Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre VI

Librairie française (p. 47--).

CHAPITRE VI (↑)

Les chrétiens


Épictète et Serenus se taisaient depuis quelques instants, et leur repas était fini. Mais ils ne se hâtaient point de se lever. L’ombre était douce à Serenus et le silence d’Épictète écoutait des harmonies intérieures. Or,

serena, indiquant à Arrien les figues qui restaient inutiles sur la pierre du tombeau

Vas-tu laisser perdre ces biens que t’envoya par ma main le dieu d’Épictète ?


arrien

Si je mangeais ces fruits après que je me suis promis de n’y point toucher, les dieux seraient blessés d’une plus grande perte.


serena

Ô l’orgueilleux, ô l’impie, ô le Salmonée, il estime une fermeté, qui est son œuvre, à plus haut prix que ces figues, qui sont l’œuvre même de Dieu.


arrien

Tes arguments, Serena, sont des sourires, mais tes paroles sont moins puissantes que tes lèvres. Les dieux savent que je ne méprise pas leurs présents. Je les honore en usant de la faculté qu’ils m’ont donnée de distinguer ce qu’ils ont fait pour moi d’avec ce qu’ils ont fait pour les autres. La chouette d’Athéna ne mangera pas ces figues, qui ne lui seraient pas nourrissantes ; mais de petits oiseaux viendront qui s’en nourriront eux et leur chant harmonieux. Ces figues ne sont pas la nourriture qui convient maintenant à la fermeté de mon âme… Pourquoi d’ailleurs mérites-tu toi-même les reproches que tu adresses aux autres ? Pourquoi ne manges-tu pas ces fruits que tu regrettes de voir inutiles ?


serena

C’est que j’ai mangé assez de figues pour un repas.


arrien

Moi aussi. N’exige pas que ta mesure devienne ma mesure. Ces figues, maintenant que tu es rassasiée, seraient un poison à ton corps. Maintenant que je leur ai dit : « Non », si j’étais plus faible qu’elles, elles seraient un poison à mon âme.


serena

Ô l’ingénieux ennemi de lui-même…


arrien

Je suis l’ami d’Arrien autant que tu es l’amie de Serena. Mais ils n’aiment pas les mêmes choses tous les deux, et les choses qu’ils aiment l’un et l’autre, il ne les placent pas au même rang dans l’ordre de leurs préférences. C’est pourquoi nous faisons à nos amis des présents différents : tu as offert quelques figues à Serena ; j’ai donné à Arrien une petite victoire.


serena

Ces figues ne t’auraient fait aucun mal.


arrien

Tu continues la même faute, ô la plus belle des épicuriennes. Tu continues à vouloir être ma mesure. Tu es semblable à une chèvre qui me dirait : « Homme, pourquoi ne manges-tu pas comme moi de cette excellente ciguë qui me nourrit et me soutient ? »


serena

Tu es déjà subtil comme un grec et intraitable comme un romain.

Épictète restait enfermé dans sa méditation ; Serenus s’endormait à demi dans la joie fraîche qui le berçait ; Serena tourmentait Arrien et Arrien était tout entier occupé à se défendre. Aucun d’eux ne voyait le monde extérieur et ils eurent comme un sursaut de réveil quand une voix forte et voisine leur adressa un étrange salut. Ils regardèrent, presque éblouis, deux hommes qui marchaient, vêtus de blanc, dans la lumière intense du soleil

l’un des deux hommes, disait

Salut, frères. Je vais dans le monde comme un riche qui, sans pouvoir s’appauvrir, distribue à ceux qu’il rencontre la fortune, la joie et l’indépendance. Écoutez-moi ; car je vous apporte en présent le royaume de Dieu. Écoutez-moi, car j’annonce la Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth.

Le mouvement qui releva un peu Serenus fut comme un sourire négligent. Et, légèrement appuyé sur le coude,

serenus répondit

Ô chrétien, les hommes que tu vois, disciples de Zénon ou du divin Épicure, ont des doctrines harmonieuses. Mais va, si tu veux, jusqu’à l’hôtellerie que tu peux apercevoir, toi qui te tiens debout au milieu de la route, et tente la conquête de Porcus, de Fluctus et du Petit Carnéade. Ceux-là ne risquent rien et ils n’auront nulle perte à pleurer, s’ils échangent leur sottise contre ta folie.


le chrétien

J’accepte tous les combats et j’espère toutes les victoires. Jésus de Nazareth est venu pour sauver tous les hommes, ceux que tu méprises comme ceux que tu admires. Mais c’est à vous que je dois parler maintenant ; mon Dieu me retirerait son salut et sa grâce, si je négligeais le salut des meilleurs.


