Les Chiens de paille/Chapitre IV

Gallimard (p. 123-240).

Pendant que cette conversation continuait à n’en plus finir, Roxane Liassov parut et tomba amoureuse de Cormont. Tout le monde le sut en même temps et s’inclina. Constant s’étonna de la mansuétude de Bardy. Celui qui s’inclinait moins aisément, c’était Cormont, pour qui les femmes semblaient avoir peu de prestige, bien qu’elles le fissent rougir tendrement. Il est vrai que les événements les avaient dépouillées d’une grande partie des avantages que leur prêtaient auparavant la paix, le luxe, l’argent, l’oubli de toutes les ambitions nobles, l’absence de tous les soucis essentiels. Cormont, bien qu’il eût été frappé par cette rigueur extraordinaire qu’avait la beauté chez Roxane, n’en continuait pas moins à discuter avec les autres, en lui tournant le dos. Cependant, il marquait peu à peu une assurance qui n’était pas due qu’à la familiarité qu’il prenait avec Constant, mais aussi à l’effet qu’il produisait sur l’intruse. Quand celle-ci essaya de se mêler à la conversation, il la rabroua avec rudesse. Elle ne faisait que répéter avec discrétion ce que dans un moment perdu Liassov aurait pu dire. Constant sourit à la manifestation de cette cruauté et de cette prudence juvéniles. Il n’en advint pas moins que Roxane s’offrit à promener Cormont dans les dunes, sur quoi Bardy décida de demeurer à la maison avec Constant.

Constant se demandait si Bardy souffrait et il faisait effort pour se rappeler d’anciennes souffrances de jalousie que lui-même avait connues ; il n’y avait pas tant d’années qu’il s’était encore tourmenté à propos des agissements d’une femme, se demandant avec une anxiété digne d’une plus haute cause si en même temps que son lit elle n’en fréquentait pas d’autres et quelle mine elle faisait dans ces couches subreptices, la même sans doute que dans le sien. Constant, qui avait passé sa vie hors de France, n’en était pas moins tombé chez les Eskimos ou les Patagons dans les plus sordides manies françaises. Il le savait ; nul mieux que lui ne savait que les recherches mystiques ne vous font pas sortir du camp de concentration de la comédie humaine dont une des sections est la comédie des caractères nationaux, et c’était peut-être pour cela qu’il était rentré en France en 1938 pour bien constater que le plus large ne l’avait pas guéri du plus étroit ni le plus profond du plus superficiel et qu’un ermite planétaire reste toujours digne de figurer dans un guignol de canton. Son maître, Nietzsche, le subtil germanoslave, lui avait aussi enseigné cela que la métaphysique ne doit jamais perdre la tête et doit savoir se pincer et se piquer pour se rappeler sa concrète condition. « Corriger toujours Pascal par La Fontaine et Molière comme ceux-ci par celui-là. » D’ailleurs, le mythe du surhomme était ineffablement intime, comme ne pouvaient guère le soupçonner de primaires disciples politiques.

Bardy ne souffrait pas.

— Je ne souffre pas, mon cher Trubert, parce que je suis un personnage doué de la plus épaisse santé et de la plus compacte philosophie. Je ne crois pas que les femmes aient une âme, je crois qu’elles n’en ont pas plus que la plupart des hommes, et encore moins. Je crois cela à la manière des occultistes ; ils ont en cela comme en d’autres points une conception un peu plus satisfaisante que nos chrétiens et nos néo-chrétiens qui ont naïvement gardé l’unique article de la trop brève nomenclature chrétienne, l’âme unique, qui ne finit pas mais qui a un commencement. Pour moi, les femmes ont deux ou trois de nos âmes inférieures, une ou deux de plus que les animaux, mais elles ne sont pour ainsi dire jamais dotées de nos âmes supérieures, en tout cas pas de l’âme suprême qui est éternelle. En possédant le corps de Roxane, je n’ai pas joui de son âme la moins basse qui est à Liassov ; même si elle le veut, elle ne pourra plus la donner à Cormont. L’infidélité des femmes a des limites.

— Celle des hommes aussi, sans doute. Il arrive que celle de nos âmes supérieures qui peut être atteinte par les affections humaines se charme au signe que fait une figure dans l’éther et ne puisse plus se dégager. Les trois ou quatre femmes que nous avons aimées dans notre vie, à chacune nous avons peut-être dédié une de nos âmes, une de nos pelures d’oignon. Cela dénouerait le problème apparemment insoluble de la multiplicité de l’amour dans la vie.

— Et puis, ajouta Bardy, je m’excite beaucoup plus sur ces mythes que sont les foules, les peuples, les États que sur ces mythes que sont les femmes. J’y trouve un assouvissement sensuel et sentimental beaucoup plus grand. La Russie ou l’Allemagne me troublent beaucoup plus que Roxane. J’aime mieux la musique d’orchestre que la musique de chambre.

Constant le regardait au visage et voyait qu’en effet la moue de dépit, la petite convulsion d’angoisse que concédait ce visage épais n’était que superficielle. Bardy se croyait une espèce de S.S. : cette constatation amena Constant à réfléchir encore sur la psychologie des hommes qui étaient autour de lui dans le pays du marais, divers étaient-ils par les mythes politiques.

Chacun se dérobait à la honte, à la gêne, à l’insignifiance d’être français dorénavant en s’identifiant à tel ou tel vainqueur possible. Bardy s’identifiait à l’Allemand, vainqueur actuel, Préault et Salis à l’Anglais, l’Américain ou le Russe, vainqueurs possibles. Et ainsi le tour était joué. Mais Cormont ? Cormont, lui, assumait la honte et la responsabilité, mais il les fondait dans le spiritualisme inextinguible du véritable Français. Au lieu de se dérober au choc, il le recevait de plein fouet ; mais il ne le ressentait guère, car pour lui la France était bien devenue ce que Constant soupçonnait : une éternité. Ce n’était plus un présent se compensant dans un passé ou dans un avenir comme pour Préault et Salis et Bardy, c’était un seul moment indestructible qui vivait dans l’esprit en dehors des contingences. La France était une entité, une déesse définitivement installée dans le Panthéon ou l’Olympe de l’histoire. Constant se rappelait une phrase écrite par un écrivain contemporain : « Les patries sont déjà remontées au ciel », ou quelque chose d’approchant.

Et c’était pourquoi il était naturel que lui, Constant, qui quoi qu’il prétendît était français, eût, par un instinct puissant devenu peu à peu conscience, glissé de la France au monde et du monde à l’arrière-monde. Du moment que la France était au ciel, aussi bien vivre au ciel et ne se soucier plus que des dieux, et au-delà des dieux qui sont presque aussi particuliers que les patries (Jésus et Marie, le Sacré Cœur et Saint Joseph, en face de Vishnou ou de Çiva) de Dieu, et, au-delà de Dieu qui n’est qu’une pénible abstraction de toutes les choses concrètes, de l’indicible que les Upanishads, les Sutras bouddhiques, le Tao, le Zohar s’appliquent à dépouiller de toute catégorie. Nietzsche, qui mieux que Kant et Schopenhauer, Hume ou Berkeley, avait atteint l’extrême mobilité et l’extrême souplesse de la pensée et rejoint les modèles indiens, thibétains et chinois, avait été là encore un bon maître. Quelle merveilleuse combinaison il avait proposée de l’extrême détachement bouddhique ou taoïste avec l’indélébile pragmatisme de l’Occident. Par malheur, le ressort vital était trop usé dans Constant, il le savait bien, pour réaliser en lui la double liberté nietzschéenne. Certes, il avait vécu, roulé par le monde, agi ; il avait été soldat, débardeur, amant, agent politique, spéculateur, espion, membre de société secrète, sorcier, commerçant, à l’instar de son autre maître en mobilité, Rimbaud. À travers tous ces avatars, il avait recherché une progressive concentration intérieure, un enrichissement de plus en plus subtil et essentiel qui par tous les débris qu’il laissait en arrière était un dépouillement. Il y a toujours des hommes de cette espèce qui transcendent et subliment les éléments du temps et disparaissent dans un ravissement sans témoins. Un autre de ses maîtres avait été ce curieux colonel Lawrence, ce sinistre humoriste issu de la même race que Wilde et Shaw, qui après une brève et épuisante aventure avait agencé sa propre disparition. Ils semblent obéir à l’égoïsme, car ainsi ils se dégagent de toute responsabilité immédiate et évitent les petits inconvénients, tels que la prison et la mort morales, d’une particulière et naïve position dans le siècle. Leurs indifférences et leurs préférences contradictoires ressemblent à ce suprême camouflage de l’égoïsme qu’est l’amour chrétien qui, la plupart du temps en se donnant les gants d’aimer tout le monde, se met à l’abri d’aimer personne. Constant enviait, ignorait, moquait et dénonçait l’amour, cette grande particularité du christianisme parmi les religions. Il préférait les attitudes plus intellectuelles des Grecs, des Indiens, des Thibétains et des Chinois. Les propos infiniment dérobés et familiers du vertige de Platon ou de Lao-Tseu faisaient mieux son affaire que les furies personnelles de Paul ou les attendrissements de Jean (Ire épître). Certes, il avait tenté tout cela, mais il n’avait pas été à la fois un saint et un héros, ainsi que nous y invite le Baghavad-Gita, la suprême parole aryenne.

Quelque temps après la rencontre de Roxane avec Cormont, Préault vint voir Constant. Il voulait avoir l’air enjoué, mais on voyait tout de suite qu’il avait un souci, et une ruse pour résoudre son souci. Constant le laissa venir, ce fut assez laborieux. Par plusieurs biais successifs, Préault parvint à pouvoir placer des phrases de ce genre :

— Ne dites pas que vous ne faites pas de politique, alors que votre patron en fait et qu’il vous a mis ici pour en faire. Ici, nous en faisons tous… Alors, vous ne trompez personne. Nous vous connaissons assez pour voir que vous avez réfléchi sur mainte question et que vous avez en tout des idées très arrêtées ; d’ailleurs, nous en avons eu le sentiment dès votre arrivée…

« Quand je pense qu’il y a un pays qui s’appelle le Thibet qui étend ses couvents à trois ou quatre mille mètres au-dessus de l’Inde et de la Chine, et que j’aurais pu aller là en 1938 au lieu d’user mes derniers jours dans ces sinistres casernes de la race blanche, lancinées de garde-à-vous radiophoniques. »

— Bon, et alors ? acheva Constant à haute voix.

Une sourde colère montait en lui.

« Certes, le Thibet n’est qu’une imagination et il n’y a peut-être pas parmi tous ces bonzes et talapoins trois esprits profonds. Mais qu’importe, si j’étais dans ce royaume improbable, il deviendrait une singulière réalité spirituelle. Tandis qu’ici je suis la proie de divers gardes-chiourme. Ils commençent à m’embêter. Je vais réagir un de ces quatre matins. »

— Mon cher, continua Préault, avec son air le plus diplomatique (avec à l’arrière-plan une teinture d’inquisition ou de Comité de Salut Public, peut-être demain serait-il l’un des porte-torche d’une jolie mixture de terreur blanche et de terreur rouge), vous êtes un homme très sérieux et peut-être très léger en même temps. Peut-être, après tout, Susini ne vous a-t-il pas montré le fond de ses affaires ; il joue un jeu compliqué et dangereux. Tout homme qui travaille avec lui est profondément compromis. Aucune ironie philosophique ou distraction religieuse ne pourraient vous épargner quelques balles dans la peau si les Allemands soudain s’intéressaient à vous. Qui a habité et… travaillé à la Maison des Marais a scellé son sort : vous êtes avec nous, que vous le vouliez ou non.

— Et vous, avec qui êtes-vous ?

— Vous le savez bien.

— Peut-être le savez-vous moins que vous ne le croyez. En politique, un homme ne connaît pas plus sa destination qu’un hareng saur ne connaît le baril où il est serré.

— Trêve de plaisanteries, je suis venu vous parler sérieusement.

— Vous n’avez pas besoin de me le dire.

— Nous avons un intérêt essentiel à ce que rien qui se passe ici ne nous échappe.

— Mais puisque vous êtes d’accord avec Susini ?

— Nous voulons aussi être d’accord avec vous.

— Mon devoir est de répéter cela à Susini.

— Nous ne serons pas contents de vous.

La figure de Préault s’éclairait sous une lumière de théâtre, il jouait la pièce de sa vie, cet acteur de province qui avait enfin trouvé un rôle. Il y avait dans son regard ce mélange d’appréhension et d’infatuation qu’on voit apparaître aux époques de troubles sur les visages de ceux qui ont découvert soudain qu’ils peuvent disposer de la vie de leurs contemporains, que les potins peuvent devenir des rapports de police et les racontars des réquisitoires. Constant avait connu cela dans d’autres pays et dans d’autres troubles.

— Concluez.

— Ce petit Cormont rôde beaucoup aux alentours depuis quelque temps.

— Il faut que jeunesse se passe…

— Il y a autre chose.

— Quoi ?

— Vous devriez bien le découvrir vous-même et nous tenir au courant.

— Est-ce que vous me donneriez de l’argent, si je vous en demandais ?

Préault était depuis plusieurs années le directeur d’une grande maison, il n’avait donc pas attendu « les événements » pour tremper les mains dans tous les échanges. Cependant, il avait de l’hygiène personnelle et reconnaissait sur les autres une certaine propreté quand par hasard elle y était, de sorte qu’il fit la grimace.

— Vous me navrez avec cet humour déplacé : je sais que vous êtes un honnête homme.

— Et pourtant, vous me demandez de trahir le patron ?

— Nullement, ou plutôt…

— Oui, plutôt.

— Vous n’êtes pas de la race de Susini, vous avez un sens des intérêts supérieurs qu’il n’a pas.

— Je suis un aventurier et Susini en est un autre. On se tient entre aventuriers. D’ailleurs les « intérêts supérieurs », ce sont là les gants que se mettent les gentlemen ; mais ils n’en ont pas moins les mains sales. Un homme d’Etat a les mains aussi sales que le dernier de ses policiers ou domestiques. C’était l’avis de Jésus-Christ qui a tenu à mettre dans le bain aussi bien Sir Pontius Pilatus que ce pauvre Judas.

« Judas, je pense de plus en plus à judas. C’est le bouc émissaire, c’est la victime expiatoire de l’histoire, du moins de la petite histoire de l’Occident. Car il y a l’Asie, l’immense Asie ; songeons plutôt à l’immense Asie. »

— Écoutez, ne divaguez pas tout le temps, ragea Préault qui se sentait plus dédaigné que méprisé, plus moqué que haï.

Tout d’un coup Constant changea :

— Excusez les manières d’un vieux fou, je vous ai dit que j’étais fatigué. Je suis un vieux colonial qui en a vu de toutes les couleurs. Je ne songe qu’à prendre ma retraite. Mais, comme vous dites, trêve de plaisanteries. Je ne suis pas si bête, j’aurai l’œil sur Cormont.

Il dit cela d’un ton ferme et même tranchant. Et il continua à parler assez longtemps dans ce sens pour que Préault pût s’en aller assez content.

Il n’était pas sûr que Jésus eût existé en tant qu’homme. Peut-être était-ce un dieu qui n’était même jamais « descendu sur la terre ». Judas non plus n’avait peut-être jamais existé, bien qu’il y eût plus de chance qu’il eût existé que Jésus.

Mais en tout cas il y avait quatre petits romans, d’un tirage énorme, où un des personnages s’appelait Judas. Là Judas avait une vie aussi solide que celle de Monte-Cristo ou de Tom Jones. De sorte que Constant pensait souvent à Judas.

Constant savait qu’il n’y a ni bien ni mal et qu’il ne peut y avoir d’hommes mauvais opposés à des hommes bons. Il connaissait la bonté des hommes mauvais et la méchanceté des hommes bons. Jésus parle tout le temps du bien et du mal, c’était pour cela que Constant ne s’intéressait guère à ses propos, sauf à ceux que saint Jean met dans sa bouche et qui ont de l’envolée. Toutefois, il admettait qu’au fond Jésus ne croit pas qu’il y ait des hommes mauvais et des hommes bons, puisqu’il affirme que les hommes bons, ou pharisiens, sont pour la plupart pleins de sournoise malice et que les hommes mauvais peuvent devenir bons en un clin d’œil et alors bien meilleurs que les hommes bons. Il n’y a d’exquise qualité humaine que dans le bien qui apparaît dans le mal ; cette qualité exquise, Jésus la recherchait chez les pécheurs repentants et transfigurés. Somme toute, Jésus ne se promenait sur la terre que pour déceler et goûter cette qualité. Mais alors n’était-elle pas dans un Judas comme dans une Madeleine ?

Judas est fort maltraité par les romanciers des Évangiles. Il est vrai que saint Pierre n’est guère bien traité non plus et il n’apparaît guère que pour dire des bourdes ou lâcher de vilains gestes. Judas est-il un personnage si sordide qu’il en a l’air ? C’est entendu, c’est le caissier, il a un sale métier. Peut-être a-t-il choisi ce métier par humilité ou par bonne volonté parce que personne n’en voulait, ces Galiléens qui accompagnaient Jésus ne sont pas tout à fait des Juifs ! Judas, à part cela, n’a aucun caractère spécialement mauvais, il s’appelle Judas comme tout le monde, Judas est un nom aussi courant dans ces parages que François par ici. Il ne dit pas des bourdes comme Pierre, il ne dit rien. C’est un personnage secondaire et même quand il agit de façon décisive on le maintient dans son rang secondaire. Mais il y en a qui pour être au second plan n’en pensent pas moins.

Judas pense peut-être énormément avant d’en arriver à faire ce qu’il fait. Il a de quoi penser : il voit les autres parler et agir du fait que c’est lui qui tient les cordons de la bourse, il voit les dessous de l’affaire, tout cela qu’eux ne peuvent ni ne veulent voir. Il est derrière les autres et il voit tout ce que disent leurs dos. Cela lui donne l’habitude de voir une chose par les deux côtés à la fois, et en particulier la chose qui les occupe tous.

Quelle chose les occupe tous ? Il s’agit de la venue du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu doit arriver bientôt, mais le temps passe. Or, Judas a le sens du temps, car le temps c’est de l’argent et c’est lui qui a le souci de l’argent. Le temps passe, on manque toujours d’être sans argent, les aumônes sont incertaines et il y a tant de camarades à nourrir qui croient que ça leur est dû. Si le royaume de Dieu arrivait, tout serait enfin réglé. On vivrait dans l’abondance et il n’aurait plus besoin d’être caissier. Ou il serait ministre des Finances, trônant parmi les caisses de sesterces. Il faut hâter la venue du royaume qui ne sera pas qu’or, qui sera gloire, et même l’or ne sera qu’un reflet de la gloire. Personne ne se hâte, ni Jésus ni les camarades. Lui, Judas, qui est seul à voir les choses par les deux côtés, qui est seul vigilant et positif, doit hâter la chose. Comment ? Le royaume ne peut arriver que par la révolte contre les Romains et contre le clergé. On ne peut attendre Dieu.

Mais Jésus ne veut pas soulever le peuple, il n’en a aucune idée et le peuple a peur. Alors l’affaire est fichue et elle menace de tourner très mal. Car les prêtres songent à se débarrasser de Jésus, croyant qu’il veut non pas soulever le peuple contre les Romains, ce dont l’innocent est bien incapable, mais détourner le peuple du clergé. C’est effectivement ce que Jésus compte faire, mais par la seule douceur, ce qui ne le rend pas bien dangereux. Il y a plus de chance pour qu’on voie le clergé réussir à se débarrasser de Jésus que les quelques-uns autour de Jésus qui comme lui, Judas, ont l’idée qu’il faudrait soulever le peuple, réussir à se débarrasser du clergé.

Alors, puisque l’affaire est fichue, aussi bien en finir tout de suite. Judas en veut à Jésus, il en veut aux camarades de toute cette illusion dans laquelle ils traînent et dont il faut sortir, et qui en attendant tourne au mensonge ennuyeux, épuisant. Après tout, le clergé a raison, chez ceux-ci du moins, on a le sens du possible. Si la révolte est impossible, les conservateurs ont bien raison, ils sont justifiés.

