Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 189-190).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXVI.


Comment le comte de Kenfort et ses compagnons furent rendus en échange du vicomte de Bosquentin, du vicomte de Chasteaubon, du sire de L’Escun et du sire de Chasteauneuf.


Tant chevauchèrent les Anglois qu’ils vinrent devant le châtel de Pelagrue. Si l’environnèrent de tous côtés et le commencèrent fortement à assaillir ; et ceux de dedans à eux défendre, comme gens de grand’volonté ; car ils y avoient un bon chevalier à capitaine que on appeloit messire Bertrand des Prez, et furent les Anglois devant Pelagrue six jours ; et y eut maint assaut.

Là entre deux furent traitées les délivrances du comte de Kenfort et de ses compagnons, en échange du vicomte de Bosquentin, du vicomte de Châteaubon, du seigneur de L’Escun, et du seigneur de Châteauneuf, parmi tant encore que toute la terre de Pierregord demeureroit trois ans en paix ; mais bien se pouvoient armer les chevaliers et écuyers de cette terre, sans forfait ; mais on ne pouvoit prendre ni ardoir, ni piller nulle chose en la dite comté. Ainsi revinrent le comte de Kenfort et tous les prisonniers anglois qui avoient été pris de ceux de Pierregord ; et aussi tous les chevaliers gascons furent délivrés parmi la composition dessus dite ; et se partirent les Anglois de devant Pelagrue, car cette terre est du comté de Pierregord ; et chevauchèrent devers Auberoche, qui est un beau château et fort de l’archevêque de Toulouse[1]. Si très tôt que les Anglois furent venus devant Auberoche, ils se logèrent aussi faiticement comme s’ils y voulsissent demeurer une saison ; et envoyèrent dire et signifier à ceux qui dedans étoient, qu’ils se rendissent et missent en l’obéissance du roi d’Angleterre, ou autrement, s’ils étoient pris par force, ils seroient morts sans mercy. Ceux de la ville et du châtel d’Auberoche doutèrent leurs corps et leurs biens à perdre, et virent qu’il ne leur apparoit aucun confort de nul côté : si se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens, et se mirent en l’obéissance du comte Derby, et le reconnurent à seigneur, au nom du roi d’Angleterre, par vertu de la procuration qu’il avoit du dit roi. Adonc s’avisa le comte Derby qu’il se retrairoit tout bellement devers la cité de Bordeaux. Si laissa dedans Auberoche en garnison messire Franque de Halle, messire Alain de Finefroide, et messire Jean de Lindehalle ; puis s’envint le comte Derby à Libourne, une bonne ville et grosse, en son chemin de Bordeaux, à douze lieues d’illec, et l’assiégea, et dit bien à tous ceux qui ouïr le voulurent, qu’il ne s’en partiroit, si l’auroit. Quand ceux de Libourne se virent assiégés, et le grand effort que le comte Derby menoit, et comment tout le pays se rendoit â lui, si allèrent les hommes de la ville à conseil ensemble à savoir comment ils se maintiendroient. Tout considéré et eux conseillés, et pesé le bien contre le mal, ils se rendirent et ouvrirent leurs portes, et ne se firent pas assaillir ni hérier ; et jurèrent féauté et hommage au comte Derby, au nom du roi d’Angleterre, et à demeurer bons Anglois de là en avant. Ainsi entra le comte Derby dedans Libourne, et y fut trois jours ; et là ordonna-t-il de ses gens quelle chose ils feroient. Si ordonna tout premièrement le comte de Pennebruiche et sa route à aller en Bergerac, et messire Richard de Stanford et messire Étienne de Tornby et messire Alexandre Ansiel et leurs gens à demeurer en la ville de Libourne. Cils s’y accordèrent volontiers. Adonc se partirent le comte Derby, le comte de Kenfort et messire Gautier de Mauny et les autres, et chevauchèrent devers Bordeaux, et tant firent qu’ils y vinrent.

  1. Auberoche est situé dans le diocèse de Périgueux. Le savant historien de Languedoc assure qu’il n’existe aucun lieu de ce nom dans celui de Toulouse, ni même dans toute l’étendue de la province ecclésiastique de Toulouse. D’ailleurs la position d’Auberoche est fixée dans le Périgord par la suite du récit de Froissart qui suppose que ce lieu n’est pas éloigné de plus d’une journée de la ville de Libourne.