serenus

Le rédempteur Épicure est venu pour sauver les meilleurs et ils n’ont pas besoin de ton Jésus ou de toi. Vous êtes des sauveurs de populace, et il n’y a pas ici de public pour vous… Mais quel est donc l’homme qui te suit ? Je crois le reconnaître.


le chrétien

C’est mon nouveau disciple, le dernier fils que j’ai donné à la Lumière. Parle, Pierre, afin que ta voix rende témoignage à la puissance et à la miséricorde du Dieu des chrétiens.


pierre

Serenus, je te reconnais comme tu me reconnais. Hier je m’appelais Marcus Spicillus et j’étais préteur. J’ai transmis à Épictète, à toi et à quelques autres les ordres de César. Mais ce matin je les ai fait connaître à Théophile, philosophe et chrétien. Les voies du Seigneur sont merveilleuses, comme dit mon maître. Cet homme a prononcé des paroles devant moi comme on allume des flambeaux. Dans l’océan des ténèbres j’ai vu. J’ai vu un chemin de lumière, où Théophile marchait comme un messager et comme un guide. J’ai abandonné, pour le suivre, mes biens périssables et mes honneurs mortels. Il m’a baptisé dans le Tibre et l’eau, qui est sale à des yeux grossiers, l’eau que Rome trouve impropre à la boisson, au bain et à tous les usages du corps, a purifié mon âme. Maintenant je l’emporte en innocence sur celui même qui n’a commis aucune faute personnelle. Je suis plus pur que l’enfant qu’un chrétien n’a point lavé de la souillure originelle. Mais c’est à mon maître de vous expliquer ces choses étonnantes et vraiment divines. Qu’il exerce sa puissance sur vous comme il l’a exercée sur moi. Il a fait de moi un homme nouveau, tout différent du vieil homme et heureux d’avoir dépouillé le fardeau d’iniquités et d’erreurs. J’ai abandonné jusqu’au nom du misérable que je fus et, dans ma vie nouvelle, je m’appelle Pierre, comme le plus grand des apôtres du Christ.


épictète

Qu’est-ce que Théophile a pu te dire de plus que nous ?


pierre

Tu me promettais le bonheur ici-bas. Comme la joie que je possédais, ton souverain bien s’arrêtait aux limites de ma vie. Et le bonheur que tu affirmais, par orgueil et par envie, non pour rendre témoignage à la vérité, était pauvre, sans or, sans éclat, sans jouissances. Ah ! le ridicule bonheur, et inconcevable : un malheur plutôt que tu décores arbitrairement d’un nom immérité. Mais lui, si tu savais ce qu’il m’a promis. Ô l’éblouissement de mes yeux ! J’entrerai par la mort dans un bonheur royal et éternel. Je serai plus riche que César, plus puissant que César ; je porterai sur la tête une couronne d’or vivant et de gemmes vivantes. Chacun des plaisirs médiocres auxquels je renonce, me sera rendu centuplé. Ô l’intensité des voluptés célestes. Ô abîme de joie que ma langue ne saurait célébrer, dans lequel se fond et se disperse mon imagination éperdue. Et cette joie, infinie de violence douce, cette joie, dont la seule prescience me fait trembler plus qu’un premier amour, sera infinie en durée. Je serai un Dieu qui jouit, non point pendant l’espace étroit d’une vie terrestre, mais pendant une vie — entendez-vous ? — qui ne s’achèvera jamais. J’avais un seul désir, multiplier mes richesses et mes voluptés : mon Dieu les multipliera au-delà de ce qu’on peut concevoir. J’avais une seule crainte, la mort qui m’arracherait tout. Voici que c’est elle, la mort bienfaisante, qui me donnera tout. Ma crainte est devenue mon espérance. Derrière la porte ténébreuse et immobile qui me faisait reculer, j’aperçois la lumière infiniment mouvante de joies plus qu’impériales et qui ne cesseront point. Pour être impérator quelques années, on consentirait aux plus durs travaux et à tous les sacrifices. Moi, je serai heureux comme mille impérators, pendant l’interminable, pendant l’inépuisable éternité.


