Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 209-210).
Livre I. — Partie I. [1345–1346]

CHAPITRE CCLIII.


Comment le comte Derby envoya grand’garnison de gens d’armes dedans Ville-Franche ; et envoya le comte de Pennebruich plusieurs autres chevaliers dedans Aiguillon.


Quand le comte Derby, qui se tenoit en la cité de Bordeaux, entendit que le duc de Normandie et cils seigneurs de France étoient venus à si grand ost pour reconquérir villes, cités et châteaux que conquis avoient, et jà avoit reconquis Miremont et Ville-Franche, et toute robée et arse, hors-mis le châtel, il s’avisa d’une chose qui bonne lui sembla. Il envoya tantôt quatre chevaliers des siens, ès quels mieux se fioit, et leur dit qu’ils prissent jusques à soixante ou quatre-vingts armures de fer et trois cents archers, et s’en allassent devers Ville-Franche, et prissent le châtel qui étoit demeuré vide et entier, et le missent à point et les portes de la ville aussi ; et si les François les venoient encore assaillir que ils se défendissent bien ; car il les secourroit à quelque meschef que ce fût. Les chevaliers lui accordèrent volontiers, et se partirent de la cité de Bordeaux, si comme chargé leur fut. Or vous nommerai les dits chevaliers : messire Étienne de Tornby, messire Richard de Hebedon, messire Raoul de Hastingues et messire Normand de Finefroide. Après ce, le comte Derby pria au comte de Pennebruich, à messire Gautier de Mauny, à messire Franke de Halle, à messire Thomas Kok, à messire Jean de Lille, à messire Robert de Neuf-Ville, à messire Thomas Biset, à messire Jean de la Zouche, à messire Philippe de Beauvais, à messire Richard de Rocleve, et plusieurs autres chevaliers et écuyers qu’ils voulussent aller à Aiguillon et garder la forteresse ; car trop seroit courroucés, il le reperdoit.

Ceux se partirent, qui étoient bien quarante chevaliers et écuyers et trois cents armures de fer, parmi les archers ; et se vinrent bouter dedans le fort châtel d’Aiguillon. Si trouvèrent encore bien six vingt compagnons que le comte Derby y avoit laissés ; et pourvurent le dit châtel de vins, de farines, de chairs et de toutes autres pourvéances bien et largement. Aussi les quatre chevaliers dessus nommés, ordonnés pour aller à Ville-Franche, chevauchèrent parmi le pays, en allant celle part, et cueillirent grand’foison de bœufs, de vaches, de brebis et de moutons, de blés, d’avoines, de farines et de toutes autres pourvéances pour vivre ; et firent tout amener devant eux et acharier dedans Ville-Franche ; et reprirent le châtel et le réparèrent bien et à point, et relevèrent les murs et les portes de la ville, et firent tant qu’ils furent plus de quinze cents hommes tous aidables et pourvus de vivres pour vivre six mois tout entiers.