Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXV

Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXV.


Comment le roi d’Angleterre vint à tout son ost devant Salebrin cuidant trouver le roi d’Escosse ; et comment le dit roi fut surpris de l’amour à la comtesse de Salebrin.


Ce jour même que le roi David et les Escots se départirent au matin de devant le châtel de Salebrin, vint le roi Édouard à tout son ost, à heure de midi, en la place où le roi d’Escosse avoit logé ; si fut moult courroucé quand il ne le trouva, car bien volontiers se fût combattu à lui.

Il étoit venu en si grand’hâte que ses gens et ses chevaux étoient durement travaillés. Si commanda que chacun se logeât là endroit, car il vouloit aller voir le châtel et la gentil dame qui laiens étoit ; car il ne l’avoit vue puis les noces dont elle étoit mariée. Ainsi fut fait que commandé fut : chacun s’alla loger ainsi qu’il put et reposer qui voulut. Sitôt comme le roi Édouard fut désarmé, il prit jusques à dix ou douze chevaliers, et s’en alla vers le châtel pour saluer la comtesse de Salebrin, et pour voir la manière des assauts que les Escots avoient faits, et des défenses que ceux du châtel avoient faites à l’encontre. Sitôt que la dame de Salebrin sçut le roi venant, elle fit ouvrir toutes les portes, et vint hors si richement vêtue et atournée, que chacun s’en émerveiïloit, et ne se pouvoit tenir de la regarder et de remirer à la grand noblesse de la dame, avec la grand’beauté et le gracieux maintien qu’elle avoit. Quand elle fut venue jusques au roi, elle s’inclina jusques à terre contre lui, en le regraciant de la grâce et du secours que fait lui avoit ; et l’emmena au châtel pour le fêter et honorer, comme celle qui très bien le savoit faire. Chacun la regardoit à merveille, et le roi même ne se put tenir de la regarder ; et bien lui étoit avis qu’oncques n’avoit vue si noble, si frique ni si belle de li. Si le férit tantôt une étincelle de fine amour au cœur que madame Vénus lui envoya par Cupido le Dieu d’amour, et qui lui dura par long temps, car bien lui sembloit que au monde n’avoit dame qui tant fît à aimer comme elle. Si entrèrent au châtel main à main ; et le mena la dame premier en la salle, et puis en sa chambre, qui étoit si noblement parée comme à lui afféroit. Et toudis regardoit le roi la gentil dame, si ardemment qu’elle en devenoit toute honteuse et abaubie. Quand il l’eut grand’pièce regardée, il alla à une fenêtre pour s’appuyer, et commença fortement à penser. La dame, qui à ce point ne pensoit, alla les autres seigneurs et chevaliers fêter et saluer moult grandement et à point, ainsi qu’elle savoit bien faire, chacun selon son état ; et puis commanda à appareiller le dîner, et, quand temps seroit, mettre les tables, et la salle parer et ordonner.