Mais eux aussi perdent du temps, n’ont pas l’air de savoir s’y prendre. Ah, on est entouré de tous côtés par l’incapacité et l’inertie. Il faut que je les en sorte et que je m’en sorte. Je vais aller trouver ces imbéciles et leur faire comprendre que nous autres sommes encore plus imbéciles qu’eux.

Il était inévitable qu’après Préault vînt Salis. Celui-ci ricana, faisant aussitôt allusion au dialogue précédent.

Tu as tourmenté ce vieux Préault, mais j’espère que tu l’as pris au sérieux. Pas de blagues, hein. On est copains, mais…

— Mais je sais ce que c’est, les copains !

Cet idiot croit que tu ne sais pas de quoi il retourne.

Oui, je me demande pourquoi il ne m’en a pas parlé. Le dépôt ?

Les yeux verts se dilatèrent doucement, absorbant tout le volume que faisait la personne de Constant.

— Je savais bien que tu étais à la page.

— Dame…

— Alors, le petit Cormont veut mettre la main dessus, tu comprends.

Constant ne sourcilla pas : les renseignements affluent toujours vers qui ne les cherche pas, mais toutefois les attend. Par la loi des vases communicants, les bavards se déversent dans les silencieux. Il se dit : « Tiens, naturellement, Roxane savait par Susini ; et Cormont a su par Roxane l’existence du dépôt. Les femmes sont les meilleurs agents de liaison, mettant du liant entre les ennemis. Sans elles, l’humanité s’en irait en pièces. Elles valent bien les Judas. »

— Mais, se risque-t-il à dire, on ne rafle pas comme ça tout un dépôt.

« Il faudrait pourtant que je sache où est ce dépôt. Moi qui connais si bien le paysage du Marais au point de vue esthétique, je l’ai par trop négligé dans ses petits dessous. »

— Il peut en ramasser une partie.

— Je ne suis pas sûr qu’il ait une bande.

— Si, il a assez bien excité une partie de son école des cadres. Et puis il a des accointances dans beaucoup d’endroits, dans les deux camps, sous prétexte que lui seul est le pur Français.

— Tu sais ce que j’ai dit à Préault, nota Constant, il faudra bien que je parle de tout ça à Susini quand il va revenir. Somme toute, il m’a mis ici surtout pour garder ce dépôt sacré, ce sacré dépôt.

— Bien sûr, il n’a aucune envie de le faire chopper par Cormont, ni par nous d’ailleurs. Mais nous, ce que nous voulons, c’est que le dépôt reste là.

— Alors, tout est clair.

— Peut-être.

Les yeux verts de nouveau l’englobaient. Constant alla se promener dans les dunes. Il lui faudrait interroger Cormont et Roxane. Il pouvait aussi tâter Bardy qui avait amené Cormont et qui était peut-être de mèche avec lui. Cormont, à l’en croire, ne voulait pas la même chose que Bardy. Les uns comme les autres avaient confiance en lui, Constant. Or, tôt ou tard, l’intérêt de Susini le ferait abuser des uns ou des autres ou même de tous. Somme toute, il était même plus trompeur que Susini, et par lui Susini trompait mieux le monde qu’il n’aurait pu faire lui-même et c’était pour cela que Susini avait choisi Constant parce que Constant mettait les choses dans un plan intellectuel, donc dans un plan d’hypocrisie. Bah, pourquoi pas ? Il en avait fait bien d’autres dans sa vie de chien. Les scrupules n’étaient pas son fait et il en était encore à chercher quelqu’un qui méritât des égards. Aucun de ces intrigants dans le pays du Marais n’en imposait. Au contraire, n’exerçaient-ils pas tous sur lui une pression féroce ? Ils étaient jaloux de sa défense intérieure, ils voulaient la forcer. Ces malignes intentions qui avaient d’abord suscité son ironie éveillaient maintenant sa colère. Ils ne savaient pas à qui ils se frottaient. Le rêveur religieux n’était pas un doux ludion.

Il alla chez les Liassov, vers le soir. Ils avaient encore du thé. Liassov ne fumait pas, mais Roxane grillait quelques cigarettes. Elle était bien belle, trop belle pour ce coin perdu, mais pour Constant c’était une joie de l’époque de voir quelle dispersion et quel gâchis elle faisait de tout ce qui aurait pu encore faire une assez brillante société. Finie la société, elle a fait son temps. Des abîmes de silence.

Il était difficile de parler de Cormont devant Wladimir. Connaissait-il seulement le nouveau caprice de sa femme et de sa fidèle admiratrice ? Elle devait lui confier tout à demi-mot. Constant souhaitait savoir comment Roxane ressentait la politique de Cormont. S’en souciait-elle seulement ? Bien sûr, il avait bien vu chez Susini comme elle était éveillée sur toute chose. Elle portait bien plus d’intérêt à la politique que Liassov. Mais celui-ci n’y était pas indifférent à ses moments perdus. Il permettait certainement à la politique de prolonger certaines avenues de son système intérieur.

Constant les attaqua directement comme il n’avait jamais fait jusqu’ici, mais auparavant il avait préparé le terrain.

— Croyez-vous que l’Angleterre et l’Amérique, ou l’une des deux, souhaitent la destruction totale de l’Allemagne ?

Liassov sourit sans ironie :

— Les marxistes (mais y a-t-il encore des marxistes ?) ont dit que le fascisme n’était qu’un moyen de défense et un camouflage pour le capitalisme. Il est curieux de voir que le capitalisme n’a de cesse de se débarrasser de ce camouflage et de se montrer nu devant le communisme.

— Bah, il y a encore un vêtement de dessous, la démocratie.

— Si transparent, si facile à déchirer.

— Cela dépend des pays. Dans les pays de formation vraiment germanique et protestante, la démocratie est un vêtement solide, presque une armure, parce que c’est une démocratie modérée avec des éléments autoritaires profondément balancés, dissimulés et hypocrites. En fait, dans ces pays-là, il n’y a pas démocratie mais libéralisme, c’est tout à fait différent.

— Ah, vous êtes de mon avis : l’Allemagne est à demi slave, c’est pourquoi elle n’a pas pu plus que la Russie acclimater le libéralisme.

— La France souffre de la démocratie, c’est un pays qui oscille sans cesse entre l’anarchie et la dictature policière. Ce n’est pas un pays libéral, mettons à part la licence intellectuelle. L’Italie, l’Espagne sont des pays trop primitifs pour le libéralisme, comme l’Allemagne et la Russie.

— Somme toute, la démocratie vraie n’est supportable nulle part.

— Non, bien sûr. Il n’y a pas assez de pays germaniques protestants et libéraux en Europe pour y maintenir la démocratie libérale qui n’est naturelle qu’à eux seuls. L’Angleterre, les Scandinaves, les Pays-Bas, la Suisse, ce n’est pas assez. C’est pourquoi quand ces pays auront détruit l’Allemagne, il me semble qu’ils auront livré l’Europe aux Russes.

— Oui, l’Allemagne avec son slavisme germanisé, son socialisme et son autoritarisme mitigés, joue vis-à-vis de la Russie le rôle de la Gaule romanisée autrefois à l’égard des Germains. Et l’Europe va se priver de cela.

— J’en reviens à ma question : Croyez-vous que l’Angleterre et l’Amérique veuillent cela vraiment ?

— Non, mais il y a la logique intérieure. Une aristocratie saturée veut toujours se détruire. L’aristocratie anglaise doit faire, qu’elle le veuille ou non, ce qu’a fait l’aristocratie française en 89. Et de même que la France a forgé l’unité de l’Allemagne, l’Angleterre détruit en Europe le seul obstacle qui reste sur le chemin de la Russie.

Une très légère lueur scintillait dans le regard pâle du peintre russe. Roxane frémissait aussi doucement. Constant ne s’étonnait pas, il savait depuis toujours à quoi s’en tenir sur les Russes blancs : ils sont passionnés d’impérialisme slave. Quand ils sont contre, ils sont encore pour, parce qu’ils ne peuvent faire autre chose que d’exprimer la pensée slave qui a engendré le panslavisme, le bolchevisme. De même Rivarol à Hambourg disait malgré lui le même rationalisme, par plus d’un côté, que les Jacobins.

— Que sera, croyez-vous, le règne russe en Europe ? continua Constant.

Pour la première fois, son regard se croisa durement avec celui de Liassov.

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? demanda celui-ci avec la douceur qui n’avait pas changé dans sa voix comme dans son regard. Vous savez bien ce que je pense, ce qu’ont pensé mes maîtres Dostoïevsky et les autres : la Russie porte en elle la destruction du monde moderne européen, elle le détruit en le portant à un paroxysme dont celui-ci est ailleurs bien incapable. La Russie est le monde moderne qui se dépasse lui-même et se jette dans cet inconnu de soi-même que découvre toujours un être qui persévère vraiment, avec une passion sauvage, dans soi-même.

Constant frémit dans son for intérieur. « Oui, voilà ce qu’il me faut pour moi-même, voilà ce que ma vie se doit à elle-même, voilà ce qu’il me faut atteindre avant de mourir. Atteindre à mon excès pour me dépouiller moi-même, me retourner l’être. Avant de déboucher au soi, il faut épuiser le moi. On ne tue le moi qu’en l’épuisant. Pour pouvoir vraiment vivre sa mort, entrer librement dans l’au-delà, je dois d’abord accomplir, achever, couronner ma vie. C’est ainsi que Judas… »

Constant regarda Liassov d’un air apaisé où il n’y avait plus méfiance, ni polémique. Aussitôt le regard de Liassov fut de même.

— Et l’Amérique ?

— Eh bien, sur des débris Amérique et Russie seront face à face.

— Les débris : l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Europe…

— Oui. Que sera ce face-à-face, nous ne pouvons le dire. Il y a là un renouvellement de toute la scène planétaire qui dépasse les prévisions.

— Les prévisions politiques, mais non pas philosophiques et religieuses.

— Tout ce que nous pouvons faire, ce n’est pas de prévoir, mais de voir en nous.

— Oui, nous entrons dans la voyance, dans l’ordre métaphysique. Cela n’est plus dicible.

— Pas à dire, en tout cas.

En sortant de chez les Liassov, Constant sentait confusément que le petit drame des marais changeait d’aspect du fait de cette position de Liassov. Mais comment ? Les Liassov étaient fort bien avec les Allemands qui leur avaient accordé le privilège extraordinaire de demeurer dans leur maison du bord de la mer.

Que pensait Bardy de tout cela ? Constant rechercha Bardy. Celui-ci était absent de chez lui et ne revint qu’au bout de quelques jours. Constant lui dit qu’il aurait plaisir à revoir Cormont, il voulait présenter le jeune homme à Susini qui allait revenir. À part cela, il se demandait si Bardy allait lui parler du projet de Cormont, à supposer que ce projet existât. Mais Bardy ne lui en dit mot. Et Constant ne le pressa pas.

Judas entend Jean parler. Jean était à part parmi les disciples, il avait des lumières que n’avaient pas les autres.

— Est-ce qu’il est le Messie, le roi d’Israël ? demande quelqu’un à jean, en parlant de leur patron.

— Isaïe dit ce qu’est le Messie, un être issu du ciel qui s’avance sur une nuée en face du Très-Haut.

— Alors, notre homme n’est pas le Messie.

— Daniel dit aussi ce qu’est le Messie : un homme qui souffre.

— Qui a raison ? Isaïe ou Daniel ?

— Ni l’un ni l’autre, s’écria un tiers. On a toujours dit que le Messie était un roi de gloire qui donnerait la puissance aux Juifs.

Ces propos bouleversent Judas qui n’est pas grossier. D’abord de manier la monnaie affine d’une certaine manière et puis il a l’habitude de voir rapidement les deux côtés d’une question. Tout d’un coup, il voit l’autre côté de la question de Jésus. Est-il plus juif que ces Galiléens, rudes paysans plus mêlés de sang aryen que les Juifs ? Les jours suivants, il regarde longuement Jean qui sait des choses qu’il ne sait pas lui. Mais lui, Judas, s’il arrive à les comprendre, il les comprendra plus pratiquement que Jean. Jésus est peut-être une puissance céleste déguisée ? Il y a en effet en lui quelque chose de bien étrange et de bien mystérieux. Il faut tenir compte du mystère. Pas si bête : c’est un élément de spéculation certain. Si j’étais le premier à deviner le caractère de Jésus ? D’autre part, Jean dit que le Messie doit souffrir : son caractère éclatera à l’occasion de sa souffrance.

Constant se faisait peu à peu de Judas une idée supérieure ; ou dans l’histoire qu’il se racontait à lui-même, à propos de Judas, il en venait à imaginer que ce personnage se développait peu à peu et accédait à un plan supérieur. Il avait lu assez de bouquins d’exégèse pour savoir que les Juifs du temps de Jésus étaient profondément imbibés, le sachant ou ne le sachant pas, d’idées grecques, aryennes et autres. Tout autour d’eux et sans doute en eux-mêmes flottait l’idée de dieux qui s’incarnaient pour mourir et renaître et au sort de qui était lié le salut de leurs fidèles, de ceux qu’ils avaient initiés à leurs mystères et qui avaient été touchés par la grâce.

Autour de Jésus on pouvait donc croire que, tout en étant peut-être le Messie attendu par la tradition juive orthodoxe, il était peut-être en même temps, et plus encore, un de ces dieux incarnés. L’idée d’un être spécial issu de Dieu, divin dans quelque mesure, en tout cas extra-humain, comme certains grands prophètes, s’était formée dans la pensée juive au moins deux siècles avant jésus.

Isaïe, Daniel, Enoch, d’autres avaient clamé là-dessus des paroles étranges.

Jésus et quelques-uns de ses disciples devaient connaître quelque chose de cette pensée et pourquoi pas Jésus lui-même ?

Judas avait donc dû songer : « Un être céleste est parmi nous pour nous sauver. Selon les éternelles lois de la magie, il doit assumer notre destin pour transfigurer et rendre opérations décisives et transcendantes notre vie et notre mort, il doit lui-même les accomplir dans sa propre vie et dans sa propre mort.

« Du moment où nous serons liés à lui par la foi, par l’intimité des jours, par la communion avec sa sueur et sa salive, avec son odeur et la rognure de ses ongles et de ses cheveux, et surtout par le partage de la nourriture, par le partage du poisson et de l’huile, du pain et du vin, nous serons assurés que tout ce qu’il fera dans la vie et dans la mort sera notre propre action, ce sera notre propre voie de salut. Avec lui, comme le font Athys, Adonis, Dionysos, Mithra, Osiris et tant d’autres, il nous fera passer théoriquement par les chemins étroits et terribles et merveilleux du supplice et du sacrifice, de la mort et de la résurrection. Pour que nous soyons assurés de trouver dans la mort une renaissance, de resurgir après notre propre trépas en nos corps glorieux, immortels, il faut qu’il ressuscite. Mais pour qu’il ressuscite, il faut que d’abord il meure. »

Sur un plan bien supérieur à celui qu’il avait imaginé d’abord pour Judas, Constant le retrouvait dans la même difficulté. Judas s’était trouvé d’abord dans la nécessité de forcer Jésus à devenir Messie et roi des Juifs, triomphateur terrestre sur le clergé juif abhorré, sur les pharisiens méprisables et aussi sur les Grecs et sur les Romains ; ayant échoué dans cette volonté, il avait été amené à souhaiter au moins la mort de Jésus comme une sorte de compensation désespérée, une amère revanche ; maintenant, Judas, plus spirituel que religieux, voyait dans cette mort même non plus un pis-aller, mais au contraire la condition même du triomphe et de la gloire. Il ne s’agissait plus du royaume terrestre mais du royaume céleste, il ne s’agissait plus de conquérir la vie dans son apparence immédiate mais au-delà du seuil si étroit et si momentané de la mort, dans sa réalité éternelle. Dans ce dernier cas, il fallait encore trouver le moyen pratique de faire mourir Jésus.

Ici, Constant s’arrêtait un moment et faisait sur lui-même un retour anxieux. N’avait-il pas été le disciple de Nietzsche ? Celui-ci condamnait passionnément les penseurs de l’arrière-monde ; celui-ci disait qu’il n’y avait que la vie immédiate. L’apparence était la seule réalité et le destin humain était tout entier dans le terrestre, où d’ailleurs il s’accomplissait avec une telle violence et une telle intensité que cela équivalait à la notion de l’absolu. Et même, du fait du Retour Éternel, la vie humaine se répétant à l’infini était l’éternité. Nietzsche rejetait comme absurdes et inutiles, comme éminemment destructrices de tout l’accomplissement possible toutes les transpositions et toutes les sublimations. Quand l’homme se mettait à transposer, Nietzsche le dénonçait comme dégénérant, vieillissant, tombant en décadence, se trahissant et se renonçant lui-même. Or, voilà que le Judas de Constant, sous prétexte de progrès, de marche en avant, de découverte, tombait dans cette dégénérescence et cette décadence. Dans sa jeunesse, dans son ardeur, dans sa première foi, qui était confiance en lui-même, et dans ses camarades et dans son chef, il avait voulu la conquête, la victoire, le triomphe terrestre. Il avait voulu réaliser dans la vie même le maximum de puissance, la limite extrême de la vie conçue par la vie. Il avait voulu l’accomplissement total de son moi, du moi de ses amis, du moi de son peuple. Il avait voulu le triomphe des Juifs sur les autres peuples et surtout sur eux-mêmes. On ne s’accomplit qu’en se vainquant, et on ne se vainc que pour s’accomplir : la volonté de puissance est aussi bien ascèse et sacrifice qu’extrême égoïsme, extrême complaisance, extrême licence, extrême luxure. Il y a là certainement une grande vérité puisqu’il y a une grande contradiction. Si l’homme est dans une contradiction, à condition qu’il vive aussi intensément chacun des termes de la contradiction il est dans le vrai, c’est-à-dire dans le vivant. Et voilà que Judas renonçait à tout cela. Judas qui était le diable, c’est-à-dire la volonté par excellence d’affirmer la vie, la volonté de tirer de la vie tout ce qui est dans la vie, d’en arracher tout ce qui y est latent et en puissance, la volonté de se contenter de cette vie qui a été donnée, Judas se faisait ermite, renonçait au don de Dieu, au seul don de Dieu dont nous sommes sûrs, la vie, pour un autre don de Dieu que nous imaginons, qui n’est rien moins que certain et que nous en venons à préférer à celui que nous ne savons plus exploiter. Judas renonçant à faire de Jésus un roi, se résignait à en faire un dieu : n’y avait-il pas là une terrible déchéance ?

C’est que Judas appartenait à un peuple vaincu, à un peuple affaibli, à un petit peuple qui avait été foulé par vingt invasions, occupé par vingt occupants. Ce petit peuple était sur un passage dangereux entre deux continents, toutes les grandes armées qui portaient la puissance d’un empire contre la puissance d’un autre empire, en raison de cette éternelle loi de la volonté de puissance, qui fait que le moi d’un peuple veut primer le moi d’un autre peuple et l’absorber ou le détruire, les armées chaldéennes, assyriennes, égyptiennes, perses, grecques, romaines étaient passées sur le ventre de ce petit peuple et étaient restées pendant des siècles sur ce demi-cadavre de plus en plus cérébral à mesure qu’il devenait moins vivant, de plus en plus métaphysicien à mesure qu’il était moins social, moins politique, moins guerrier, plus incapable des affirmations musclées et armées. Le temps du roi David et du roi Salomon était loin, du roi Soleil dans son palais de marbre et de cèdre dominant tous les peuples environnants. Les Juifs n’étaient plus que des intellectuels et des littérateurs, ce n’étaient même plus des littérateurs, c’étaient des espèces de curés, de moines frénétiques, vains, hideux, grotesques qui au milieu des philosophes et des athlètes grecs, des aristocrates et des soldats romains continuaient à pérorer sur la suprématie du génie juif, suprématie naturellement « purement intellectuelle », tout à fait spirituelle ! Le cul botté et rebotté, ils parlaient de la supériorité de leur cul sur le pied botté.

