît en mon cœur que vous ne pensez ; car certainement, le doux maintien, le parfait sens, la grand’noblesse, la grâce et la fine beauté que j’ai vue et trouvée en vous m’ont si surpris et entrepris, qu’il convient que je sois de vous aimé ; car nul escondit ne m’en pourrait ôter. »

La gentil dame fut adonc durement ébahie, et dit : « Ha ! très cher sire, ne me veuillez moquer, essayer, ni tenter : je ne pourrais cuider ni penser que ce fût acertes que vous dites, ni que si noble, ni si gentil prince que vous êtes, dût quérir tour ni penser pour déshonorer moi et mon mari, qui est si vaillant chevalier, et qui tant vous a servi que vous savez, et encore est pour vous emprisonné. Certes, vous seriez de tel cas peu prisé et amendé : certes, telle pensée oncques ne me vint en cœur, ni jà n’y viendra, si Dieu plaît, pour homme qui soit né ; et si je le fesois, vous m’en devriez blâmer, non pas blâmer seulement, mais mon corps justicier et démembrer, pour donner l’exemple aux autres d’être loyales à leurs maris. »