Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre V

Librairie française (p. 41-46).

CHAPITRE V (↑)

En mangeant des figues



épictète

Rendons grâce aux dieux, mon Arrien, qui nous ont donné la vie. Remercions-les aussi de tous les secours qu’ils nous accordent pour la soutenir, comme l’eau, le vin, l’huile, et ce pain, et cette figue, et en général tous les fruits de la terre. Mais, en même temps, souvenons-nous qu’ils nous ont donné quelque chose d’infiniment plus précieux, je veux dire la faculté qui se sert de toutes ces choses, qui les éprouve et qui les met chacune à son prix.


serenus

Je suis un peu choqué, Épictète, de t’entendre toujours parler des dieux comme si tu y croyais.


épictète

Aimerais-tu mieux que j’en parle comme Porcus ?


serenus

Non pas. Mais comme Épicure. Pour ne point heurter le peuple, il enferme les dieux sur l’Olympe dans des plaisirs sans inquiétude ; il les fait tels que des sages réunis dans un jardin heureux, et ils ne se soucient des hommes non plus que le sage de la cité. Mais, dès que nous sommes entre philosophes, nous avouons que ces dieux paresseux n’existent point.


épictète

Je ne puis faire le même aveu. Car je crois que les dieux existent et qu’ils s’occupent des hommes comme du reste de l’univers.


serenus

Je crains de ne pas te comprendre. D’abord je remarque que Socrate, Platon, Chrysippe et toi, vous parlez tantôt des dieux, tantôt de Dieu. Crois-tu à plusieurs dieux ou à un seul Dieu ?


épictète

Je crois au divin. Par conséquent, je crois tout ensemble à un seul Dieu et à plusieurs dieux.


serenus

Explique-moi ces paroles qui me semblent contradictoires.


épictète

Quand je considère l’Ordre ou la Raison — ce sont deux noms du Divin ; mais tu aimeras peut-être mieux que je dise la Loi — qui gouverne l’ensemble des choses, j’adore Dieu. Si j’examine le détail du monde et si j’admire, ici, là, ailleurs, multiplement, la Beauté, l’Ordre, la Raison, la Loi, j’honore les dieux. Mais affirmer que la nature obéit à des lois, ce n’est pas nier que, dans les profondeurs, ces lois se rapprochent amoureusement et s’enlacent en une Loi. Le cercle ou la sphère ne sont pas des négations, mais au contraire des affirmations rayonnantes, du Centre. Et le Centre, nécessaire à l’épanouissement harmonieux, crée nécessairement l’épanouissement harmonieux.


serenus

Tu me parais obscur comme Chrysippe lui-même. Toutefois, j’essaie de te comprendre. Vous croyez que tout est réglé. Nous croyons que tout arrive au hasard. Votre univers est un sage que vous aimez ; notre univers est un fou que nous dédaignons. Mais il y a un point sur lequel nous sommes d’accord. Tu ne te représentes pas Dieu ou les dieux comme un homme ou comme des hommes.


épictète

Quelques uns croient que le monde a la forme humaine. Moi, je suis persuadé que la forme sphérique est plus parfaite ; je suis de l’avis de Chrysippe qui imagine le monde, et par conséquent Dieu, sous cette forme. Mais ce détail est presque indifférent. L’important, c’est de savoir qu’il y a un Dieu dans le monde comme il y a une vertu dans le sage.


serenus

Ton Dieu, si je te comprends bien, c’est une sorte d’effort, de tension.


épictète

Oui, comme la raison, comme la liberté.


serenus

Au fond, ce qui nous sépare, c’est que les stoïciens voient toutes choses sous la catégorie du travail harmonieux. Vous entendez l’effort comme une musique ; nous l’entendons comme un cri ou un grincement. Nous voyons que le hasard agite le monde comme un enfant secoue son crépitaculum, et nous nous réfugions dans le repos.


épictète

Je crois que tu dis vrai touchant les deux doctrines.


serenus

Mais votre Loi, qui n’est personne, ne mérite pas plus le nom de Dieu que notre Hasard, qui n’est personne.