Constant avait eu horreur de cela, de toutes les fibres de son être, et s’il avait à dix-huit ans fui Paris et rejoint les méharistes, ç’avait été pour échapper à l’ignoble promiscuité des Français qu’il sentait devenir ce que les Juifs étaient devenus. Les Juifs, avant d’être des Juifs, avaient été les Hébreux, de même que les Grecs avaient été des Hellènes avant de devenir des Grecs. Le dernier sursaut de l’Hébreu chez le Juif avait été le Macchabée, ce dernier héros de la vraie volonté de puissance d’un peuple luttant contre l’inévitable et d’ailleurs, par suite d’une circonstance fortuite, d’une distraction du sort, et du fait que les occupants possibles du moment étaient occupés ailleurs à occuper d’autres peuples, avait pu croire pour un siècle redresser le destin. Au Sahara, lui aussi, Constant avait pu croire à certaines heures qu’il échappait au destin. Mais au fond, qu’est-ce que c’est qu’un macchabée ? C’est un héros ou un cadavre. Au Sahara, Constant n’était-il pas déjà un cadavre plutôt qu’un héros ? La volonté de puissance implique épanouissement autant qu’ascèse : ne recherchait-il pas plutôt l’ascèse que l’épanouissement charnel, que l’épanouissement d’un moi conscient, certain de s’affirmer et prêt au triomphe ? Il mortifiait son corps, il brisait sa volonté, il humiliait toutes ses ressources de jouissance dans la discipline militaire, dans l’exil des petits postes mauritaniens, dans la promiscuité sordide des cantines et des mess, dans la pauvreté et l’absurdité d’une conquête coloniale où le conquérant était le secret admirateur du conquis, dont il détruisait pourtant la raison d’être. Tout cela pourquoi ? Au fond, il savait bien qu’en tant que Français, il était mort, que ne pouvant plus être français, comme on l’était au temps du roi Soleil, il ne pouvait plus être homme et que condamné à la déchéance dans la vie, dans le monde, il était voué à l’arrière-monde, à la métaphysique et au rêve. Comme le pédéraste P., il n’avait pris l’uniforme du soldat que parce qu’il cherchait la bure du moine. Il avait suivi le même chemin que Judas.

Et d’ailleurs, ce Nietzsche le savait bien lui-même, il n’était en Europe que le premier décadent conscient, le premier décadent qui voyait la fatalité et par une philosophie de désespoir cherchait à l’arrêter et à l’enrayer. Nietzsche mettait tout dans la volonté, dans le miracle d’une volonté qui, prenant son point d’appui dans un instinct avarié, devient la chose la plus artificielle du monde. Mais il était d’abord un décadent et il y avait en lui, dans sa misérable vie et même dans l’air qui circulait dans son œuvre cette terrible abstraction qu’il définissait, qu’il craignait, qu’il condamnait et à laquelle il n’échappait pas. Quand on lisait vraiment Nietzsche dans sa totalité et dans sa profondeur, on trouvait quelque chose d’ambigu, même de louche. Que voulait-il vraiment ? Ce n’était certainement pas cette manifestation corporelle et politique, naïvement cynique qu’on lui a prêtée et selon laquelle fascistes et communistes pouvaient se croire ses disciples (dans cette rencontre mal entendue ils se diminueraient autant que lui, car les rencontres entre philosophes et hommes d’action sont des malentendus où tout le monde perd). Non, il voulait quelque chose de très délicat, de très subtil, de très pur en dépit de sa psychologie de la cruauté, de sa connaissance de la loi de violence, il savait bien que des tentatives de retour à la santé primitive n’auraient pu que faire ressortir l’incapacité moderne de reproduire les élans natifs de la jeune (?) Antiquité, de la jeune (?) Renaissance. Au fond, il ne voulait pas quelque chose de très différent de ce que voulait Jésus. Ce dont il a le plus souffert et qui peut-être l’a rendu fou, c’est qu’il a pressenti et c’est à partir de ce moment-là qu’il est devenu arrogant, vantard et éperdu – qu’il ne pouvait s’arracher au modèle qu’était Jésus et que, somme toute, il ne faisait qu’imiter ce modèle. Les nietzschéens, s’ils sont les ennemis des chrétiens, ont-ils vraiment un autre sang ? L’homme moderne qui est ultra-intellectuel (alors même qu’il n’est plus cultivé et d’autant plus qu’il est moins cultivé), si effrayé, si nerveux, si angoissé dans les réalisations de sa volonté, peut-il être très différent de cet autre homme « moderne », de cet autre homme ultra-intellectuel allant d’un pas crispé vers l’inculture, si profondément dégénéré qu’était le chrétien juif, grec ou romain ?

Lui, Constant, dérisoire nietzschéen, dérisoire comme tous les nietzschéens d’Occident, dérisoire comme Nietzsche lui-même, regarde ces monstres qui se sont levés dans l’Est de l’Europe et qui dépassent tellement les figures nietzschéennes, car devant Tamerlan il faut bien dire qu’Alcibiade et Borgia sont des petits maîtres un peu spécieux. Mais Constant avait-il vraiment toutes les tares de Nietzsche, toutes les tares dénoncées et incarnées par Nietzsche ? Après tout il avait été en Afrique soldat et « practical joker », ce que n’avait guère été Nietzsche. Il avait été dans tous les commerces humains, ceux du sexe, de l’argent, du pouvoir – ce que peut-être Nietzsche voulait pour ses disciples, mais qu’il leur rendait si difficile par les trop grandes délicatesses et le pouvoir d’énervement secret de ses analyses. Après tout, Constant n’était pas un dégénéré qui se réfugie dans l’arrière-monde, mais un homme qui avait vécu et qui prenait lentement, progressivement son chemin vers les détachements et les transcendances conformes à son âge. Ou plutôt, toute sa vie, dès l’Afrique, il avait conçu et vécu la simultanéité des deux grandes attitudes humaines que théoriquement on veut toujours opposer l’une à l’autre et détruire l’une par l’autre, alors que dans la pratique elles sont intimement mêlées et que chacun tire de l’autre sa plus vive force secrète : l’attitude du héros et du saint. Il n’était rien de tout cela et il avait toujours eu horreur de ces réussites spectaculaires qui font que par contraste on pensera toujours qu’il y a eu quelque part dans le monde des hommes secrets et exquis qui ont été plus héros que Napoléon et plus saints que saint François. Mais il avait poursuivi en lui, avec une vigueur de plus en plus aisée et de plus en plus tranquille, le culte modeste, tour à tour joyeux et amer, de ces deux tendances si familières aux humains, sitôt qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus être des animaux. Ah ! certes, les animaux dans leur perfection fixe sont bien supérieurs aux humains avec leurs écarts et leurs tâtonnements.

À force d’être nietzschéen, Constant finissait par méconnaître la grandeur personnelle de Nietzsche.

Constant alla voir Cormont à son camp. C’était une sorte d’école de cadres autorisée par les Allemands, mais qui n’était pas sans éveiller leurs suspicions. Là comme ailleurs, tous les clans avaient leurs espions. Il y avait alors en France tellement de gens qui espionnaient pour le compte de celui-ci ou de celui-là ! La France obsédée, investie, se déchirait les entrailles. Cormont supportait tout avec une patience obstinée, gaie. Il avait la gaîté à la fois naïve et narquoise de Jeanne d’Arc ou d’un jeune missionnaire chez les nègres. Tout en s’occupant avec la plus grande rigueur des gens et des choses aussi loin qu’il pouvait en voir autour de lui, il laissait de temps à autre se manifester à l’égard de ces choses et de ces gens, une distraction qui résultait de ce que sa véritable attention était toute tournée vers une image intérieure, la même que chez Préault, celle de la déesse France, mais plus pure chez lui, plus intransigeante. Cette distraction de derrière la tête touchait Constant.

Le camp, très petit, était situé dans une forêt. Il y avait plusieurs cabanes autour d’un mât sans drapeau. Les garçons de loin avaient l’air solide, de près leur regard était incertain, traqué, avec des assombrissements brefs qui annonçaient la décision puis se dissipaient. Cormont en prit quelques-uns et les emmena avec Constant dans une petite clairière assez lointaine. On s’assit en rond.

— Eh bien, leur dit Constant, vous avez appris des étrangers à allumer le feu dans les bois, à vous asseoir loin des femmes et des villes, à chanter, chantez.

Les garçons le regardaient avec une méfiance cent fois justifiée : les beaux parleurs venaient les relancer dans leur forêt. Le soi-disant régime antiparlementaire qui s’était abattu sur eux et s’efforçait de les manier avec des mains molles continuait les habitudes parlementaires.

Ils chantèrent, assez mal, des chants anciens, mais qui ne retrouvaient pas en eux un module très profond. Le chant reviendrait-il jamais, avec la danse, dans ces âmes qu’ils avaient reçues de leurs parents, réduites par le délice exigu d’une vie trop civilisée et qui en se corrompant redevenait rudimentaire sans le savoir ? Constant songea que les savants prétendent que les « sauvages » sont des dégénérés. Le monde moderne était peut-être en train de devenir sauvage de cette manière-là. Il avait noté chez des ultra-intellectuels des signes extraordinaires de grossièreté et de brutalité dans la faiblesse.

Après qu’on eut chanté, que faire ? Il aurait fallu danser et ne rien dire. Mais on parla. Pourtant la danse, la danse virile est le seul exercice de rééducation pour des hommes qui ne veulent pas mourir en tant qu’animaux spirituels et la seule prière effective aux dieux terrestres. Lui, Constant, qui en était au point où la vie ayant été vécue peut et doit se dépasser, considérait avec sympathie et pitié ces jeunes hommes, qui se débattaient à l’autre bout sur le seuil et cherchaient une initiation, peut-être à jamais impossible. Un peu pris de court et un peu farouche, il ne chercha pas les mots qu’il aurait pu leur dire.

— J’ai causé une fois avec Cormont, il est péremptoire et pas très clair : c’est ainsi que sont les jeunes hommes au regard des hommes vieillis comme moi. J’ai cru comprendre qu’il ressentait la servitude de son peuple à l’égard de trois ou quatre gros peuples étrangers. Il ressent cela avec une conscience claire et complète qui le met tout à fait à part. Je ne sais pas si vous êtes comme lui. À mon sens, la France est déjà depuis une cinquantaine d’années sous la pression de plus en plus évidente de ces gros peuples. C’est un assez petit peuple, fort en peine au milieu des empires qui se sont levés dans le monde. Cormont veut que ce petit peuple connaisse, accepte d’abord sa solitude et sa petitesse et reparte de là pour redevenir grand. Pourtant, il sait que le monde n’est pas fait pour les petits peuples et que ceux-ci s’ils ne sont pas déjà absorbés ne peuvent que décider leur absorption par tel ou tel empire. Mais il veut que dans l’empire où entrera la France, parmi les empires qui se succéderont sur la France, son esprit anciennement constitué persiste comme une influence autonome, forte et nette ; et pour cela il veut lui redonner un corps, un complexe de sang et de nerfs où elle nourrisse encore et plus que jamais cet esprit. Ai-je bien compris Cormont ?

Cormont, qui regardait ses hommes avec fringale, opina de tout son masque figé où les yeux témoignaient comme dans un visage de muet.

— Cela est possible, mais fort difficile. C’est si difficile que les trois quarts et demi des Français, sous des apparences diverses et avec des alibis plus ou moins décents, y ont renoncé. On peut dire que, dans neuf cas sur dix, un Français activiste est un agent de l’étranger.

Une sorte de grondement ou de plainte parcourut le petit cercle. Les hêtres étaient beaux autour d’eux.

— Mais, s’écria Constant plus vivement, prenant les arbres à témoin, avec leurs grands airs immuables ils ne doivent pas vous tromper, les arbres. Ils sont comme vous dans le labeur et la peine.

Après cela, Constant ne dit plus rien ; il aurait pu continuer, mais il s’en abstint. Il aimait toujours mieux que les autres parlassent que lui : il se permettait seulement de les mettre dans une certaine voie quand ils en valaient la peine, circonstance tout à fait rare. Dans ce temps, plus que jamais, les paroles lui paraissaient atrocement vaines et sacrilèges. Pourtant la forêt dispensait une solennité indéniable à celles qui pouvaient être dites ici.

Les autres s’étonnaient, puis se plurent au silence de Constant. Cela les obligeait à considérer ce qu’il avait dit comme ne venant pas d’un rhéteur quelconque.

Cormont s’agitait sous son masque de chair couturée. Il parlait : il n’avait pas l’élocution facile.

— La France est occupée depuis très longtemps, par des amis et par des ennemis. Pour le faible un ami est pire qu’un ennemi et c’est pourquoi l’ennemi se présente comme un ami. Nous serons occupés très longtemps encore et c’est en dépit de l’occupation faite par celui-ci ou par celui-là que nous devons reconstituer notre force. Nous ne pouvons le faire que d’une façon tout à fait sévère, tout à fait secrète, dans une discipline farouche qui ne peut connaître d’autre sanction que la mort. Certes, Trubert a raison, l’Europe deviendra forcément un empire ou elle périra. Mais que ce soit l’Angleterre ou l’Allemagne qui soit la tête de cet empire, nous devons reconquérir notre isolement pour pouvoir apporter à cet empire non pas notre soumission, mais notre acquiescement, non pas une initiation, mais une inspiration. Nous devons nous comporter et agir comme des hommes qui refusent tout, pour pouvoir ensuite accorder et non pas céder quelque chose.

La tête de Constant rentrait lentement dans ses épaules et sa langue jouait tristement avec son râtelier ; la chose tournait très mal tout d’un coup. Les grands hêtres et les grands frênes n’entendaient plus un murmure magnanime conforme à celui de leurs profondes frondaisons, mais un caquetage de ville où il y avait de l’hésitation, de l’hypocrisie, de la turlupinade.

— Vous dites l’Angleterre ou l’Allemagne. Mais il y a surtout l’Amérique et la Russie. Si les Russes sont victorieux entre les victorieux ?

— L’Amérique et la Russie s’équilibreront en Europe.

— Sur le dos de l’Europe, peut-être. Mais si elles ne s’équilibrent pas ? La Russie ne se contentera pas de vous occuper, elle changera entièrement votre être, cet être auquel vous tenez tant.

Les visages des garçons qui, au début, avaient paru non pas seulement marqués par l’attention, mais prêts à la communion, n’étaient plus que des visages de spectateurs, épatés ou narquois.

— Nous nous défendrons contre la Russie comme contre les autres.

— Vous ne pourrez pas vous défendre contre la Russie comme contre les autres – à supposer que vous puissiez même vous défendre contre les autres. Pouvez-vous en ce moment vous défendre simultanément et également contre les Allemands et les Anglais, par exemple ?

— Oui. En tout cas, nous ne pouvons pas nous livrer aux Allemands sous prétexte de nous prémunir contre un danger russe qui n’est qu’hypothétique.

— Qui n’est qu’hypothétique, grâce aux Allemands.

Constant éclata de rire, ce qu’il n’avait guère fait depuis le début de cette histoire. Il riait méchamment. Il se sentait devenir méchant contre tous ces hommes qui s’agitaient et qui languissaient autour de son marais. Et même contre ce Cormont, et d’autant plus contre ce Cormont qu’il ressentait d’abord pour lui quelque indulgence et commisération particulière, parce qu’il était jeune, encore un peu vierge. Mais cette virginité s’effritait à vue d’œil. Les garçons commençaient à regarder Constant de travers.

— Je doute que vous puissiez être, comme vous l’espérez, rigoureusement contre tout le monde. Et pourtant, cette rigueur est le noyau de votre espoir. Mais l’Irlande a dû toujours s’appuyer sur les ennemis de l’Angleterre…

— La manœuvre ne nous est pas défendue.

— Si, parce que vous êtes des Français. Si vous voulez refaire la France, il faut interdire aux Français toute manœuvre, car ce ne sont plus guère que de petits manœuvriers. Or, d’un autre côté, sans manœuvre vous êtes voués à un sort tragique. Vous ne m’avez pas laissé finir sur l’Irlande. L’Irlande est un mauvais exemple, car elle a la chance de n’avoir qu’un ennemi, toujours le même. Mais la France a quatre ennemis et énormes. Et ils sont tous d’accord pour lui imposer chacun son alliance contre les trois autres et par là la perdre plus sûrement. Vous n’arriverez pas à vous délivrer d’une pareille coalition.

Constant se tut. La figure de Cormont parvenait à contracter de mépris ou d’angoisse ses surfaces glacées par le feu.

Une voix sèche s’éleva :

— Que proposez-vous, vous ?

Constant devint encore plus immobile qu’il n’était. Intérieurement il s’en voulait, il avait trop parlé. Et pourquoi avait-il tant parlé alors que tout cela l’intéressait si peu, qu’il croyait tout cela condamné ? Il n’avait pu s’empêcher de frémir à l’apparence de la jeunesse. Et maintenant que pouvait-il leur dire ? Ce qu’il pensait sur la situation de ce peuple était sans doute marqué par son détachement personnel. Après tout, de quel droit son mysticisme se faisait-il pessimisme ? Toutes ces pensées attisaient la colère qui était née en lui depuis quelque temps. Il répondit sur un ton bourru.

— J’ai tout dit. Aimez-vous qu’on vous rabâche ? L’homme courageux voit la difficulté et s’y enlace à jamais. N’avez-vous pas honte de me demander quoi que ce soit ? N’êtes-vous pas à l’âge où l’on fait les révolutions et où l’on tue les vieillards ? Si vous m’avez reçu ici, c’est que vous avez du temps à perdre.

— Trop facile, nota la même voix.

Cormont ne disait rien. Doué d’une nature implacablement intellectuelle, il retrouvait devant Constant la tentation d’être l’homme qu’il ne voulait pas être et qu’il aurait pu être plus aisément que celui qu’il s’efforçait de devenir. Mais ce qui le rassurait, c’était de goûter le sentiment que cette tentation ne l’emporterait jamais en lui. Justement parce qu’il était intellectuel d’une façon aiguë et perçante, il savait que tout intellectualisme était mort ou ne donnait plus que des fruits secs.

Constant haussa les épaules, ne répondit rien. Cormont ne souffrait pas du silence et ce ne fut qu’au bout d’un long moment qu’il le rompit.

— Il me semble que le camarade n’a rien à ajouter à ce qu’il a dit. En faisant la critique de nos idées, il a montré les siennes : c’est un laconique.

— Mais oui, sourit amèrement Constant. Vous voulez maintenir un patriotisme de province à l’époque des empires, à l’époque des avions qui traversent un océan en quelques heures. Libre à vous. Persévérer dans son être jusqu’à la décomposition totale est une fatalité à laquelle bien peu peuvent échapper et c’est aussi un assouvissement plein de séduction. Vous ne serez pas les seuls ; de par le monde il y a quarante patries qui se raidissent contre l’inévitable. Et à ce que vous faites, il y a une raison profonde et vénérable : c’est que la forme des patries, des cités, est essentiellement créatrice. Avec les patries meurt l’art ; la mort de l’art dont nous sommes les témoins annonce la mort des patries. L’arrêt brusque de la peinture française depuis dix ans a annoncé inexorablement l’événement de 1940. Je dis l’événement de 1940 et non la défaite de 1940. L’Allemagne n’a pas vaincu et la France n’a pas été vaincue en 40. Cela ne se passait pas entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne n’est qu’un instrument comme la Russie et les États-Unis et bien moins brutal et décisif que ces deux-là. Vous pensez tout le temps au rapport de la France et de l’Allemagne, moi je n’y pense jamais, ce n’est qu’un rapport partiel et tout latéral. Je vois des Allemands en France et des Français en Allemagne. Mais avant les Allemands, il y avait trois ou quatre millions d’étrangers en France et en Allemagne, avec les Français, il y a dix millions d’étrangers. Je vois des foules immenses, monstrueusement armées, en marche par le monde pour construire des empires continentaux. Ces empires seront atrocement barbares, car l’extrême civilisation engendre la barbarie. Ce n’étaient pas les Germains qui étaient des barbares, ils ne le sont devenus qu’au contact de la Rome pervertie, cruelle et convulsive du IIIe siècle, qui elle était la grande barbare et qui a engendré Byzance, la plus effarante monstruosité qu’on ait jamais vue. La barbarie, c’est le métissage violent et brusque du futur et du passé, du trop fin et du trop fort. Les empires engendrent des religions et non des arts. Et c’est ce qui vous épouvante, vous, petits Français, fils de si grands artistes.

