Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 190-191).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXVII.


Comment le comte de Lille et les barons de Gascogne assiégèrent Auberoche et avoient en propos qu’ils occiroient ceux de dedans, ou qu’ils se rendroient simplement.


Au retour que le comte Derby fit en la cité de Bordeaux, fut-il liement recueilli et reçu de toutes gens ; et vinrent le clergé et les bourgeois de la ville à grand’procession, et lui firent toute honneur et révérence à leur pouvoir, et lui abandonnèrent vivres et pourvéances et toutes autres choses à prendre à son aise et volonté. Le comte les remercia grandement de leurs courtoisies et de ce qu’ils lui offroient. Ainsi se tint le comte Derby en la cité de Bordeaux avec ses gens : si s’ébatoit et jouoit entre les bourgeois et les dames de la ville. Or laisserons-nous un petit à parler de lui, et parlerons du comte de Lille, qui se tenoit en la Réole, et savoit bien tout le conquêt que le comte Derby avoit fait ; et point n’y avoit pu pourvoir de remède. Or entendit le comte que le comte Derby étoit retrait à séjour en Bordeaux, et avoit épars ses gens, et rompu sa chevauchée ; et n’étoit mie apparent que de la saison il en fît plus. Si s’avisa le dit comte qu’il feroit une semonce et un mandement espécial de gens d’armes, et iroit mettre le siége devant Auberoche. Ainsi qu’il l’avisa il le fit. Si escripvit devers le comte de Pierregord, ceux de Carmaing, de Comminges, de Brunikel et devers tous les barons de Gascogne, qui François se tenoient, qu’ils fussent, sur un jour qu’il leur assigna, devant Auberoche, car il y vouloit le siége mettre. Les dessus dits comtes, vicomtes, barons et chevaliers de Gascogne obéirent à lui ; car il étoit comme roi ès marches de Gascogne[1] ; et assemblèrent leurs gens et leurs hommes, et furent tous appareillés au jour qui assigné y fut, et vinrent devant Auberoche, tellement que les chevaliers qui le gardoient ne s’en donnèrent de garde, tant qu’ils se virent assiégés de tous côtés. Ainsi que gens de bon convenant et de grand arroy, ils ne furent de rien ébahis, mais entendirent à leurs gardes et défenses. Le comte de Lille et les autres barons qui là étoient venus moult puissamment, se logèrent tout environ, tellement que nul ne pouvoit entrer en la garnison qu’il ne fût aperçu ; et envoyèrent quérir quatre grands engins à Toulouse, et les firent acharier et dresser devant la forteresse. Et n’assailloient les François d’autre chose, fors de ces engins, qui nuit et jour jetoient pierres de faix au châtel, qui les ébahissoient plus que autre chose ; car dedans six jours ils dérompirent la plus grand’partie des combles des tours. Et ne s’osoient les chevaliers ni ceux du châtel tenir, fors ès chambres voûtées par terre. C’étoit l’intention de ceux de l’ost qu’ils les occiroient là dedans, ou ils se rendroient simplement. Bien étoient venues les nouvelles à Bordeaux au comte Derby et à messire Gautier de Mauny que leurs compagnons étoient assiégés dedans Auberoche, mais ils ne savoient point qu’ils fussent si oppressés, ni si contraints qu’ils étoient.

  1. On pourrait croire sur cet énoncé que Bertrand, comte de Lille, commandait en chef dans toute la Guyenne, et dans tout le Languedoc : mais il est certain que son autorité était limitée au Périgord, à la Saintonge et au Limousin, comme le prouve très bien l’historien de Languedoc par des lettres de ce comte, datées de Montflanquin en Agénois le 31 août 1345 où il se qualifie, par la grâce de Dieu, comte de Lille, capitaine dans les parties du Périgord, Xaintonge et Limousin.