épictète

Le Hasard n’est rien ; la Loi est quelque chose.


serenus

Peut-être. Mais ils ne sont pas plus personnels l’un que l’autre.


épictète

Le sage est moins personnel que les autres hommes. Passions, désirs, craintes, il est affranchi de la plupart des particularités par quoi les autres hommes se définissent. Le crois-tu moins homme ?


serenus

Je ne sais. Mais, quand on parle d’un dieu, on se le représente comme un homme plus fort et immortel. S’il cesse d’être une personne, il cesse d’être un dieu. Et tu as tort, pensant autrement que le populaire, de parler comme le populaire.


épictète

Le langage, ô Serenus, n’a pas été fait par les philosophes, mais par le peuple. Nous n’avons pour parler que les mots du peuple. Mais nous leur donnons un sens moins matériel et plus riche, de façon à porter dans notre grange un peu plus de grains, un peu moins de paille. Les langues traitent toutes choses comme les religions populaires traitent les dieux ; elles ramènent tout à la forme humaine. Et, entendues par des oreilles viles, elles ne peuvent dire que des choses viles. Notre langage philosophique, pour dire les choses nobles, n’a que des mots sans noblesse et les choses divines, il les chante avec des paroles humaines. Quand je dis : « Le sage seul est heureux, » le peuple se représente un bonheur fait d’or, de viandes, de vins et d’esclaves ; et il m’accuse de mentir. Toi, tu sais que je dis vrai et que le bonheur ne se compose point d’éléments grossiers. Parce que le mot bonheur est entendu de beaucoup dans un sens bas, de quelques-uns même dans un sens criminel, est-ce une raison pour que nous négligions de proclamer le bonheur du sage ? Quand je dis que le méchant est esclave, le peuple ne comprend point. Car il pense que César ne porte jamais de chaînes, ne reçoit pas de coups de fouet, n’obéit pas à des ordres donnés d’une voix dure. Et le peuple rit de moi. Mais toi, tu sais que le méchant est esclave et tu ne m’appelles pas menteur quand mes paroles — homme, je n’ai que des paroles humaines — dressent devant des yeux trop naïfs des images trompeuses et ridicules. Pourquoi me reproches-tu donc de parler des dieux qui sont, comme tu reprocherais à un enfant de parler des dieux qui ne sont pas ? Tous les mots ont été volés par les apparences Nous devons les leur reprendre et les rendre aux vérités.


serenus

Cependant…


épictète

Depuis longtemps la sottise a tué tous les mots et le mensonge a enseveli les cadavres les plus nobles dans des tombes de boue. Mais le sage n’est pas un muet. Chaque fois qu’il a quelque chose à dire, la puissance de sa sincérité ranime pour un instant les paroles dont il a besoin et les redresse.


serenus

Quand tu dis « dieu » pour désigner quelque chose qui n’est pas dieu, je crains que le mot traîne dans ton esprit un reste des haillons populaires, Un dieu est toujours une idole.


épictète

Et moi je crains, Serenus, que, pour supprimer la grossièreté de certains mots, vous ne supprimiez les choses mêmes et leur beauté. Les épicuriens me paraissent semblables à des montagnards qui n’ont jamais vu la mer. Dans les fables qu’ils entendent sur Neptune, ils aperçoivent des impossibilités ou des invraisemblances ; et ils nient l’existence même de l’Océan.


serenus

Ta similitude ne s’applique point à nous, mais à d’autres. Ce sont les Eléates qui nient le monde ; ce ne sont pas les épicuriens.


épictète

Tu as raison. Vous êtes comme des gens qui affirment la mer, mais ils ne veulent point voir sa vie et sa beauté. Ils nient à la fois le Neptune populaire, homme, barbe et trident, et le Neptune philosophique, qui est l’ordre merveilleux de la mer. Ils prétendent que les marées s’agitent au hasard et ils nient la Loi qui soulève et apaise, à des intervalles réguliers et dans des limites précises, le sein innombrable de l’Océan.