Constant se leva, excédé et rempli d’une profonde rancune. Pourquoi leur avoir dit tout cela, du moment qu’il ne leur disait que cela ? Pour lui, il s’agissait de tout autre chose ; depuis longtemps, il se trouvait dans l’au-delà de cette situation, par lui pressentie, vécue, jugée dès son jeune âge. À dix-huit ans, il avait quitté la France, comme il aurait quitté l’Allemagne ou l’Angleterre : il avait senti la mort qui cherchait à le figer comme une image dans un cadre étroit et vermoulu. Et peu à peu il était entré dans cette désincarnation qui est le propre d’un homme qui vieillit, mais qui correspondait aussi au destin du petit monde condamné dont il était issu. Toutefois, avant de se défaire, il s’était fait ; avant de cultiver la mort, il avait cultivé la vie. Si entièrement qu’il acceptât l’attitude mystique, il ne la concevait que comme fleur sur l’arbre de la vie. La vie n’était pas le mal comme le disent les chrétiens et les bouddhistes (toutefois, ceux-ci d’une façon plus intelligente que ceux-là, nullement moraliste). Il y a le Verbe, dont se dégagent ces spécifications étranges et délicieuses et décevantes de la vie, mais ces spécifications ensuite rentrent dans le sein du Verbe, qui lui-même rentre dans l’indicible. Et tout cela dans une seconde éternelle.

La France avait été une spécification puissante et merveilleuse, elle rentrait dans le sein du Verbe comme Athènes et Florence, les Mayas ou les Khmers. Et lui, Constant, le rôdeur de la planète, il repoussait avec ennui et dédain toutes les dénominations dont on aurait voulu l’affubler si on l’avait connu : cosmopolite (il méprisait les villes), international (il était las des jacassements contradictoires des vieilles perruches représentant diverses internationales à la radio), pacifiste (il avait été longtemps soldat et ç’avait été le meilleur temps de sa vie, en Afrique), anarchiste (nom admirable, mais qui pour s’accomplir a besoin avant tout du secret), occultiste (mais il se moquait à s’en décrocher la mâchoire d’un ramassis de sots qui ne savent que faire du trésor qu’ils ont entre les mains).

Constant s’en revint vers le petit camp avec Cormont. Les garçons, déconcertés et exaspérés, les suivaient en chuchotant.

— Je vous en veux, fit Constant, vous m’avez fait bavarder.

— Il ne s’agit pas de tout cela, répondit sèchement Cormont, j’ai à vous parler d’une affaire précise. C’est pour cela que je vous ai fait venir.

Quand ils furent revenus au petit camp, il l’emmena dans son bureau où régnait une sévérité un peu voulue.

— Je n’ai rien contre vous, Trubert, bien que vous ayez essayé de nous blesser. Je ne sais rien de votre vie, mais j’admets ce que Bardy croit en savoir : le fait pour un Français d’être sorti de France, même pour de médiocres raisons, est un bon point pour un homme de votre génération. J’ai donc confiance en vous.

« Encore un », remarqua Constant avec un froncement de sourcils.

— Vous avez tort. Votre façon de prendre la vie n’intéresse que médiocrement un homme comme moi. Je n’ai goût de vous rendre aucun service.

— J’ai raison d’avoir confiance en vous puisque vous me prévenez.

Constant haussa les épaules.

— Voilà. Votre Susini, on fait un grand mystère autour de lui. Peu importe. Je ne fais pas grand cas de lui. Ses opinions politiques, s’il en a, je ne m’en soucie guère. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a chez lui.

Constant prit un air excédé.

— Vous êtes chargé de garder le dépôt d’armes, continua Cormont. Je vous préviens que j’ai l’intention de m’en emparer avec mes garçons, et je vous demande de m’y aider.

— Vous allez vite.

— Vous méprisez tous les Français, Trubert, qu’ils soient gaullistes comme Préault, communistes comme Salis ou fascistes comme Bardy. Moi, vous me dédaignez, mais vous ne me méprisez pas.

— Cela fait-il une grande différence quant au résultat ? ricana doucement Constant. Je ne marche pas.

Cormont n’eut pas l’air de se démonter du tout.

— Vous n’allez pas me dire que vous vous croyez des obligations vis-à-vis de Susini ?

— Pourquoi pas ? Je suis son employé, le moins est de faire mon travail.

— Je vous croyais un immoraliste ?

— J’ai le plus grand respect pour la Morale comme pour Dieu, et le Diable, ce sont des présences qui quand on les chasse par la porte rentrent par la fenêtre. Qui vous dit que je ne suis pas lié à Susini par les raisons les plus sérieuses, non seulement la fidélité à un contrat, mais à une communauté d’idées ?

— Susini n’a pas d’idées. C’est un margoulin.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Susini est un homme mûr. Les hommes mûrs ont des pudeurs que n’ont pas toujours les jeunes hommes.

— Non, je ne peux croire ça. Un homme comme vous ne peut être fidèle à un homme comme Susini qui ne représente que de bas intérêts. Quand il s’agit d’intérêts supérieurs…

— Je peux connaître des intérêts encore bien supérieurs aux vôtres.

— Vous méprisez le nationalisme, le patriotisme.

Mais vous faites une différence entre des hommes comme moi et Préault, Bardy, Salis. Eux, ce sont de faux patriotes, moi, je suis un vrai. Je peux me tromper, mais je ne trompe pas les autres. Donc, vous me préférez.

— Je ne suis pas sûr du tout que vous ne trompiez pas les autres et que vous ne soyez pas contraints demain, si vous ne l’êtes déjà aujourd’hui, de faire comme eux et d’appuyer votre nationalisme à un impérialisme quelconque.

— C’est ce que nous verrons.

Constant réprima un mouvement d’impatience. Il avait contre la prétention de rigueur du jeune homme son préjugé de vieil homme. Il déplaça son râtelier d’un nerveux mouvement de langue, puis dit lentement :

— C’est tout vu. Vous êtes d’accord avec Bardy ?

Cormont laissa échapper un coup d’œil rusé qu’il réprima un peu tard.

— Je sais bien que vous songez à le mettre dedans, nota Constant. Pour le mettre dedans, il faut que vous feigniez d’être avec lui. Cette petite manœuvre vous serez mille fois obligé de la répéter, en plus grand. Et ainsi vous serez comme les autres.

— Bah.

— Pire que les autres peut-être. Car eux sont fidèles à qui les soutient et les paie. Vous vous croirez autorisé à changer de camp à tout bout de champ.

— Pourquoi pas ?

— Je vous ai dit que je ne croyais pas à l’immoralisme. C’est un leurre.

Il y eut un silence. Cormont était surpris et exaspéré par l’opposition morale que lui faisait un petit aventurier, il ne voulait pas en être dupe. D’autre part, il constatait que Constant ne voulait pas le duper, mais voulait lui faire sentir les acuités de la situation : c’était là des marques de sympathie, peut-être de complicité. En tout cas, Cormont était raide et ne savait pas tourner un obstacle quand il y avait donné du nez. D’ailleurs, il craignait toute diplomatie, voulant par là se faire remarquer au milieu d’un peuple qui presque tout entier cherche le vent. Il trancha brusquement :

— Donc, vous ne serez pas avec moi, Trubert. Serez-vous contre moi ?

— Si vous attaquez mon trésor, je le défendrai. Pourtant, j’attendrai votre attaque. C’est-àdire que je ne vous dénoncerai pas à celui-ci ou à celui-là. C’est ce que vous vouliez savoir, n’est-ce pas ?

— Mais à Susini ?

— Parler de votre projet à Susini, ce n’est pas vous dénoncer, c’est faire mon devoir de vigilance.

— Mais je me suis confié à vous.

— Pour que je me livre à vous, mon gaillard.

« Ce pauvre Judas, je comprends qu’il se soit mis en colère contre tous ces disciples qui étaient extrêmement médiocres, qui n’y comprenaient rien, qui donnaient chacun une interprétation différente et sordide de l’aventure. Et finalement Jésus représentait l’impuissance inénarrable de toute sa troupe, de toute l’humanité en quête de solutions dérisoires. Il n’y avait que Jean qui était assez bien. Judas ne pouvait pas prévoir que viendrait Paul avec son génie. Judas, dont je ne veux certes pas faire un génie, d’aucune espèce, et chez qui je maintiens un fond éminemment sordide (car après tout, Satan en tant qu’esprit critique est très bas), était sensible de quelque façon à la supériorité de Jésus. Peut-être comme un marchand de tableaux qui ne comprend rien à la peinture et qui pourtant a le sens de la valeur picturale des tableaux qu’il vend. Qu’il vend… Pourquoi diable est-ce que je m’intéresse à ce Judas ? Au fond, à cause de Jésus. Par Jean, Judas prend le sens de la valeur de Jésus, non pas en tant que chef, mais du moins et au contraire en tant que victime. Si on ne peut pas en faire un chef qui sauve les Juifs des Romains, qui refasse des Juifs des Hébreux, on peut en faire une victime, selon le cœur de Jean qui rêve d’amour, de sacrifice d’amour. »

Constant s’était engagé à dix-huit ans dans les spahis, après un an d’études à la Sorbonne, pendant lequel il avait lu uniquement Nietzsche et ceux que prônait Nietzsche. Non pas qu’il fût borné : il était bien sûr que Nietzsche ne tenait pas la vérité absolue, vérité qui selon Nietzsche même n’existait pas, mais parce qu’il s’était reconnu à quatorze ans tout d’un coup de sa famille, feuilletant un livre dont il ne comprenait qu’une ligne par-ci par-là à la devanture d’un libraire, et parce que c’était un des rares philosophes qu’il pût comprendre : Nietzsche est le philosophe des gens qui ne peuvent admettre le jargon de la philosophie.

Des spahis, en 1919, il était passé aussitôt qu’il avait pu dans les méharistes et il y avait fait cinq ans. Comme d’autres, il s’était engagé dans les persécuteurs pour connaître les persécutés. Les persécuteurs avaient un culte pour les persécutés. Moins ils persécutaient apparemment, plus ils sentaient qu’ils persécutaient intimement : et ils auraient eu mauvaise conscience, s’ils ne s’étaient sentis eux-mêmes persécutés par le monde persécuteur qui les avait délégués là. Un officier méhariste était un réfugié et un hors-la-loi à l’égard de la vie d’Europe tout comme les dissidents qu’il traquait et qu’il respectait. Constant avait bien cru qu’il passerait sa vie au désert.

Mais il voulait connaître la vie qu’il rejetait et haïssait. Il partit pour l’Amérique où il passa deux ou trois ans dans une sorte de misère à demi voulue. Il était manœuvre tantôt à la ville, tantôt à la campagne. Sa santé était forte et il pouvait tout supporter, étant profondément indifférent à tout et curieux de tout. Jamais il n’avait tout à fait cessé de lire : il connaissait aussi bien qu’un autre les inévitables classiques de l’individu moderne : Pascal, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, Stendhal et Dostoïevsky. Contrairement à tout ce qu’il avait cru, il ne détesta pas la vie américaine. Elle était moralement misérable et prétentieuse, mais il y avait quelque chose de naïf et de rude dans la misère qui fait passer sur la prétention.

Au fond, il voyait avec le même œil les foules américaines rouler carrosse que les Maures traîner leurs haillons au milieu des terrains vagues. Rien ne pouvait l’indigner ni le séduire tout à fait.

Après cela, il avait voulu connaître ce qui restait de l’Asie et il s’était fait matelot. Il avait roulé au Japon, en Chine, aux Indes. À un moment, il avait senti remonter en lui la soif de la connaissance livresque. Il avait besoin de points de repère intellectuels pour doubler les points de repère de son existence. Il avait fait des économies et était rentré à Paris pour entamer des études religieuses. Toutefois, auparavant, il avait fait un crochet par Moscou. La guerre l’avait surpris à Paris. Il s’était laissé surprendre par elle, mais il l’avait vue venir. Il avait songé à glisser vers l’Amérique du Sud, mais il s’était dit que la guerre lui pèserait autant là-bas qu’ici et puis il voulait être en Europe pour le moment où ça deviendrait intéressant, où ça tournerait à l’inextricable désastre. Il n’avait aucune foi politique, bien au contraire, mais disait-il : « J’aime les déserts. La fin du monde dit “moderne”, ça va faire un beau désert. »

Il n’avait rien attendu de la guerre, aussi n’avait-il pas été déçu par elle. Il aimait la guerre, mais il la mettait ailleurs que dans ces immenses poussées de foules, réglées par une bureaucratie d’ingénieurs et d’agents publicitaires. Où la mettait-il, la guerre ? Elle était dans son cœur, contre tous les hommes peut-être. Il était tapi dans sa solitude, aux aguets, attendant le moment pour fondre il ne savait sur qui, mais sur quelqu’un. Il avait énormément pensé à la mort.

À la mort des autres et à la sienne. Il rêvait de connaître sa propre mort, d’en faire un acte de choix et de conscience. Comment connaître sa propre mort ? Il avait examiné diverses manières de suicides, des suicides lents qui permettent le maximum de conscience jusqu’à la dernière minute ; le plus efficace lui semblait l’ouverture des veines. Il croyait bien se rappeler avoir lu quelque part que contrairement à la légende ce suicide est douloureux et cela lui faisait peur, mais il réfléchissait que la douleur est la seule condition de la plus fugacement vive mais de la plus vive conscience. Pendant longtemps, tout en y songeant, il n’avait pas été pressé et la vie lui apportait chaque jour plus de conscience ; mais il ne fallait pas dépasser le meilleur moment, ce devait être celui de la pleine maturité juste avant le commencement de la vieillesse ou de la maladie chronique.

La mort, c’était aussi la mort des autres. La mort des autres pouvait lui apporter quelques lumières préparatoires. Il avait observé la mort des autres, mais cela avait aggravé l’énigme en la précisant. Les mourants ne faisaient qu’avouer ce qu’étaient les vivants, des enfants désarmés, impréparés, absolument étrangers à leur destin. Les chrétiens exercés et pratiquants ne lui avaient pas paru aborder l’épreuve avec beaucoup plus de vertu : leur résignation lui semblait plaquée. Il reconnaissait pourtant comme assez remarquable qu’une attitude pût dans quelque mesure subsister au moment où toutes les attitudes sont défaites et remplacées par la même réaction commune, vague et obscure : la peur, une protestation timide, une convulsion du fœtus renouvelée devant un nouveau seuil.

La mort avait deux aspects : la donner et la recevoir.

S’il donnait la mort à quelqu’un, ce serait un moyen d’apprendre quelque chose. Au front, il n’avait su s’il donnait la mort à quelqu’un. Il n’avait guère compté sur le corps à corps, qui en effet ne s’était pas présenté. Et du reste, le corps à corps dans le tohu-bohu ne donnait certes ni le temps ni l’envie de s’appesantir. La mort donnée ne serait intéressante que dans le meurtre, dans le crime. Il avait déjà pensé à cela de loin en loin et vaguement avant la guerre. Chose assez surprenante, il n’avait pas eu l’occasion de tuer dans ses aventures.

La guerre – celle de 40 après celle de 14 – lui avait appris des choses qu’il savait déjà, mais avec une puissance d’incision formidable ; il était donc revenu avec une insistance plus aiguë à cette idée du meurtre. Il lui faudrait bien tuer quelqu’un, un jour. Un homme ou une femme. Non, une femme c’est trop facile et puis c’est autre chose. Tuer, c’est tuer un homme. Pourquoi pas une femme ? Parce que dans ce cas serait trop grande la part sexuelle, sensuelle. Mais dans le meurtre d’un homme, il y avait aussi un assouvissement sensuel. Il savait bien que la vie du désir et la vie du courage et de la peur sont étroitement enlacées.

Constant fit de nouvelles recherches et finit par trouver le dépôt. Il était bien caché. Et pourquoi diable Susini conservait-il ce dépôt ? C’était extrêmement dangereux. Était-il si bien avec les Allemands ? Apparemment, oui, mais d’autre part ce n’était pas un homme à mettre tous ses œufs dans le même panier. S’il était tout à fait bien avec les Allemands, ne pouvait-il être en même temps bien avec les Anglais ? Ou les Russes ? S’il faisait la cour aux Allemands, ce pouvait être aussi d’accord avec les Anglais ou les Russes, uniquement pour garder ce dépôt. On voyait très bien l’utilité de ce dépôt situé en plein au milieu des lignes allemandes et destiné à armer principalement les ouvriers de l’usine Préault que viendraient renforcer les gens de la ville et quelques paysans, sans compter d’autres éléments qui pouvaient surgir de l’arrière-pays. Il était possible que Susini fût du parti anglais. Et pourtant qu’il fût de ce bord-là n’avait pas été le sentiment instinctif de Constant quand il l’avait connu. Il pensait plus volontiers que Susini n’était strictement pour personne, comme lui Constant, bien que pour des raisons différentes : c’était sans doute pour cela qu’ils s’étaient entendus. Cela avait plu à Constant, et il commençait à tenir sérieusement à ce que ce fût l’explication dernière, car les prétentions de tous ces chiens politiques qui rôdaient aux environs le butaient définitivement. Aussi était-il décidé à défendre le dépôt envers et contre tous. Somme toute, Susini avait bien deviné sa psychologie quand il lui avait confié ce poste, il avait avec exactitude pressenti qu’il réagirait ainsi.

L’automne avançait qui semblait la saison par excellence de ce pays gris et plat. Il allait jouir dans le Creux des dernières touches de chaleur et de lumière sur le sable, entre deux semaines de pluie. Susini était venu passer quelques jours, de vacances disait-il. Comme Roxane le visitait assez longuement, Constant était absent presque tout le temps. Le soir, toutefois, il dînait assez souvent avec eux deux. Roxane avait l’air de s’amuser un tant soit peu de l’ironie enjouée et un peu triviale de Susini. Cette ironie faisait un contraste, assez savoureux, si l’on n’en abusait pas, avec la profonde et effrayante mansuétude de Wladimir Liassov, bien que la liberté cynique avec laquelle Susini traitait de toutes les petites choses de la vie pût paraître à la fin du compte un hommage aux intérêts tout dépouillés qui ravissaient Liassov. Celui-ci ne venait jamais dîner, mais deux fois Susini alla le voir, sans demander à Constant de l’accompagner.

Constant ne savait pas si Susini connaissait les amours de Roxane avec Cormont, après les autres.

_ Croyez-vous que Cormont deviendra un homme politique ? demanda un soir Roxane à Susini.

Elle avait une voix profonde, un puissant contralto qui allait bien avec les grands traits de son visage et avec les grandes ondées de sa chevelure noire. Elle était de quelque tribu du Caucase.

— Il l’est déjà, à ce qu’on me dit, répondit Susini, sans que son regard pétillât de plus de malice qu’à l’ordinaire.

— Il joue pour le moment, fit Roxane avec une moue.

Son regard ne cachait pas le plaisir qu’elle avait de penser au jeune homme.

— Les hommes politiques et les hommes d’affaires sont des enfants qui continuent à jouer toute leur vie, nota Constant.

— Oui, ils sont méchants et gourmands, comme les enfants. Mais justement ce jeune Cormont n’est pas très gourmand.

— Les jeunes gens sont très hypocrites, nota encore Constant.

— Ils le sont si naïvement, jeta Susini. Il ne cache guère son jeu avec vous, Roxane.

— Non, fit-elle en éclatant de rire.

Susini ne semblait faire aucun effort pour mater les menues grimaces d’une jalousie dont Constant sentit qu’elle était pourtant supportée avec aisance.

« L’amour est devenu une drôle de chose, ces temps-ci. »

— Mais je me demande s’il n’est pas trop intellectuel, reprit-elle avec une curiosité à peine tendre et un peu dédaigneuse.

— Il fait tout ce qu’il peut pour se frotter à la vie, sourit encore Susini.

À ce moment, on sonna la cloche à la porte d’entrée. La jeune domestique qui servait alla ouvrir. Il y eut du brouhaha à la porte et Salis parut soudain dans la grande salle où l’on mangeait.