épictète

Ô mercenaire. Tu ne t’es pas conquis. Tu t’es vendu. Mais ton Dieu est-il assez vil pour accepter de tels marchés ? Réponds-moi, Théophile. Un de tes frères m’a conté que Jésus de Nazareth chassa du Temple les changeurs et les marchands qui y trafiquaient. Crois-tu qu’il accepte ce marchand et cet usurier dans son église ?


théophile

Il appelle à lui tous les hommes. Et il a promis de payer un verre d’eau donné en son nom plus que César ne paierait tout sang répandu. Écoute la Bonne Nouvelle, ô Epictète, et tes sacrifices cesseront d’être vains, tes austérités deviendront la porte noble de la joie. Écoute la Bonne Nouvelle, et mon Dieu t’ouvrira un paradis plus beau et plus ombreux que les jardins de Salluste, plus farci de délices que le palais des Césars. Mais, si tu refuses de l’écouter, ta sainteté apparente devient un piège aux âmes incertaines et pour le Seigneur une injure, dont il te punira. Il te plongera pour l’éternité — entends-tu et comprends-tu ? pour l’éternité, toujours, toujours, toujours — dans les ténèbres extérieures où sont les pleurs et les grincements de dents.


épictète

Ô l’étrange Janus que tu prêches, avec sa figure de promesse et sa figure de menace. Son visage droit est celui d’un marchand qui sourit pour obtenir de moi je ne sais quel troc ; mais sa face sinistre ressemble à celle d’Acco, d’Alphitto ou de quelque autre fantôme imaginé par les vieilles femmes pour effrayer les enfants. Apprends-le donc, Théophile, il n’est pas au pouvoir du plus injuste des dieux de faire pleurer Épictète.


théophile

Mon Dieu est tout-puissant et sa colère est terrible.


épictète

Hier ton disciple me parlait de César comme aujourd’hui tu me parles de ton Dieu. Aucun dieu ni aucun César n’est tout-puissant. Jupiter lui-même a été vaincu par la fermeté immobile de Prométhée. La volonté du sage est une limite devant laquelle s’arrêtent frémissants les hommes et les dieux.


théophile

Mon Dieu franchit toutes les limites. Sois certain qu’il te fera pleurer un jour. S’il t’aime, bientôt tu pleureras de joie. Mais, s’il te hait, le lendemain de ta mort tu pleureras de douleur et de rage.


épictète

Ô vieil enfant qui m’attribues des attitudes puériles.


théophile

Nous sommes tous des enfants entre ses mains irrésistibles. Espère en lui et tremble de lui déplaire. Il est écrit : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.


épictète

La sagesse affranchit de toute crainte et de toute espérance.


théophile

La sagesse humaine est orgueil et folie. La vraie sagesse, c’est de s’agenouiller et de prier.


épictète

Les dieux veulent que je les honore debout et le front dressé vers le ciel.

Théophile se jette à genoux. Il croise les bras sur sa poitrine et baisse la tête. Pierre imite son attitude.

théophile

Ô Jésus, fais tomber des yeux de ces hommes les écailles qui les ferment à ta lumière. Illumine-les de ta vérité, pénètre-les de ta grâce. Et que la violence ou la douceur de ta main les conduise ou les précipite dans le chemin du salut.


serenus

Ce fou parle comme un corybante.


théophile

Ô Seigneur, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite.


épictète

Ta dernière parole est sage. Et je crois entendre, au milieu de folies barbares, un vers de Cléanthe. Je puis prier avec Cléanthe et avec toi, Théophile. Dieu, qui es la loi de l’univers et du sage, par toi ce qui est excessif rentre dans la mesure, la confusion devient ordre et la discorde harmonie. Que ta volonté, forme qui embellit la matière et le chaos, rythme qui embellit le mouvement, s’accomplisse en l’univers et que je l’accomplisse en moi.


théophile

Car toi seul, ô Dieu, sais ce qui est bien, et nous marchons dans les ténèbres.


épictète

Je ne blasphémerai point, ô Dieu, et je ne t’accuserai point de m’avoir perdu dans les ténèbres comme un homme méchant perdrait un enfant, car tu m’as donné le flambeau de la raison.


théophile

Faible flambeau, que les passions agitent et éteignent.


épictète

Mon âme est une nappe d’eau. Les vents des passions peuvent, si je n’y veille, la soulever et la troubler. Et la lumière que Dieu répand sur elle semble agitée elle-même. Mais seul le reflet flotte et le soleil est au-dessus de la région des vents.


théophile

Que ta volonté, Seigneur, soit faite sur la terre comme au ciel.


épictète

Le ciel est en chacun de nous. C’est à moi de veiller sur mon ciel et d’y faire la volonté de Dieu.


théophile et épictète, ensemble

Ô Dieu, que ta volonté soit faite.