Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLVIII

Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLVIII.


Comment le duc de Normandie commanda faire un pont sur la rivière devant Aiguillon, qui plusieurs fois fut dépecé par ceux du châtel.


Quand les seigneurs et les barons de France furent venus devant Aiguillon, ils regardèrent premièrement et considérèrent qu’ils ne pouvoient venir jusques à la forteresse, s’ils ne passoient la rivière, qui est large, longue et profonde. Or leur convenoit faire un pont pour la passer. Si commanda le duc que le pont fût fait, quoi qu’il coûtât. Si y vinrent, pour ce pont ouvrer, plus de trois cents charpentiers, qui y ouvroient jour et nuit. Quand les chevaliers qui dedans Aiguillon étoient, virent que ce pont étoit fait à moitié de la rivière, ils firent appareiller trois nefs, et entrèrent dedans, puis chassèrent tous ces ouvriers et les gardes aussi, et défirent, tantôt et sans délai, tout ce qu’ils avoient fait et charpenté à grand’peine, un grand temps. Quand les seigneurs de France virent ce, ils furent durement courroucés, et firent appareiller autres naves à l’encontre d’eux, et mirent dedans grand’foison de gens d’armes, Gennevois, bidaus et arbalétriers, et commandèrent aux ouvriers à ouvrer, sur la fiance de leurs gardes. Quand les ouvriers eurent ouvré un jour jusques à heure de midi, messire Gautier de Mauny, et aucuns de ses compagnons entrèrent en leurs nefs, et coururent sur ces ouvriers et leurs gardes ; et en y eut foison de morts et de blessés, et convint aux ouvriers laisser œuvre et retourner arrière. Et fut adonc défait quant qu’ils avoient fait ; et ils laissèrent des morts et des noyés grand’foison. Ces débats et cette riote recommençoient tous les jours. Au dernier, les seigneurs de France y furent si étoffément, et si bien gardèrent leurs ouvriers, que le pont fut fait, bon et fort. Si passèrent adonc les seigneurs et tout l’ost outre, armés et ordonnés par manière de bataille, et assaillirent le châtel d’Aiguillon fortement et durement, sans eux épargner. Et y eut ce jour très fort assaut et maint homme blessé, car ceux de dedans se défendoient si vassalement que merveilles seroit à recorder. Et dura cet assaut un jour tout entier ; mais rien n’y firent. Si retournèrent au soir en leurs logis, pour eux reposer et aiser ; et avoient bien de quoi ; car leur ost étoit bien pourvu de tous biens. Ceux du châtel se retrairent aussi, et remirent à point ce que brisé et rompu étoit ; car ils avoient grand’foison d’ouvriers.