Salis n’était pas seul, il était accompagné de cinq ou six gaillards qui entrèrent sans façon derrière lui. Susini eut un vif mouvement de mauvaise humeur qui ne se manifesta ni par des paroles ni par des gestes. Simplement, son teint se brouilla davantage et le timbre de sa voix fut plus impertinent, quand il s’écria :

— Voilà une entrée en force ou je ne m’y connais pas.

— C’est bien ça, répondit Salis avec son ricanement exultant. Je vais vous expliquer de quoi il retourne.

Il était sur le seuil de cette grande salle qui servait à la fois de salle à manger et de salon et où ses hommes se penchaient pour regarder les profonds fauteuils de cuir et le carafon d’eau-de-vie sur une table basse.

— Mais d’abord, je vais placer mes camarades.

Sans façon, il referma la porte sur le nez de Susini, de Constant et de Roxane et dans le vestibule conféra avec ses hommes. Des portes s’ouvrirent et se fermèrent. Susini demeurait imperturbable et souriant, mais en même temps il laissait voir qu’il n’était pas content du tout. Salis revint. Il regardait Susini avec ses grands yeux verts où apparaissaient plus épaisses des stries noires.

— Voilà. Je vais vous expliquer, Susini. Je ne suis pas venu pour vous attaquer, mais pour vous défendre.

— Je m’en doutais, s’exclama Susini.

— Oui. Je sais de source sûre que le petit Cormont a l’intention de venir ce soir avec quelques copains à lui, faire un tour dans votre arsenal. Alors, je n’ai fait ni une ni deux et je suis venu vous prêter main-forte.

— Ça, c’est d’un ami.

— Mais ce n’est pas d’un ami ce que veut faire l’autre, ricana Salis.

Il ne regardait pas Roxane, mais Constant la regardait sans arrêt et sans se cacher. Son beau visage était blanc, figé. N’était-ce pas elle qui avait informé Salis ? N’était-elle pas un agent russe ?

Susini offrit de la fine à Salis qui refusa.

— Je vais la porter à vos hommes, fit Susini.

— Non, fit carrément Salis, restez ici.

Constant se proposa, pour souligner le mauvais procédé.

— Tu le fais exprès, rétorqua aussitôt Salis. Eh bien, si vous voulez, vous êtes tous les deux en résidence surveillée dans ce salon.

— Je me demande, posa Susini, si vous allez savoir vous y prendre. S’il y a des coups de feu, les Allemands seront alertés et le pot aux roses sera découvert.

— Ne vous en faites pas.

— Je m’en fais, voyons, railla Susini.

Il ne regardait pas Roxane, ce qui mettait autour d’elle une zone de suspicion. Elle fumait dans un fauteuil. On n’apercevait d’elle que ses chevilles qui étaient fortes.

Susini se tut un long moment, il réfléchissait :

— Salis, vous avez tort de le faire au dictateur. Je suis sûr que vous allez faire une gaffe et que nous en pâtirons tous. Je connais mieux ma maison que vous et peut-être mieux que vous ce genre de travail. Si vous m’expliquiez votre plan, je pourrais peut-être vous donner un conseil utile.

Salis haussa les épaules et sortit. Susini dit à Constant :

— Tu n’es pas armé ?

— Non.

— Bon. S’il y a un coup de fusil, nous ficherons le camp de gré ou de force. Tu me laisseras faire. Ce petit idiot nous fera faire comme des rats. Tant pis pour la maison.

Mais il avait l’air de dire : « J’arrangerai ça après. »

Salis rentra un peu soucieux. Il regardait Susini en ricanant.

— Je ne sais pas pourquoi vous ne me racontez pas votre plan, insista Susini. Je suis sûr que vous allez faire simplement couper la chaussée derrière les hommes de Cormont. Mais ce sont de petits jeunes qui s’énerveront et qui feront un raffut épouvantable… Vous n’avez pourtant pas peur de moi ?

— Qu’est-ce que vous proposez ?

— … Eh bien, il vaut mieux que vous vous cachiez et que j’aille seul au-devant de Cormont. Je l’attendrai à la grille et je m’arrangerai pour le faire entrer seul, ici. Je lui parlerai et je le ferai renoncer à son entreprise d’enfant.

Susini ainsi déjouait Salis. Roxane avait levé la tête et cessé de fumer. Mais son visage continuait à n’exprimer rien. Salis ne sembla rien craindre.

— Je n’ai rien à craindre de vous, fit-il. Bien au contraire. Vous êtes une garantie que l’affaire restera silencieuse, donc sûre.

— C’est évident, jeta Susini qui ne souriait plus. J’y vais.

En passant, il regarda Constant, puis Roxane.

— Toi, reste ici, dit-il à Constant.

Constant comprit que Susini ne souhaitait pas que Salis et Roxane restassent en tête à tête, à cause de ce qu’il avait dit devant Roxane sur leur fuite possible. Du moins Constant comprit cela au bout d’un moment, en réfléchissant. Donc, Susini pensait que Roxane était de mèche avec Salis.

L’attente fut longue. Salis marchait de long en large, carrant ses épaules étroites mais pleines dans son gros chandail roulé au cou. Roxane fumait. Constant la regardait. Avec sa misogynie, il se demandait ce qui pouvait se passer dans la tête de cette femme qui faisait de la politique. Elle lui paraissait moins belle depuis que le danger avait frappé à la porte. « Ainsi donc, songeait-il, on reste toujours le même. La bête est presque aussi nerveuse dans ma carcasse de cinquante ans que dans mon ancien corps de godelureau. Au fond, j’étais plus sûr de moi quand j’étais dans les méharistes. Ce serait le moment de faire un petit exercice de yoga, mais va te faire foutre. Qu’est-ce que le Salis va vouloir faire de Cormont ? Lequel est-ce que je préfère ? Cormont est le jeune premier, j’ai toujours eu en horreur les jeunes premiers. Et pourtant… »

Enfin, il sembla que la chose se passait. On entendait des voix et les yeux verts de Salis se dilatèrent. Susini entra avec Cormont. Celui-ci se doutait de la bêtise où venait de l’introduire Susini ou il s’en douta en voyant Salis. Constant songea : « Les jeunes en France se font toujours rouler par les vieux. Du reste, ils aiment mieux ça, ça leur épargne d’être jeunes. » Cormont lut quelque chose d’autre sur le visage de Constant, un sourd mais violent malaise. Cormont s’écria avec la fausse aisance du jeune homme qu’on intimide mais qui veut crâner :

— Tiens, Constant, comme on se retrouve. Après tout, je ne suis pas mécontent de vous trouver tous là.

En même temps que Salis, il avait vu Roxane, ce qui l’incitait à plus d’audace et aussi à plus de raideur. Son masque de cuir bouilli, bien loin d’étouffer ses expressions, en enregistrait des copies brutales et sommaires qui étaient fort pénibles à voir. Roxane le regarda en face dans un premier élan, puis se détourna. Susini avait l’air soudain d’un monsieur distingué et correct qui s’astreint à suivre pas à pas, sans montrer d’impatience, tous les rites d’une cérémonie.

— On ne se retrouve pas, je vous attendais, trancha Salis, qui avait toute son exultation sarcastique et contenue.

Cormont, qui était pâle sous son rouge, blêmit.

— Vous venez pour les armes ? demanda Salis.

— Oui.

— Eh bien, je suis là pour les garder.

Cormont avait aussitôt une saine, trop droite réaction : il sortait un revolver. Susini haussa les épaules et fit : « Tst. » Salis ne sortit pas de revolver.

— Posez ça sur la table. J’ai trois fois plus d’hommes que vous et beaucoup mieux armés.

— Vous bluffez, s’écria Cormont.

Il y avait dans sa voix un espoir juvénile qui soudain sonnait clair.

— Je bluffe, tu vas voir, ricana Salis avec un accent soudain plus faubourien.

Il mit deux doigts dans sa bouche comme un galopin des rues et siffla. Les spectateurs : Roxane, Constant, Susini, en furent choqués. Il y eut un remue-ménage dans la maison. Cormont bondit vers la porte. Au passage, Susini, qui fumait avec un assez long porte-cigarette et qui avait les mains dans les poches de son veston croisé, en sortit une brusquement et lui donna un coup sec sur la main. Le revolver tomba. Avec une vigueur et une rapidité surprenantes chez ce petit homme grassouillet, il donna un coup d’épaule à Cormont pour l’écarter du revolver et le ramassa. Cormont, surpris, s’indigna et lui allongea un coup de poing qui alla à l’épaule. Un second qui se heurta à la crosse du revolver. Salis arrivait et, se ramassant dans sa petite taille, lui donnait un coup de tête dans le flanc. Cormont, pris en traître, manqua d’être renversé et alla donner dans une crédence où son coude balaya un vase. Deux hommes entrèrent, revolver au poing. C’étaient deux hommes de Salis. Cormont n’avait plus qu’à se tenir tranquille, c’est ce qu’il fit soudain avec assez de sang-froid.

— Salis, on les a désarmés, dit l’un des hommes qui avait une vieille veste de velours à côtes et l’air d’un paysan.

— Qu’est-ce qu’ils avaient comme armes ?

— Pas de pétards, pas grand-chose.

— Ils se sont laissé faire ?

— Dame, il aurait fallu voir.

Cela tournait à la frasque de collégien.

— On les a enfermés dans la bicoque du jardinier, près de la grille.

— Bon, je vais venir. Restez derrière cette porte.

Le type qui lorgnait le carafon d’eau-de-vie s’en alla sans que Susini lui en offrît. Celui-ci prit rapidement la parole.

— Bon, eh bien, voilà une affaire réglée. Vous avez eu tort, Cormont, c’est un coup de tête de jeune homme. Vous allez rentrer chez vous. Comment êtes-vous venus ? Vous avez un camion quelque part ?

— Pas du tout, coupa Salis. L’affaire n’est pas réglée, mais je vais la régler. Je vous emmène.

Cormont montrait le visage fermé et obstiné d’un petit garçon pris en faute, mais qui n’en pense pas moins.

— Où voulez-vous donc l’emmener ? demanda Susini d’un ton contrarié.

— Où ça me chante.

Susini haussa les épaules.

— C’est absurde. Si vous le séquestrez, on va le rechercher. Ils parleront à l’École des Cadres et on viendra droit ici sans compter chez vous.

— Ils seront prévenus à l’École des Cadres de ne pas broncher. Ils ne broncheront pas ; ils ne voudront pas faire arrêter des Français par des Allemands. N’est-ce pas, Cormont ?

Cormont, qui réfléchissait autant qu’il pouvait, tressaillit.

— La police française saura très bien agir en dehors des Allemands, murmura-t-il.

— On verra, fit d’un air entendu Salis.

— C’est tout vu, interjeta Susini. Vous allez agir aussi légèrement que ce jeune homme. Il y a une chose que vous oubliez depuis deux heures, c’est que vous êtes chez moi.

— Vous savez que je n’ai pas le respect de la propriété.

— Mais vous devez avoir le respect des pactes. Je vous ai rendu des services, cela se paie. C’est le moment de payer : je ne veux pas d’histoires… Et d’abord, pourquoi diable voulez-vous kidnapper ce garçon ? À quoi ça vous avancera ?

— Ça me regarde.

— Ça me regarde aussi, il me semble.

— C’est à prendre ou à laisser.

Susini avait laissé de côté son sourire depuis longtemps. Il posa son fume-cigarette sur la cheminée.

— Vous n’allez pas commencer ce vilain petit jeu avec moi ?

Salis alla à la porte, sans plus répondre, l’ouvrit et siffla. Les deux hommes entrèrent.

— Nous emmenons celui-là.

Cormont, dont on s’approchait regarda Roxane, puis Constant sans mot dire. Sans doute les soupçonnait-il tous les deux de l’avoir trahi. Mais il semblait se dire qu’il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même. Il dit en ricanant à Susini :

— Évidemment, là où il y a du marché noir…

— Taisez-vous donc, mon garçon. Salis, encore une fois, vous aurez de beaucoup plus gros ennuis que moi.

— Je vous engage à rester bouche cousue. Vous devez comprendre que si j’agis, c’est que je suis sûr de mes derrières.

— Vous n’êtes sûr de rien du tout…

C’était ce qu’inclinait à croire Constant. Salis ne se distinguait de Cormont que par plus d’intensité, mais il semblait avoir agi aussi par une impulsion téméraire. Mais Constant, pour le moment, s’intéressait surtout à son patron. Celui-ci bluffait aussi sans doute. Tout le monde bluffait. Salis moins que les autres ; il avait derrière lui communistes et gaullistes. Qu’est-ce que cela représentait au juste comme entente ? Mais Susini, qu’avait-il derrière lui ? Qui était Susini ?

Salis était parti sans plus de cérémonie. Constant alla à la porte, puis jusqu’à la grille qui séparait le terre-plein, où s’étalaient la maison et son jardin, de la chaussée passant à travers le marais. Plus personne. Il y avait peu de lune et l’eau était sans reflets. Il s’attarda un long moment, pensant à ce petit Cormont. Son obsession de l’histoire de Judas et de Jésus lui revint. Il se secoua, appelant l’ironie : « Non, c est un incident sans signification pour moi. Ils sont tous à mettre dans le même sac. » Pourtant Cormont jusqu’ici avait une position singulière. « Il n’est pas comme les autres, Préault, Salis, Bardy ; il n’est pas un agent de l’étranger. » C’était pourquoi ils étaient tous contre Cormont. Il réalisait bien celui-là le mythe misérable et désolé de la France seule. Mais qu’est-ce que cela pouvait faire à Constant ? Il n’était plus de ce monde. Une petite voix maligne lui susurra : « Avec toute ta métaphysique, tu ressembles d’ autant mieux au pire Français, celui qui se déguise en courant d’air et qui déclare : « Mine de rien, je me lave les mains de tout. Rendez-moi mon Pernod, mon perlot et ma gaule pour pêcher à la ligne. » Il haussa les épaules. Quelque attitude qu’on prenne dans la vie, on ressemble toujours à quelqu’un, on a toujours sa caricature dans le dos. Après tout, Susini, grande figure du marché noir, était peut-être par excellence cette caricature. Peut-être n’était-il que dans le marché noir et dans aucun clan politique ? Simplement un vivandier entre des armées rançonnant un pays. En tout cas, Constant, en dehors des philosophes asiatiques, dans la mesure où il faisait semblant d’être encore dans le siècle, était l’agent de Susini et il continuerait à lui obéir au doigt et à l’œil. « Le métaphysicien par son indifférence est toujours complice de la plus basse physique. »

Sur cette maxime très pure et très sale, il revint vers la maison. Les deux gardiennes en peignoir chuchotaient dans l’ombre.

— Eh bien quoi, qu’est-ce que vous avez ?

— On ne savait pas ce qui arrivait. On croyait que c’étaient les Allemands.

— Pensez-vous. Ce sont des amis qui sont venus nous voir.

Il fut frappé par le caractère confortable et bourgeois de la salle, en y rentrant. Susini et Roxane parlaient avec assez d’animation et se turent. Susini retrouva son sourire ironique pour regarder Constant.

— Quels sacrés petits idiots, tout de même.

Au petit matin, Constant fut réveillé par Bardy qui se tenait au pied de son lit, un doigt sur les lèvres.

— Parlez bas. Ils l’ont enlevé, je sais. Je n’ai pu venir à temps pour empêcher ça. Racontez-moi.

— Ah, vous m’emmerdez tous, grogna Constant dans ses draps. Qu’est-ce que c’est ? Les deux autres hier au soir, vous ce matin. C’est un bordel, cette maison. Allez donc voir le patron, moi je dors.

— Allons, allons, Constant.

— D’abord, je ne m’appelle pas Constant, je m’appelle Trubert.

— Allons, Trubert, vous avez de la sympathie pour ce petit Cormont. Savez-vous où ils l’ont emmené ?

— Je n’ai pas plus de sympathie pour lui que pour vous. Vous êtes tous des singes galeux dans la même cage.

— Ne parlez pas si fort, parlez tout bas. Je ne veux pas que Susini entende.

— Il a le droit d’entendre ce qui se dit chez lui.

— Où est Cormont, selon vous ?

— Je n’en sais rien, je m’en fous. Comment êtes-vous au courant ?

— Un de ses amis de l’Ecole des Cadres est venu me prévenir. Mais ma voiture ne marchait pas et je n’avais pas d’hommes sous la main. Si ma voiture avait marché, je serais venu tout seul d’ailleurs.

— Qui a vendu Cormont ?

— N’importe qui. Tout le monde était au courant de son projet.

— Oui, mais pour le jour et l’heure ?

— Roxane.

Bardy avait pris un air fatal.

— Elle était ici cette nuit, remarqua Constant. Cormont avait l’air de la soupçonner de l’avoir donné à Salis. Il aurait pu me soupçonner moi aussi d’ailleurs. Quel rôle jouent ces Liassov ? — Entre un Russe blanc et un Russe rouge il y a un terme commun.

— Sans doute… Eux sont comme ça. Mais nous, pas. Vous êtes français et vous marchez avec les Allemands.

— Je suis national-socialiste et je marche avec les nationaux-socialistes.

— Et les démocrates français marchent avec les démocrates américains.

— Si un démocrate français marche avec un démocrate américain, un fasciste français peut marcher avec un fasciste allemand. Mais je ne suis pas venu pour discuter. Ce que vous êtes emmerdant, ce matin. Vous n’avez aucun indice pour Cormont ?

— Aucun.

Constant se levait et enfilait un pantalon et un chandail.

— Je vais prévenir Susini que vous êtes là.

— Je suis venu vous parler à vous.

— Aucun intérêt. Je vais prévenir Susini.

— Si vous voulez, après tout.

Susini jura, ce qu’il ne faisait guère : Bardy entrait dans sa chambre.

— Va m’attendre dehors, je te prie, nom de Dieu. J’en ai assez de ces allées et venues.

— C’est naturel que dans une boutique chacun entre et sorte. Alors Cormont voulait te piller et Salis t’a défendu ! Tu es une vraie putain, on se m’arrache.

— Ils en veulent à mon petit saint-frusquin, et toi aussi. C’est toi qui as lancé Cormont dans cette affaire.

Parce que tu espères que finalement Cormont marchera avec toi.

— Dame, si les Anglais débarquent, Cormont qui est un patriote réagira.

— Mais pour le moment, remarqua Constant, ce sont les Allemands qui sont là.

— Dans la maison d’un cocu il y a toujours quelqu’un qui est là, railla Susini.

Son teint était brouillé, sa graisse jaune.

— Vous êtes bien idéologues à votre réveil, vous autres, railla Bardy. Vas-tu laisser Cormont aux mains de Salis ?

— C’est une sale histoire, et je suis sûr, mon petit Bardy, que tu te charges de la compliquer.

— Elle n’a pas besoin de moi pour se compliquer, l’histoire. Les types de l’École des Cadres vont alerter la police française. Ce qui mettra en branle la Feldpolizei, tôt ou tard.

— Pas moyen d’éviter ça ?

— Toi, tu aurais pu l’éviter en empêchant Salis…

— Il n’y avait rien à faire, demande à Constant. Salis avait un tas de types armés. À propos, je me demande s’il a embarqué aussi les copains qui accompagnaient Cormont.

— Non.

— Tu en es sûr ? Tu es bien renseigné.

Bardy haussa les épaules et fixa Susini.

— Je te croyais plus puissant que Salis.

— C’est selon.

— Tu peux peut-être encore arranger les choses.

— Mais puisque tu dis que la police est alertée par les autres : trop tard.

— Ah bon…

Bardy sourit d’un air mou. Susini regarda doucement Bardy.

— Pourquoi me fais-tu marcher ? Si tu as empêché les gens de l’École des Cadres de prévenir les polices, c’est autre chose.

— Tu dois avoir moyen de faire pression sur Salis ?

— Je vais essayer.

Constant crut bon d’intervenir.

— Salis avait l’air sûr que l’on ne déclencherait pas la police et ne rien craindre en dehors de cela.

Constant avait pris son air le plus naïf pour dire cela, il avait un peu envie d’embêter Susini qui, à ses yeux, avait perdu de son prestige depuis la nuit dernière. Susini ne le regarda même pas de travers, il ne le regarda pas du tout.

