Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXL

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 199-200).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXL.


Comment le père messire Gautier de Mauny fut jadis occis mauvaisement devant la ville de la Réole en revenant de Saint-Jacques.


Il y eut jadis un évêque à Cambray qui fut Gascon, de ceux de Buch et de Mirepoix[1], qui furent grand lignage et fort pour le temps de lors en Gascogne. Or avint que, du temps de celui évêque, un très grand tournoi se fit dehors Cambray, et y eut bien à ce tournoi cinq cents chevaliers tournoyans. Et là eut le dit évêque un sien neveu, jeune chevalier tournoyant, richement armé et monté : cil s’adressa à messire le Borgne de Mauny, père au dit messire Gautier, et à ses frères qui étoient durs chevaliers, roides et forts et bien toumoyans. Si fut tellement le jeune chevalier gascon manié et battu qu’oncques depuis ce tournois n’eut santé, et mourut. De sa mort fut encoulpé le sire de Mauny, et demeura en la haine et mautalent du dit évêque de Cambray et de son lignage. Environ deux ans après, ou trois, bonnes gens s’ensoignèrent, et en fut la paix faite, et en dut aller le sire de Mauny, ainsi qu’il fit, à Saint-Jacques en Galice. En ce temps qu’il fut en ce voyage, séoit devant la ville de la Réole messire Charles comte de Valois, frère du beau roi Philippe, et avoit sis un grand temps[2] ; car elle se tenoit angloise avec plusieurs autres villes et cités qui étoient au roi d’Angleterre, père à celui qui assiégea Tournay. Si que le dit sire de Mauny, à son retour d’Espaigne, vint voir le dit comte de Valois ; car le comte Guillaume de Hainaut avoit à femme sa fille ; et lui montra ses lettres, comment il étoit au dit comte, car le comte de Valois étoit là comme roi de France. Avint que ce soir le sire de Mauny s’en revenoit en son hôtel : si fut espié et attendu du lignage de celui pour qui il avoit fait le voyage ; et droit au dehors des logis du comte de Valois, il fut pris, occis et murdri ; et ne put-on oncques savoir de vérité qui occis l’avoit, fors tant que les dessus dits en furent arrêtés[3]. Mais ils étoient adonc là si forts qu’ils s’en passèrent et excusèrent ; ni nul n’en fit partie pour le sire de Mauny. Si le fit le comte de Valois ensevelir en ce temps en une petite chapelle, qui étoit pour le temps dehors la Réole ; et quand le comte l’eut conquise, cette chapelle fut mise au clos de la ville. Et bien souvenoit au vieil homme de toutes ces choses ; car il avoit été présent au dit sire de Mauny mettre en terre ; et pour ce en parloit-il si avant et si certainement.

  1. Pierre de Levis de Mirepoix posséda l’évéché de Cambray depuis 1310 jusqu’en 1324, qu’il fut fait évêque de Bayeux. Son frère Jean de Levis, maréchal de la Foi, épousa Constance de Foix, fille de Roger Bernard comte de Foix, de laquelle il eut plusieurs enfans, entre autres celui dont il va être question, qui fut tué par le père de Gautier de Mauny. On voit par-là que ce jeune homme étoit de ceux de Buch, c’est-à-dire de la maison de Foix par sa mère : Froissart a vraisemblablement confondu la parenté de l’oncle avec celle du neveu.
  2. Tous les chroniqueurs contemporains placent le siége de la Réole par Charles de Valois sous l’année 1324.
  3. En rapprochant ce passage de celui de l’Histoire de Languedoc où il s’agit du même fait, l’un est éclairci par l’autre. On lit dans cette histoire que Jean de Levis, maréchal de Mirepoix, servant au siége de la Réole sous le comte de Valois, prit querelle avec un chevalier dont on ne dit pas le nom, le tua, ainsi que plusieurs personnes de sa suite ; que le roi ordonna qu’on mit en prison le sire de Mirepoix et qu’on saisît ses biens ; mais que l’année suivante il lui donna main-levée de la saisie. L’histoire de Languedoc nous fournit le nom du meurtrier et Froissart celui du mort. Il est assez singulier que le savant de Vaissette, qui cite si souvent Froissart, n’ait pas connu ce passage.