— Nous allons bien voir.

— Tu feras bien d’agir vite, nota Bardy d’un air assez menaçant, car si jamais la police allemande vient ici, tu es foutu. Tu as beau avoir des relations de tous les côtés.

— Oh, je suis tout à fait d’avis que tout cela est très ennuyeux. Va-t’en, je vais encore dormir un peu. Le sommeil porte conseil et non la nuit.

Il se renfonça dans ses draps. C’est curieux comme les hommes les plus mûrs et les plus faisandés reprennent un air d’enfant quand ils ont la tête dans un oreiller. C’est pourquoi les femmes au fond ne les prennent pas au sérieux.

Bardy parti, Constant revint auprès de Susini.

— Pourquoi as-tu eu l’air de dire que je ne pourrais rien faire pour Cormont ?

— Vous pouvez tout faire : je voulais donner à Bardy un gros doute là-dessus, de façon qu’il soit moins sûr de vos bonnes relations avec ses ennemis.

Constant prit un air aussi exagérément futé que tout à l’heure devant Bardy il avait pris l’air naïf.

— Ouais… Eh bien, tu vas aller dire à Préault que je veux le voir, mais je ne veux pas qu’il vienne ici.

Ils discutèrent d’un lieu de rendez-vous dans la campagne pour la nuit suivante. Tandis qu’il roulait sur son vélo et traversait le pont de la Vère, Constant comparait les intrigues auxquelles il avait été mêlé autrefois dans d’autres pays à celle-ci. « C’est à peu près pareil, avec une différence de degré, une énorme différence de degré encore. La mort violente revient à pas timides dans cette France d’où elle était singulièrement absente. C’est pourquoi j’avais quitté la France. Somme toute, j’y suis revenu avec elle. » Il s’occupa de Susini. « Je suis de plus en plus sûr que son jeu est si embrouillé qu’il ne peut faire que des parties nulles et qu’il ne cherche que ça. »

Préault avait vraiment l’air de ne rien savoir de l’affaire, il parut sincèrement surpris et ennuyé. Cela confirma Constant dans l’idée qu’il se faisait des rapports des gaullistes et des communistes. Il est vrai que Préault n’était peut-être qu’un chef honoraire des gaullistes et que certains d’entre eux tramaient des choses derrière son dos avec les communistes. Les gaullistes étaient aussi divisés que les gens du bord de Bardy. En tout cas, Préault devait craindre l’intervention des polices qui non seulement feraient leurs perquisitions chez Susini, mais sans doute iraient plus loin, et par exemple jusque chez lui, Préault. Il est vrai que Constant depuis longtemps soupçonnait que non seulement bien sûr la police française mais peut-être aussi la police allemande savait à quoi s’en tenir au sujet d’hommes comme Préault et Salis : les relations de ces deux-là avec Bardy, mi-figue, mi-raisin, étaient typiques de cet état de choses. Là encore il ne s’étonnait pas et savait qu’il en est ainsi partout : une sorte de ballet assez bien réglé de part et d’autre, une sorte de pacte suffisamment respecté entre deux adversaires qui ne peuvent et ne veulent pas tout le temps se tuer, un droit des gens fait de cotes mal taillées et d’accommodements obliques : cela n’empêche pas les explosions soudaines qui rompent toutes les demi-mesures et terminent atrocement le trantran des jours comme une coulée de lave coupe les routes et les rues. On n’en était pas encore là en France, en 1942 : les morts violentes ne se comptaient encore que par dizaines.

Préault fit mine de s’attendrir sur la jeunesse de Cormont. En France les vieillards s’attendrissent volontiers sur les jeunes hommes pour mieux les étouffer. Dans le sourire de Préault, il y avait un grincement de dents. Préault comme les autres était inquiet et jaloux de Cormont.

Il vint au rendez-vous. Susini avait d’avance recommandé à Constant de ne pas s’écarter.

— Préault, vous êtes à même mieux que personne de savoir où Salis a caché Cormont. Les amis de Cormont nous ont donné quarante-huit heures pour le faire relâcher. Sinon, ils mettent en branle la police française, ce qui finira par alerter la police allemande.

— J’ai déjà été voir Salis, mais il est absent.

— Il a l’intention de se foutre de vous comme de nous. Mais enfin, il n’y a pas que Salis dans la région.

— Je vous assure que je vais faire le nécessaire.

— Vous auriez déjà dû le faire. Si je suis dans le bain, vous y serez.

— Bien sûr, bien sûr.

— Ce n’est pas commode d’être allié aux communistes.

— Ah, bien sûr, bien sûr.

— « Bien sûr, bien sûr ! » En tout cas, demain soir, si Cormont n’est pas libre, je me considérerai comme délié de tout engagement, non seulement vis-à-vis de Salis, c’est déjà fait, mais vis-à-vis de vous.

Préault, qui semblait assez dérouté depuis le matin, se raidit brusquement.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je n’en sais rien encore, mais, d’une manière ou d’une autre, je tirerai mon épingle du jeu.

— Mais alors, après cela, nous serons vos ennemis mortels.

— J’aurai commencé par être le vôtre : je n’admets pas que l’on entre chez moi sans ma permission comme l’a fait votre ami Salis.

— Enfin, nous allons voir.

— Si Cormont n’est pas chez moi demain avant seize heures, c’est fini entre nous.

— Entendu. Au revoir.

Susini et Constant rentrèrent à la maison. Sans mot dire, Constant se disait : « À mesure que Susini se définit plus précisément par certains côtés, son point central devient plus incertain. Qu’est-ce que j ai découvert sur lui, depuis quelque temps ? Il est moins lié que je ne croyais avec Bardy, moins lié avec Préault et Salis, je viens d’en avoir la preuve. Il ne semble pas non plus avoir des relations suffisamment utiles à tel ou tel étage de la police française ou même allemande pour faire pister Salis et son prisonnier. Ça, peut-être, il pourrait le faire, mais pour le moment, il ne veut pas. Ce ne serait donc qu’un homme de marché noir, décidément ? »

Au fond, Constant avait été agacé par l’intervention de Salis et il demeurait choqué par le manque de réaction de Susini. L’impuissance de Susini était pour lui un scandale, car, depuis qu’il le connaissait, il avait vécu somme toute sur l’idée amusante que celui-ci détenait un pouvoir mystérieux et que sa vulgarité enjouée dissimulait une sorte de distinction. Constant avait envie de faire quelque chose pour manifester sa protestation.

Constant se donnait cette raison pour se dissimuler son mobile véritable qui était sa sympathie pour Cormont. Sympathie ou plutôt pitié. Ce sentiment ne remuait en lui que de façon intermittente et pouvait aussi bien faire place à un sentiment contraire.

Il vit tout de suite ce qu’il pouvait faire, pour déceler où était Cormont ; il se rendit chez les Liassov, à une heure où il savait que Wladimir travaillait dans un isolement complet ; il vit donc Roxane seule. Il lui proposa de venir causer avec lui dans les dunes. Roxane accepta.

Il fut direct.

— Ne trouvez-vous pas qu’il faudrait délivrer Cormont ?

Elle haussa les épaules.

— C’est un enfant, il faut laisser les enfants en liberté, insista Constant.

— Il faut peut-être punir les enfants de ne pas savoir grandir.

— Un jeune Français aujourd’hui arrive difficilement à l’âge d’homme. Vous le méprisez. Mais pourquoi l’avoir encouragé alors ?

— Encouragé à rien du tout.

Elle avait l’air de dire, ce qui était fort juste, que pour une femme coucher avec un homme n’est pas forcément une preuve d’intérêt. Quel mépris une Russe devait avoir pour tous ces Français. Salis était le valet des Russes, Bardy le valet des Allemands et ce Cormont était un gosse qui n’était pas même capable de réussir une farce. Comme elle devait se sentir d’une autre race. Elle représentait quelque chose qui n’avait pas d’équivalent dans ce pays des Marais, même pas en Constant. Il avait connu la Russie. Il avait soigneusement refusé à ce monde d’entrer dans son monde de dieux nonchalants prêts à se dissoudre devant Dieu, dans son monde d’où Dieu dégoûté de lui-même s’en allait à son tour vers un au-delà bouddhique.

— Alors, vous ne voulez rien faire pour Cormont ? Il est vrai que c’est vous qui l’avez livré à Salis.

Elle le regarda impassible.

— Vous ne trouvez pas, dit-elle sur un ton ironiquement détaché, que Salis est plus intéressant que Cormont ?

— Bah, Salis ne vaut que par vous… vous, les Russes.

Constant s’efforçait de la provoquer, mais elle résistait. Elle ne s’émouvait pas plus pour Salis que pour Cormont.

— Tandis que le pauvre Cormont n’a rien derrière lui que les Français, et encore.

Elle sourit imperceptiblement : « Au fond, songea Constant, elle est aussi indifférente que moi à tous ces personnages. Curieux. Est-ce parce qu’elle participe de la conscience supérieure de son mari ? Ou par cynisme politique ? Ce n’est point parce qu’elle est femme, car si une femme se moque des idées des hommes, elle a toujours un intérêt ou une passion qui la fait tremper dans les partis pris par les hommes. Moi qui ai une si piètre idée des femmes, je voudrais bien savoir jusqu’à quel point celle-ci est au-dessus de sa condition. »

Autrefois, Constant, pour se renseigner en telle matière, avait le moyen qui est à la portée de presque tous les hommes, même disgraciés de la nature, la séduction. Celle-ci, à l’occasion, est une manifestation de la volonté beaucoup plus que d’autre chose et un borgne ou un bossu peut pénétrer, s’il s’en donne la peine, une femme aussi bien et mieux que tel ou tel beau garçon incapable de concentration. La séduction quand elle est seulement physique ne va pas souvent bien loin ; mais il est une séduction d’un ordre nerveux plus subtil et plus efficace. Cette séduction, il l’avait parfois exercée, mais maintenant il n’en était plus capable. Il s’était trop éloigné des femmes, il était trop indifférent à leur substance, il n’était plus dans un suffisant état de complicité avec elles. Il était plutôt dans un état d’hostilité et tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se laisser aller à cette pente d’hostilité.

Il avait appris que tout est toujours possible et presque à tout moment et presque en tout lieu. Or, le lieu était propice. Ils ne se promenaient pas si loin de cette conque de sable…

Brusquement, il se retourna vers Roxane, en s’écriant :

— Savez-vous que vous êtes bien belle quand vous faites l’amour ?

— Il faut être bien laide pour ne pas être belle quand on fait l’amour. Mais qui le voit ? Les hommes ne vous regardent guère à ces moments-là.

— Mais moi, je vous regarde.

Elle le scruta avec cette curiosité coquette qu’homme ou femme, chacun a pour son miroir ou un regard admirateur.

— Nul sans doute ne vous a jamais admirée comme moi.

— Tiens, tiens.

— Oui, car il m’a été donné de vous voir faire l’amour en plein jour.

Elle eut un bref regard autour d’elle, comme si elle devinait ce qu’il allait dire.

— Oui, ici même, je vous ai vue vous mettre toute nue dans les bras de Bardy.

— Non ?

Elle ne manifestait aucun mécontentement, mais plutôt s’amusait et s’intéressait : elle était sûre du bon effet qu’elle avait produit.

— Oui, je vous ai vue nue, d’une nudité où sans doute aucun homme ne vous a vue, car j’ai vu la nudité de votre visage tout détourné de votre amant et faisant sa confidence à l’invisible.

— Eh bien, vous ne faisiez pas beaucoup de bruit, car je ne vous ai pas entendu. Vous m’aviez suivie ?

— Non, j’étais là en train de lire, couché sous les sapins.

— Ah oui, je me rappelle ce petit bois. Mais c’est là, tout à côté.

— Oui, nous y arrivons.

— Vous me connaissiez déjà ?

— Non.

— Cela a dû vous amuser de me voir chez Susini, ensuite.

— Il y a longtemps que je vois les êtres autres qu’ils ne sont dans le moment où je les regarde.

— Sans doute… Et… qu’aviez-vous vu sur mon visage ?

— Une âme, bien sûr, une âme. La faim fait sortir le loup du bois et le plaisir fait suer le visage d’une sueur spirituelle. Ce n’est pas beaucoup dire, car il y a plusieurs épaisseurs d’âme dans un corps.

— Ah, vous croyez aussi à ces choses ?

— Oui, comme Wladimir Liassov.

— Bardy sans doute ne me tirait pas du corps mon âme intime.

— Non, celle-là, il n’est pas d’être humain qui puisse la faire sortir. Seul, Wladimir, et encore…

— Vous avez l’air de comprendre les gens.

— Oui, je suis témoin que vous ne trompez pas votre mari quand vous êtes aux bras d’un autre homme.

— D’abord, il faudrait que l’homme fût extraordinaire.

— Et par ici, vous n’avez rencontré personne de bien étonnant. Certes, Wladimir est unique.

— Vous n’êtes pas bête comme tous ces Français qui ricanent toujours à l’idée qu’on « fait cocu » celui-ci ou celui-là.

— Il est bien impossible de faire comme vous dites un Liassov.

— Je n’ai pas la force de vivre de sa vie tout le temps.

— Bien sûr, une femme a besoin de nourrir sa féminité qui dépérirait si elle n’absorbait pas la vitalité de celui-ci ou de celui-là. Une femme se nourrit de l’air du temps et l’air du temps transporte mainte particule virile. Seul, l’homme peut se retirer hors du temps. Pourtant, il y a des femmes mystiques.

— Ah ! voilà ce petit bois de sapins, s’écria-t-elle.

— Oui, c’était ici.

Il montra la conque de sable.

Il ne lui dit rien, mais la regarda durement. Elle crut comprendre ce qu’il avait dans l’esprit. La journée d’octobre était belle et encore assez chaude. Elle commença de se dévêtir. Mais lui ne fit pas de même. Il restait immobile, impassible. Elle avait jeté sur le sable un long cache-nez de laine dont il s’empara et dont lentement il fit une tresse. « Les femmes sont vaines de leur corps, même quand il n’est pas beau. En tout cas, celle-ci qui a un plus beau visage qu’elle n’a un beau corps a raison d’en être vaine. Car ce corps a été bien aimé et en garde une invisible splendeur… Voici peut-être la dernière fois que je vois un corps de femme. Voilà donc pourquoi l’homme, cet ange, est attaché à la terre, voilà donc ce qui ne m’attache plus à la terre. »

Elle se déshabillait avec lenteur, sans émoi, dans une grande détente et une grande nonchalance, en goûtant la gratuité de son geste. Elle semblait indifférente à ce qui s’ensuivrait et ne rien attendre.

Quand elle fut allongée nue sur le sable, il s’agenouilla auprès d’elle et, ramenant doucement les deux belles mains sèches derrière le dos, il commença de les attacher avec le cache-nez roulé. Elle se laissait faire, croyant à un jeu. Peu à peu, il serrait plus fort. Mais un peu de douleur peut être une promesse de plaisir : elle ne bronchait pas, soupirant à peine. Quand il l’eut soigneusement liée, il la retourna vers lui. Alors il lui dit.

— Vous allez me dire où est Cormont.

Il disait cela d’un ton ferme, mais assez caressant. Elle sourit.

— Non.

— Vous allez me le dire.

Il sortit son couteau de poche et lui piqua la cuisse. Elle était devenue sérieuse. Un pli profond se creusait entre ses deux sourcils admirablement dessinés : elle se concentrait pour résister.

— Je vais hurler.

— Qui viendra ?

— Peut-être un Allemand.

— Et alors ?

— Je vous haïrai, je me vengerai.

— Tant mieux. Allons, dites.

Il la repiqua. Le sang perla à la cuisse. Il dut lui faire plusieurs piqûres, de plus en plus profondes. En même temps, il lui tenait brutalement la main sur le visage. La cuisse peu à peu se couvrait de sang.

Enfin, elle parla. Mais elle commença par dire un mensonge…

— Si vous ne me dites pas tout de suite la vérité, je vais vous taillader les seins.

Il la regardait avec un peu de haine, car il ne la désirait pas, il sentait le désir àjamais mort en lui. Et cette haine était comme le reste d’un regret. Il pensait trop à l’imminence de sa propre mort pour désirer encore quoi que ce soit. L’idée de l’irrémédiable venait de s’installer en lui. « Je pensais à ma mort depuis quelque temps. Mais maintenant, je sais que c’est dans un pays de marais que je vais mourir. Et bientôt. Je viens de sentir que pour la dernière fois je tiens une femme dans mes bras. »

Elle finit par lui dire où était Cormont.

— Si vous ne m’avez pas dit la vérité, je mettrai le feu à votre maison.

Il essuya son couteau et le remit dans sa poche. Puis il dénoua son lien. Elle le regardait d’un air profondément intéressé.

— Vous auriez dû être communiste.

— On n’est pas communiste. On est russe ou on n’est pas russe. Je ne suis pas russe.

— Mais vous n’êtes pas français, non plus.

— J’ai été au bagne, voilà tout.

Elle n’avait pas de haine contre lui, bien qu’elle fût profondément décidée à exercer contre lui une vengeance. Elle regardait son sang couler et une espèce de volupté était en elle.

— Je pense à la Russie. Je voudrais être en Russie, dit-elle en faisant un pansement autour de sa cuisse.

Elle se rhabilla, contente maintenant d’avoir échappé à la banalité d’une étreinte qu’elle n’avait pas désirée. Elle avait seulement songé à plaire étrangement à un homme étrange.

Il lui dit encore :

— Si vous essayez de prévenir Salis, je mettrai le feu à votre maison.

Il s’en alla en hâte et courut jusqu’à la maison pour y prendre son vélo.

Il doubla sur la route, à quelques kilomètres de là, Bardy accompagné de deux types. Le soir tombait.

— Où allez-vous ? demanda celui-ci.

— Ma foi, avoua Constant après un court instant de réflexion, vous ne serez pas de trop. Je vais délivrer Cormont.

— Tiens, vous savez où il est. Je crois le savoir aussi et j’y allais.

Ils confrontèrent leurs renseignements qui se recoupaient.

— Alors, Roxane m’a dit la vérité, conclut Constant.

— Comment a-t-elle pu ?

— Je l’ai forcée.

Bardy eut un large sourire au récit succinct de Constant qui passa sous silence le lieu et certains détails.

Cormont était gardé dans une ferme. Il était sous clé dans une cave, mais les seuls gardiens qui étaient le fermier et sa femme étaient aux champs. Il fut délivré en un tour de main.

— Merci, dit-il à Constant.

— J’espère que, maintenant, vous allez nous foutre la paix.

Cormont eut un rire arrogant de jeune homme.

— Ne dites pas à Susini ce que je viens de faire, demanda Constant à Bardy et Cormont.

Constant rentra à la Maison des Marais où il ne dit rien à Susini. Celui-ci attendait assez sceptiquement le résultat de l’intervention de Préault auprès de Salis et des communistes ; mais il continuait à ne pas s’occuper lui-même de l’affaire. Constant ne lui dit rien de ce qu’il avait fait.

La soirée se passa dans le silence, et la matinée du lendemain. À quatre heures, pas de Cormont. Il y avait un téléphone dans la maison, mais Susini n’aimait pas s’en servir ; il n’en usait guère que pour rester en contact avec son frère à Paris. Il décida d’aller en voiture jusqu’à l’École des Cadres ; Constant devait garder la maison.

— Si Roxane vient, que lui dirai-je ?

— Fais donc l’amour avec elle. Tu es bien le seul qui n’y soit pas passé. Et encore, qu’est-ce que j’en sais ?

Constant haussa les épaules. Au milieu de la nuit, Susini n’était pas rentré. Cela devenait drôle, il semblait à Constant que jamais plus personne ne viendrait dans cette maison, qu’il y resterait seul, qu’elle tomberait en ruines au milieu des guerres interminables et qu’il y mourrait, lentement pourri. Pourtant, il y avait le dépôt d’armes ; peut-on vivre oublié sur un dépôt d’armes ? Et il y avait ce besoin désormais immédiat d’en finir avec sa vie, d’organiser sa mort.

Le lendemain, Susini ne parut pas de la journée.

Au milieu de la nuit, Constant fut réveillé. Quelqu’un frappait à son volet. Il demanda « Qui est là ? » Ce fut la voix de Cormont qui répondit. Il entrouvrit. Cormont enjamba… mais pas seul ; un, deux, trois garçons entrèrent avec lui. Quand Constant eut allumé, il comprit tout de suite que Cormont était revenu pour accomplir ce dont il avait été empêché la première fois. Cormont donnait aussitôt des ordres. On alla ouvrir la grille par où entraient d’autres jeunes garçons.

— Et alors ? demanda Constant.

— Je suis pressé, répondit Cormont et il lui tourna le dos. Restez ici, lui jeta-t-il par-dessus l’épaule.

Que faire ? Certainement pas plus que n’avait fait Susini en pareil cas, qui ne lui avait pas laissé d’instructions spéciales. Certes, Constant avait maintenant un revolver. Mais les coups de feu alerteraient les Allemands. Ils avaient un fortin à quinze cents mètres.

Cormont revint.

— Où sont les armes ?

— Je n’en sais rien, répondit Constant d’un ton bourru.

— Allons, pas de blagues, fit Cormont.

— Je ne le sais pas.

— Je vais vous faire griller les pieds.

— C’est une expérience que j’attends depuis bien longtemps, c’est un utile avant-goût de l’enfer.

— Constant, je ne blague pas. Je sais que c’est Roxane qui m’a trahi, mais peut-être vous en plus.

— Le fait est que tout le monde était au courant de votre projet. Je ne vous félicite pas.

Soudain, Cormont changea d’expression.

— Allons, il se peut que Susini se soit méfié de vous. Mais moi, je sais où est le dépôt. Venez voir.

Le jardin était sur un terre-plein. Le terre-plein qui se terminait presque en pointe par une terrasse surélevée et surmontée d’une sorte de kiosque, du genre Second Empire, baignait par une paroi assez haute et maçonnée dans l’eau du marais. Dans cette paroi, profondément cachée sous le lierre, non loin du kiosque, une ouverture étroite était ménagée au ras de l’eau, face au nord-ouest, face aux dunes. Les garçons de Cormont s’étaient déjà approchés dans la barque de la maison et avaient ouvert la petite porte. Ils s’aidaient d’une seule lampe électrique, masquée par un manteau.

— Vous aviez donc une clé ! s’étonna Constant.

« Comment a-t-il eu cette clé ? Un type est venu prendre une empreinte, la nuit. »

— Faut croire.

— Qu’est devenu Susini ?

— Sais pas, dit Cormont d’un ton assez sarcastique.

Soudain, Constant eut une impulsion. Son seul point fixe était sa fidélité à Susini, elle était la mesure de son indifférence à l’égard de tous et de Susini lui-même. Il était fidèle à Susini parce qu’aventurier il en donnait pour son argent à l’aventurier qui l’avait embauché. Donc il décida de profiter de ce que la plupart des hommes de Cormont étaient occupés à déterrer le trésor, pour filer vers la sortie. Mais à la grille et au bout de la chaussée, il voyait ou devinait qu’il y avait des hommes. Peu de lune, heureusement ; il revint à la pointe du jardin, sur la terrasse. Du côté opposé à celui où s’agitaient Cormont et ses garçons, en bas d’un petit escalier, il y avait une sorte de périssoire attachée à son anneau. Ayant vérifié que personne ne regardait de son côté, il y descendit. Rien de tout cela n’était difficile, il n’y avait qu’à se laisser aller. Pourquoi Cormont ne l’avait-il pas bouclé ? Il comptait sur sa neutralité, son immobilité, sa sympathie, ou simplement il n’y avait pas pensé. D’après le ton de sa voix, il avait dû mettre la main sur Susini avant d’envahir sa maison. « Mon devoir, scrongneugneu, goguenarda Constant, est de m’occuper de Susini et de voir à le délivrer s’il est dans les chaînes. »

Mais le plus pressé n’était-il pas encore d’empêcher le pillage de l’arsenal ? Garder cet arsenal pour Susini, n’était-ce pas sa mission spéciale ? Comment faire ? Alerter Préault ou Salis ? C’était loin, sans vélo. Préault 8 kilomètres. Salis 7 kilomètres. Il arriverait trop tard. Au fond, il répugnait à mettre en branle ces deux-là contre Cormont : il préférait Cormont à ces deux-là. Pourquoi ? Question de peau, et Cormont était plus jeune que Préault à tous points de vue et moins sommaire que Salis. Cormont n’était pas un bourgeois comme Préault, pas un ouvrier comme Salis.

Constant se mit à pagayer doucement, prenant un peu le large du marais pour aller aborder à la terre ferme, non loin de l’endroit où la chaussée qui desservait la maison rejoignait cette terre ferme et se prolongeait par le chemin vicinal. Sans doute les garçons de Cormont avaient là un poste ou une sentinelle. Ils devaient avoir aussi là un camion. Constant aborda dans les roseaux, y tira la périssoire et s’en alla vers le point de départ de la chaussée. Il était en pantoufles.

En effet, il y avait là un camion. Un homme était debout à côté qui parlait à un autre homme dans le camion. Brusquement, Constant eut une idée : « Si je crève les pneus, l’arsenal est sauvé. » La situation devenait piquante. Il devait faire cela du point de vue de Susini. Mais aussi il allait prendre activement parti contre Cormont. Ce qu’il n’avait pas fait jusqu’ici.

Il était arrêté dans l’ombre, il faisait plutôt froid, car on était en octobre : il était en pyjama et en pantoufles dans l’herbe mouillée ; il avait juste passé un chandail par-dessus la veste de son pyjama. Il était dans l’ombre, accroupi dans l’herbe humide parmi des buissons et il s’écoutait. Un sentiment précis venait de poindre en lui : il répugnait à nuire à Cormont : ça c’était un peu fort et inattendu. Était-ce si inattendu que ça ? N’avait-il pas déjà, depuis le premier jour, senti remuer en lui une sympathie pour ce Cormont ? Et puis enfin, il l’avait délivré. Mais il croyait ne l’avoir fait que par jeu. « C’est comique que je m’arrête dans l’ombre pour soudain discuter avec moi-même. Je me fous de la politique. Et si je ne m’en foutais, je trouverais idiote la position de Cormont. Ils ont tous raison contre lui. Préault, Salis, Bardy. La France seule, cela ne veut plus rien dire. Si j’étais du siècle, je serais pour une internationale ou pour une autre. Les Français qui remuent travaillent tous, sous un camouflage patriotique, pour l’une ou pour l’autre. Cormont lui-même n’échappera pas à cette fatalité, ou bien il sera brisé par la coalition de tous. C’est ce qui lui arrive en ce moment, déjà. Bardy l’a jeté contre Salis, demain, ils lui courront tous après et Dieu sait ce qui lui arrivera. Et ce sera bien fait pour lui : on ne peut rien contre la fatalité de son temps. Ou on joue les Don Quichotte, c’est-à-dire les farceurs. Don Quichotte était un farceur et le savait ; un propre à rien qui faisait exprès de ne rien faire de propre. Au fond, Cormont a peur de prendre parti entre l’internationale démocratique, l’internationale fasciste et l’internationale communiste ; c’est pourquoi il se réfugie dans cette idée falote de la France seule. Moi-même, si j’étais pour quelque chose, je serais pour une internationale. Seulement, aucune envie de prendre parti, les idéologies n’existent pas, il n’y a que des empires qui sont tous de proie, comme de bien entendu, et qui cachent mal leur puissante obscénité sous des haillons idéologiques. Pourquoi prendrais-je parti pour Washington, Berlin ou Moscou ? J’aime mieux la philosophie thibétaine. Et si c’est là de l’égotisme, merde pour les mots. J’aime mieux m’occuper de l’indicible que de ce qui est si facilement dit et si faussement dit dans le jargon politique. La seule chose qui aurait pu me retenir dans ce bas monde, c’était la beauté. Mais la « civilisation » moderne n’en fait plus, pas plus au Japon qu’en Amérique : et elle détruit tout le reste à coups de bombes. Tiens, tiens, mais je me suis mis à rêver. Les conventions de la psychologie interdisent de rêver au moment d’agir. Comme si on ne rêvait pas surtout quand on agit. Donc, allons-y. »

Comme il allait se mettre en mesure de se glisser derrière le camion pour en crever les pneus arrière, il fit l’intelligente réflexion que les pneus d’un camion sont pleins et increvables et qu’au reste il n’avait pas de couteau. « Là, je suis un rêveur dans le mauvais sens du mot. Quel idiot ! Non, mais quel idiot ! » Il fallait trouver autre chose.

À ce moment, du bruit se produisit sur la route. L’homme près du camion fit un geste de défense. Des hommes venaient. Qui ? Allemands ou Français ? Quels Français ? Constant s’avança à travers les buissons du côté du bruit. Des hommes avec des bicyclettes. Un long coup de sifflet partit du côté du camion : la sentinelle de Cormont prévenait ses camarades. Constant s’approcha davantage des nouveaux arrivants. Il crut reconnaître une silhouette, celle de Bardy, puis la voix un peu pointue de Susini. Il risqua le coup et s’avança sur la route. C’était bien Susini, Bardy et sans doute des hommes de Bardy.

— Allez, venez vite, cria Constant, le camion n’est gardé que par deux hommes. Sautons dessus avant que les autres n’arrivent.

Tout le monde s’ébranla. Ils étaient sept ou huit.

— Ne tirez pas, cria Susini autant pour les uns que pour les autres.

Il n’y avait que le chauffeur du camion, l’autre homme avait battu en retraite. Le chauffeur ne pouvait rien faire et ne fit rien. On le fit descendre de son siège.

— Mettez en marche et allez un peu plus loin dans un petit chemin pour qu’on ne le voie pas sur la route, ordonna Bardy.

Les garçons de Cormont accouraient tous ensemble. Brusquement, ils s’arrêtèrent. On entendit la voix de Cormont.

— Non, non, restez dans la maison. Le camion a été enlevé. Gardons la maison.

Bardy et ses hommes se jetèrent en avant. L’échauffourée eut lieu. Ceux de Cormont reculèrent en se bagarrant et finirent par se retrouver derrière la grille fermée.

— Au moins, il n’y a pas eu de coup de feu, soupira Susini.

La situation était la suivante ; Cormont n’avait pu déménager les armes mais il était maître de la maison et il était difficile de l’en faire sortir. Voire impossible. À coups de poings, ça n’irait pas, on était de force égale et les autres avaient l’avantage de la position. À coups de feu, pas question. Alors ?

La position de Susini commençait à devenir ridicule. Ce bonhomme du marché noir, cet épicier qui avait des fusils entre ses tonneaux d’anchois, était maintenant dans les mains de Bardy, après avoir été la veille dans les mains de Salis.

— Alors ?

Susini siffla :

— Il ne pourra pas rester là longtemps, il faudra bien qu’il rentre à l’école avec ses élèves, ce jeune pion. Attendons.

— Où ? Ici ?

— Dame. Écoute, Constant, voici ce que tu vas faire.

Susini expliqua à Constant qu’il fallait en douce enfourcher une des bécanes qui étaient près de là et aller prévenir Salis d’amener du monde.

— Ça va faire une drôle de bagarre ; tu veux que les hommes de Salis et ceux de Bardy se massacrent, grogna Constant.

— Non. Je vais parler à Bardy. C’est son intérêt que les armes restent ici.

— Mais c’est lui qui a poussé Cormont à les prendre. Il pense donc différemment. Il n’a pas amené ses hommes pour les embarquer, les armes ?

— Il avait excité Cormont, pour le compromettre, uniquement. Tout à l’heure, en venant, j’avais l’impression qu’il ne voulait pas les prendre. Il aime mieux comme Salis et comme Préault que ce soit moi le compromis.

— Bon Dieu, je n’ai pas chaud.

— Je te donnerais bien mon pantalon, mais tu es trop grand. Allez, file.

Constant se réchauffa en pédalant. Il se demandait si Bardy n’allait pas s’apercevoir de son absence… Non, Susini lui racontait une blague… Quand même, ça allait le mettre en méfiance. Quand Salis rappliquerait… mais le temps que Salis rassemble ses hommes, ça prendrait des heures. Salis ne serait là que dans la matinée, à ce moment-là que ferait Bardy ? Ne se retournerait-il pas en faveur de Cormont, contre Salis ? Et la bataille restait toujours improbable au nez des Allemands. C’était inouï de penser que tout cela se passait si près des Allemands. On aurait cru qu’ils n’étaient pas là. Et pourtant, ils étaient là et comment ! Et les Anglais, les Américains, les Russes étaient là aussi dans l’ombre. Ah, légers Français qui continuaient à ne pas sentir le poids de ces ombres. Lui, Constant, savait sur la planète le poids de ces grandes masses, il les avait tâtées sur place… Bardy finirait par mettre les Allemands dans le coup.

Constant vit arriver vers lui un vélo. La lune n’était plus là et il mit du temps à s’apercevoir qu’ il croisait une file de vélos. Il y eut de sourdes exclamations. Il sauta à terre. Les derniers de la file en firent autant. On lui braqua une lampe sous le nez.

Constant devina que c’étaient les hommes de Salis. Celui-ci qui était en tête faisait demi-tour et revenait.

— J’allais te chercher, dit Constant.

— Pas besoin. Allez, viens.

Roulant de nouveau vers la Maison des Marais, Constant se dit : « J’aurais dû y penser plus tôt et Susini aussi. Évidemment, Salis avait été alerté par la fuite de Cormont. Et il a eu largement le temps de réunir ses types. Le plus étonnant, c’est qu’il ne soit pas intervenu plus tôt. Ah, ça va faire une belle réunion contradictoire sur la chaussée là-bas. »

Le petit jour pointait. Salis savait que la bande de Bardy était là et il fit arrêter la sienne un peu en arrière, puis il chercha Bardy et Susini. Il ne savait pas qui avait fait échapper Cormont, car il dit vaguement, bien que furieusement :

— Vous avez fait du beau travail.

« C’est vrai que j’ai fait du beau travail, soupira Constant. Que j’aie libéré Cormont a un sens, ça doit prendre son sens. »

Salis continua d’une façon plus précise :

— Notre intérêt à tous pour le moment est le même : éliminer ce petit emmerdeur. Êtes-vous d’accord, Bardy ?

« C’est cocasse que le communiste et le fasciste de la région soient là, prêts à s’entendre. Ça en dit long. Et sur le dos de la « France seule », ça en dit encore plus long. Les internationales se comprennent. »

— Je suis d’accord. Le jour va venir. Il faut agir tout de suite, répondit Bardy.

— Bon, allons, répondit Salis.

— Eh, attendez. Il est entendu que le dépôt restera sur place, remarqua Bardy.

— Bien sûr.

— Si vous voulez vous en emparer, il y aura bataille.

— Nous sommes deux fois plus que vous.

— Nous tirerons et les Fritz viendront.

— Ah, si vous appelez vos amis, railla Salis.

— Ça va.

Susini, dont on ne s’occupait guère, intervint :

— Parlementez. Expliquez à Cormont la nouvelle situation.

— Il est acculé au désespoir. Il ne se laissera pas faire une seconde fois. Essayons tout de même, fit Bardy.

Salis acquiesça.

Les compères s’approchèrent de la grille. Ils aperçurent des mitraillettes entre les barreaux.

— Il s’est déjà servi, le gars, ricana Susini. Cormont, Cormont.

— Oui, voilà.

C’était la voix de Cormont, ironique.

— Salis et Bardy sont là, cria Susini, nous sommes cinquante. Ne continuez pas à faire l’enfant et rendez-vous. On vous laissera filer avec vos hommes.

— Écoutez bien, Susini. Vous allez déblayer le terrain tout de suite. Foutez le camp. Je vais compter jusqu’à vingt, si après cela il y a encore un homme sur la chaussée, nous tirerons.

— Vous êtes fou.

— Je compte : un, deux…

Les compères refluèrent. Ils allèrent se consulter un peu à l’écart.

— Pas question d’attaquer : le blocus est seul possible, dit Susini.

— Il faut couper l’eau, proposa Salis.

— Il y a une citerne et l’eau du marais, remarqua Susini.

— Mais il ne pourra pas rester, il faudra bien qu’il rentre à son École. Attendons, faisons un blocus discret.

Ils prirent des dispositions.

Constant éternuait et toussait. Il avait attrapé la crève pendant la nuit. Un peu de soleil venait mais il faisait encore froid et humide. Il s’écarta un peu pour réfléchir. Il y avait un brouillard qui s’effilochait doucement. Il regardait ces lieux devenus familiers avec l’œil soudain indifférent et excédé de l’homme aussitôt que le drame envahit la nature. On se fiche bien de la nature dès que la mort humaine est là, Constant sentait de plus en plus la mort.

« Je suis arrivé ici un après-midi, je suis descendu de vélo à l’entrée de cette chaussée. Je me suis dit : “On pourrait finir de vivre ici. Eh bien, il faut que j’en vienne à ma mort, en effet. Je veux être le maître de ma mort ; donc il faut que je la choisisse et l’accomplisse de bonne heure. Cinquante ans, ce n’est pas trop tôt.

Il avait lu beaucoup de textes asiatiques, mais au fond d’un point de vue plutôt littéraire et esthétique. Il avait entrevu la direction de la Délivrance, mais il n’avait pas eu la force de s’y engager. Il était resté dans le siècle en rechignant, mais il y était resté. Dans le plus sordide du siècle, employé de Susini. (Qui était Susini ? Aucune importance de le savoir.) Il n’était pas capable de dominer la mort de son vivant, par l’ascèse qu’il entrevoyait mais qu’il n’étreignait pas. Alors, il se rejetait sur l’idée occidentale d’une mort qui au moins serait un acte conscient, net.

« Le stoïcisme, c’est tout ce qu’a inventé l’Occident, qui n’est pas capable d’aller plus loin, qui n’est que dans la vie immédiate. Certes, il y a dans les couvents des mystiques, et même sans doute de vrais initiés qui connaissent la voix de la Délivrance. Mais c’est trop tard pour moi, je suis trop vieux pour devenir un véritable athlète spirituel. Alors, il faut que je me fasse une mort volontaire, stoïcienne. Comment faire, pratiquement ? »

Il y avait l’affaire Cormont. Il avait été attiré confusément par quelque chose dans cet homme et la position de cet homme qui l’intéressait le fascinait. Cette fascination, c’était celle qu’il exerçait sur lui-même, par ses propres idées. Assez étrangement, il avait poursuivi le thème de Judas parallèlement à ses observations sur le cas Cormont. Ce parallèle brusquement devenait une convergence. « Ils sont tous contre Cormont. Tous ces Français, arrachés à la France désormais sans pouvoir sur eux parce que trop petite, pris dans l’attraction des Empires, empire anglais, empire américain, empire russe, sont ameutés contre ce Français qui se prétend encore attaché à la seule France. Cela ressemble singulièrement à la coalition qu’il y avait contre Jésus : Pharisiens et Sadducéens Juifs et Romains. »

Il s’arrêta, découragé, ricanant. Qu’est-ce qu’il allait chercher là ? Quel rapport y avait-il entre Jésus et Cormont ? Il trouva cette réponse : « Ce n’est pas un rapport d’égalité bien sûr, mais un rapport de similitude. Toute victime dans le monde, toute hostie ressemble au Christ comme à un archétype, de même que le Chnst ressemble à tous les autres dieux ou demi-dieux, archétypes qui se sacrifient ou sont sacrifiés : Osiris, Athys, Adonis, Tammouz, Dionysos, Hercule, Orphée. » De nouveau, en lui la voix ironique fit remarquer que le Christ représentait de son temps du neuf et que Cormont ne représente que du vieux, du condamné, répondit encore : « C’est possible, mais le Christ ne savait pas qu’il représentait du neuf. On le lui a fait représenter après coup. Lui, il restait attaché a l’idée étroitement nationale du salut du peuple par le Roi-Messie, cela au moment où les Juifs, dix fois conquis, étaient définitivement sous la botte des Romains.

« Il reste, en tout cas, que Cormont est une victime. Ses frères sont contre lui, comme d’autres frères furent contre Jésus. C’est une victime désignée. Tous ceux-ci sont contre lui, voudraient le sacrifier. Il ne manque que Préault à la fête. Pourquoi Préault n’est-il pas là ? Il va sûrement venir ; en tout cas, il est là de cœur. Il y a une ressemblance beaucoup plus précise entre le cas de Jésus et le cas de Cormont, c’est que tout le monde veut le sacrifice et que personne ne sait comment y arriver. C’est ici que l’affaire Cormont rejoint mon affaire. Je dois être le Judas de ce Jésus. C’est à moi de trouver le joint pour obliger l’événement à se produire. Il faut que je livre Jésus aux Romains, puisque les Juifs ont peur de sauter le pas. Donc, aller téléphoner aux Allemands… Et j’aurai mes trente deniers ! Les trente deniers sont indispensables dans l’opération pour que le deus ex machina reste à sa place, soit humilié, ravalé, pour que l’opération reste purement démoniaque. Judas, c’est Satan. Mais Satan n’est pas Dieu. Donc, Judas doit toucher trente deniers, une somme infime, dérisoire, mais qui suffit à le salir, à le ravaler au rang de démiurge subalterne et servile, au rang de Satan, éternellement révolté et éternellement esclave. »

Constant était couché dans les roseaux et séchait son chandail et son pyjama. Un joli soleil de fin d’octobre venait le flatter. « Donc, je devrais me lever et aller téléphoner aux Allemands, qu’ils viennent et embarquent tout le monde. Cormont serait fusillé… Je n’aime pas beaucoup ça. Non, Judas était mieux que ça. Il faudrait trouver autre chose.

« Et puis, enfin, ce petit Cormont me plaît. Je lui ai sauvé la mise, ce n’est pas pour le faire mourir comme ça. Et puis, il faut que je meure, moi aussi.

« Depuis quelques années, je me dis tout le temps que je dois mourir, mais aussi que je dois réaliser en mourant une opération exemplaire. Or, quelle est l’opération exemplaire ? Le sacrifice. Le centre du destin humain, c’est le sacrifice. Tout se résume, se résout, s’exprime, se signifie par le sacrifice. Le sacrifice est le centre de la Bible et le centre des Védas. Le sacrifice est l’essence du destin humain. Et cela ne fait que se retrouver dans le Christ, l’Oint, ce sacrifié perpétuel.

« Mais le sacrifice a deux sens : le sens du sacrificateur et le sens du sacrifié. Par les deux sens on connaît la mort. Le sacrifice, c’est la connaissance totale de la mort, simultanément chez celui qui la donne et chez celui qui la reçoit. Le dieu chrétien est victime et bourreau de lui-même et l’autel de son propre sacrifice.

« Mais il y fut aidé par Judas. Cormont n’est pas mûr pour être victime consciente, encore moins pour être conscient bourreau de soi-même. Il lui faut donc le fameux Judas.

« Je le serai. Il faut que je donne un coup de main a ces Sadducéens et Pharisiens qui sont là ameutés contre le médiocre Adonis de Roxane. »

Aussitôt, il avait en tête un plan précis. Ce plan était le résultat subit d’une méditation si ancienne, il était l’expression fortuite, fortuitement théâtrale d’un besoin si familier, si intime que l’exécution en était assurée, elle devait se faire avec une aisance irrésistible.

Il fallait attendre la nuit. La journée se passa en flâneries de part et d’autre : chacun jouissait du magnifique soleil d’octobre dont la souveraineté transfigurait tous les parages. Une partie des hommes de Salis aussi bien que de Bardy s’étaient éclipsés, sans doute travaillaient-ils et avaient-ils été rejoindre d’autres patrons. Les garçons de Cormont semblaient s’amuser de leur escapade et cette journée dans la Maison des Marais était comme une fête dans leur camp. Ils avaient noué avec solennité une flamme tricolore a un barreau de la grille et au moment du garde-à-vous présentèrent quelques-unes des armes prises dans le caveau de Susini. Fascistes et communistes avaient considéré qu’ils auraient pu aussi faire ça eux-mêmes, car rien ne ressemble plus à un ennemi que son ennemi. Juste a ce moment-là, par un miracle de ponctualité, Préault est arrivé. Il avait esquissé le salut militaire, il n’en était pas moins avec les autres contre Cormont. Ce qui était profondément comique et significatif pour Constant, c’était la ressemblance de comportement entre ces hommes si divisés. La plupart des hommes de Bardy étaient d’anciens communistes devenus cagoulards, doriotistes ou francistes. Les communistes étaient devenus impérialistes, nationalistes, militaristes endurcis, attachés à Staline comme les autres à Hitler. Quant aux hommes de Cormont, ils étaient aussi fanatiques que ceux de Salis ou de Bardy, en tout cas aussi entichés de rigueur et d’obéissance aveugle. Tout cela, du reste, chez les uns comme chez les autres, n’était qu’apparence ; ces Français avaient pris des masques aux étrangers pour masquer la mollesse de leur visage, criblé de tics d’inquiétude et de doute. Le vrai visage français, après tout, c’était celui de Préault, nullement imitatif, en dépit de maladroites et enfantines allusions, mais complètement démodé, antédiluvien, aussi étroit et minutieux dans son individualisme que son nationalisme, aussi ignorant des Anglais et des Américains qu’il croyait aimer que des Allemands qu’il haïssait, aussi égaré dans l’amour devant les communistes qu’hier dans la haine. Il était là, planté sur le bord du marais, ce démocrate causant avec divers pseudo-totalitaires. Bien qu’il fût assez commodément habillé, Constant l’agrémentait symboliquement de bottines à boutons, d’un col droit empesé, d’une cravate toute faite et d’un melon. Capitaliste au demeurant, c’était lui qui était la vraie France, absolument immobile et sclérosée, gaulliste, mais prétendant éviter l’autoritarisme, ce qui est contradictoire, crispée contre l’invasion militaire mais à jamais abandonnée à tous les envahissements subreptices, butée pour le moment dans l’antibochisme mais vouée à dix autres occupants.

Cette comédie au bord de l’eau aurait pu s’éterniser : les Français livrés à eux-mêmes n’auraient même plus la force de s’engueuler ; encore moins de s’entre-tuer, et ils sont tout le temps près d’oublier les divers managers étrangers qu’ils ont au derrière. Mais Constant, étrange Français, revenu des pays lointains, avait décidé de faire de cette comédie une tragédie.

Susini avait voulu aller faire un tour dans l’arrière-pays en bicyclette, mais Bardy et Salis se méfiaient de lui et le lui avaient nettement déconseillé. Il n’avait plus de cigarettes, lui qui fumait tout le temps, et le potentat du marché noir avait partagé la maigre pitance apportée par des émissaires envoyés par chaque bande. Il avait mangé avec Bardy, ce que chacun s’était empressé de prendre pour un fait significatif.

Mais Constant ne blaguait pas et se tenait à l’écart, regardait Susini qui, en dépit de l’air ironique et altier qu’il conservait soigneusement, était en fait déconsidéré et dépenaillé. Quand la nuit vint, Constant lui dit qu’il avait à lui parler. Il l’emmena le long du marais. Il était parfaitement, idéalement sûr de réussir ce qu’il allait entreprendre. Il dit à Susini : « Arrêtez-vous, regardez-moi. » Et il lui donna un formidable coup de poing sur le chapeau. Constant avait de lourds battoirs et Susini était frêle sous sa corpulence. Il s’écroula. Constant lui mit son chandail sur la tête et le noua par les manches, puis il le traîna jusqu’à la périssoire qui était restée dans les roseaux. L’ayant charge, il poussa très doucement le long du rivage du côté oppose a la chaussée. Quand il fut bien loin, il piqua à travers le marais et vint se présenter aux assiégés par le fond du jardin. Susini s’agitait, il lui redonna un petit coup de pagaie sur la tête.

Une sentinelle de Cormont le héla. Constant cria. « Appelez Cormont. » Cormont vint. « C’est Constant. »

— Qu’est-ce que vous voulez ? Pas de parlementaires.

— Je viens en isolé. Je vous expliquerai.

— Vous êtes seul ?

— Non, il y a Susini qui est… ficelé.

— Voyons cela.

Constant débarqua et dégagea Susini.

— Qu’est-ce que ça signifie ? grogna celui-ci.

— Oui, qu’est-ce que ça signifie ? fit Cormont.

— J’ai froid, répondit Constant, froid depuis vingt-quatre heures. Je voudrais bien me réchauffer.

Cormont les emmena dans la grande pièce, mais il tâta d’abord leurs poches pour voir s’ils étaient armés.

— Non, nous sommes des civils, murmura Constant.

— C’est une distinction qui n’a plus cours.

Il y avait du feu dans la grande salle et ils se réchauffèrent. Deux ou trois des garçons de Cormont étaient là et celui-ci ne les fit pas sortir. Susini n’avait pas ici l’air beaucoup plus déconsidéré que de l’autre côté.

— Qu’est-ce que ça signifie ? redemanda Cormont.

— Eh bien, répondit Constant, je n’en sais rien.

— C’est pour faire de l’humour ?

— Il a fallu que je fasse ça.

— Pourquoi m’avez-vous amené Susini ?

— Je vous ai amené, dit Constant à Susini, peut-être parce que vous êtes plus à votre place ici, chez vous, pensez donc.

Susini hocha la tête ; tant qu’à faire, il n’était pas mécontent de l’initiative de Constant.

— Alors, c’est ça ? Oui, ça se défend. Mais la méthode, mon salaud…

Cormont réfléchissait. Il cherchait son avantage dans ce qui venait de survenir.

Les garçons qui étaient dans la pièce, après un premier mouvement de curiosité, se désintéressaient de ces vieux. Ils avaient tapé dans la réserve d’alcool et de tabac de Susini et se trouvaient assez bien ; ils aimaient mieux être là qu’à l’École.

— Susini, dit enfin Cormont, vous avez beaucoup de relations. C’est le moment de vous en servir. Téléphonez à la préfecture ou ailleurs pour les mettre au courant de la situation.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-même ?

— Je songeais à le faire.

— Faites-le.

— Non, faites-le.

Susini haussa les épaules.

— C’est idiot ce que vous me proposez. Le dépôt d’armes sera découvert. Vous n’y avez pas plus d’intérêt que quiconque. Et Salis, et Préault, et Bardy, chacun préférerait comme vous l’avoir pour lui tout seul, mais ils ont compris qu’il fallait mieux le laisser ici. Vous devriez comprendre ça, décidément, Cormont.

— Le laisser ici, pourquoi ?

— On verra.

— Pour le jour du débarquement ? Alors vous êtes avec Préault et Salis ?

— Je suis très bien avec Bardy.

— Moi, je crois tout simplement que vous êtes un vulgaire margoulin du marché noir et que vous trouvant avoir des armes en plus de vos bocaux de cornichons, vous les gardez comme une contre-assurance vis-à-vis des Anglais, étant donné que par ailleurs pour les nécessités de votre commerce vous êtes bien avec les Allemands et donc avec Bardy.

« Dire que c’est la simple vérité, songea Constant, la simple et salope vérité. Mais nous avions tous mis un peu de romanesque autour. L’influence persistante du cinéma, qu’a très bien exploitée cet épicier délicat. »

— Si vous voulez, peu importe, le résultat est le même, ricana Susini.

— Mais moi, je ne veux pas de ce résultat. Je veux rompre cette comédie tournoyante où l’on n’aperçoit que des agents de l’étranger et assurer ces armes tout de suite à de vrais Français qui ne connaissent que la France.

— C’est très joli de dire ça, mais pratiquement vous ne pouvez remuer ni pied ni patte.

— C’est ce qu’on va voir. À minuit, nous foncerons et nous tirerons.

— Les Allemands arriveront.

— Mais nous, nous nous serons échappés.

— Mais les armes seront prises par les Allemands.

— Non, nous en emporterons une partie sur notre dos et le reste nous le ferons sauter.

— Il y aura une enquête, vous serez pincés.

— Après vous, Susini. Vous aurez tout de même de la peine à vous en dépatouiller. À moins que les Allemands ne vous couvrent comme agent provocateur, ce dont je doute.

Susini le regarda avec sérieux.

— C’est embêtant, tout ce que vous me dites là, très embêtant. Cela devient sérieux.

— Très sérieux. Moi, je suis sérieux : vous, vous êtes frivole.

— Et si je négociais avec les autres votre passage avec armes et bagages ?

— Il faudrait qu’on me rende le camion et que l’un de mes hommes constate que tous se sont retirés et que la route est libre. Mais ils ne voudront pas.

— Voulez-vous que j’essaie ?

— Vous allez tout bonnement les prévenir de mon attaque. Je n’y tiens pas.

— Vous serez près de moi.

— Je vous zigouillerai avec plaisir, si vous bronchez… Mais moi, je parlerai plutôt, je n’ai pas besoin de vous. Puis non, c’est impossible, j’y ai déjà pensé. Je ne peux pas les menacer de mon attaque, j’ai beau être mieux armé qu’eux, ils sont beaucoup plus nombreux, j’ai besoin de la surprise. Je ne peux pas, d’autre part, les menacer de faire sauter le dépôt ; ils n’y croiront pas, l’espace est trop restreint pour que je puisse le faire, sans auparavant avoir évacué. D’un autre côté, jeter toutes ces choses dans l’étang, c’est long et ils viendront ensuite en repêcher la moitié… Non, décidément, je m’en tiens à mon premier plan : l’attaque à minuit.

— Vous êtes fou.

Susini réfléchissait. Constant aussi : il n’avait réalisé que le début de son plan, il lui fallait le consommer.

Constant avait senti un profond dégoût et une profonde hostilité monter en lui contre Susini et pourtant il devait constater qu’en ce moment encore, à ce suprême moment, ses buts immédiats coïncidaient avec les siens. Toujours cet étrange mic-mac humain, toujours des coïncidences crapuleuses. Susini dans son intérêt et Constant dans l’intérêt de son plan devaient l’un et l’autre empêcher que Cormont ne réussisse sa percée. En dépit de la présence de Cormont et de deux ou trois de ses acolytes, Constant regarda Susini avec insistance.

Susini sembla comprendre, car il changea de ton avec Cormont et lui dit :

— Écoutez, mon jeune ami, vous êtes fou, mais votre excuse c’est qu’il y a des choses que vous ne savez pas.

Je vais donc vous les dire, mais d’abord il faudrait que nous fussions seuls.

— J’ai pleine confiance dans les hommes qui sont ici.

— C’est possible et cette confiance vous honore tous, mais moi il y a des choses que je ne puis dire qu’à vous. Cormont le regardait d’un air sceptique et méprisant.

— Après tout, j’ai une heure à perdre, il n’est que quatre heures et demie, allons les gars, sortez.

Ils sortirent…

Constant aussi bien que Susini avait examine les lieux. Il y avait un revolver sur la table. Cormont, restant seul avec les deux, le regarda, mais mit son amour-propre à ne pas s’en saisir. Que pouvait-il craindre. L’entrée de la salle était gardée par ses hommes comme elle l’avait été par les hommes de Salis et il avait éprouvé lui-même alors le sentiment d’être bien pris. Susini était assis. Constant était debout immobile. Cormont se promenait autour de la table, de sorte que Susini à un moment put faire un clin d’œil à Constant qui le lui rendit peu après.

Susini se taisait et semblait se recueillir.

— Eh bien, allez-vous parler ? finit par demander Cormont.

— Je n’aime pas beaucoup parler de certaines choses, je…

Les deux battoirs de Constant s’abattirent sur la bouche de Cormont, sur ce visage consacré par la guerre. Aussitôt Susini bondit et de ses deux petits bras il enserra les bras de Cormont avec une force nerveuse inattendue. Cormont se débattait durement et comme il commençait à faire du bruit avec ses jambes et ses pieds, Constant se mit à lui taper sur le crâne pour l’étourdir, puis le lâchant brusquement, lui appliqua un dur crochet à la mâchoire. La porte ne s’était pas ouverte. Constant se servit du même bâillon que pour Susini ; il prit les embrasses des rideaux pour attacher les mains et les pieds. Puis il alla vers la porte de la chambre de Susini.

— Où vas-tu ?

— Je vais prendre quelque chose dans ma chambre.

Il traversa la chambre de Susini où il n’y avait personne et dans la sienne ouvrit la fenêtre qui donnait sur l’étang, mais en était séparée par un rebord assez étroit de la terrasse. Il sauta sur ce rebord. À un petit crampon, dans la rainure entre deux pierres de ce rebord, était attaché un fil de fer. Ce fil de fer pendait jusque dans l’eau. Il le tira. Au bout, il y avait un sac en caoutchouc qu’il fendit avec son couteau attrapé dans la poche de son pantalon. Il en sortit deux grenades et un revolver. C’était sa petite réserve qu’il avait constituée quelques jours plus tôt, par un léger prélèvement sur l’arsenal de Susini. Il avait pressenti que les choses prendraient tôt ou tard une tournure mortelle. Maintenant, ayant cela en main, il se sentait tout près de son but. Il revint dans la grande salle. Susini était là avec le revolver devant Cormont ficelé, qui reprenait ses sens.

— Ne restons pas ici, dit Constant. Nous sommes à leur merci. Allons dans le caveau.

— Mais ils doivent y être.

— Je vais aller voir.

Il revint en disant que le chemin était libre.

Les garçons de Cormont étaient tout près de la grille, d’ailleurs, ils avaient installé leur chambrée dans le petit logis du portier qui était près de la grille. Cormont ne craignait pas une attaque sur le jardin et ses terrasses parce qu’il savait qu’il n’y avait aucun bachot sur le marais. Constant et Susini sortirent Cormont qui s agitait par la fenêtre de la chambre de Constant et par la terrasse gagnèrent sans encombre le fond du jardin. Il faisait une nuit assez sombre. Constant voulait se fourrer dans le caveau dont l’entrée était facile à defendre puisqu’elle donnait sur une étroite margelle de roche où l’on ne pouvait descendre, de la terrasse au-dessus, qu’un à la fois. Mais Susini montra le kiosque au-dessus. Cela ne faisait pas l’affaire de Constant.

— Beaucoup plus difficile de nous défendre là-dedans.

Le kiosque et le caveau communiquent.

— Ah, on peut dire que vous aviez confiance en moi.

Vous ne m’aviez jamais dit ça.

— Ta gueule.

Ils hissèrent Cormont jusque dans le kiosque. Il y avait, en effet, une trappe qui donnait sous le plancher dans un petit réduit. Là, il y avait une seconde trappe.

— C’est vous qui avez fait installer tout ça ?

— Non, ça existait avant. Le caveau est très ancien, mais il y a un vieux fou qui a eu cette maison autrefois et qui a arrangé le kiosque et la trappe. Sans doute, ça lui donnait des émotions.

— À nous les émotions.

Les choses s’arrangeaient au mieux pour Constant. Comme son but était le caveau, il insinua tout de suite :

— Ils ne vont pas tarder à rappliquer, les petits gars. Je ne vois pas comment nous pouvons nous défendre sans descendre dans le caveau.

Le kiosque, en effet, était circulaire, avec quatre baies vitrées et une porte ; certes, il était surélevé au-dessus de la terrasse et on n’y accédait que par un assez étroit escalier, mais les garçons en se faisant la courte échelle pouvaient accéder aux baies et en casser les carreaux.

— Ils n’oseront pas, décida Susini.

— En tout cas, descendons Cormont dans le caveau.

— Nous n’aurons pas le temps.

— Essayons.

Ils ne purent le descendre que dans le réduit, sous la première trappe ; des cris annoncèrent que la disparition de Cormont avait été découverte.

— Oui, cria Constant, un moment plus tard, ses grenades à la main, tandis que Susini surveillait avec son revolver les impulsifs, nous avons ficelé Cormont et nous ne vous le rendrons que lorsque vous aurez restitué les armes que vous avez prises.

Dans l’obscurité, on sentait que les gars étaient désorientés et ne savaient que faire. Sans doute, n’y avait-il personne pour les commander en dehors de Cormont et ils avaient dû toujours avoir le sentiment que quelque chose d’étrange se passait dans cette maison et autour de cette maison. Le mélange des hommes de Bardy et de Salis devait les laisser perplexes. Ils lançaient des protestations violentes et vagues, des injures grossières et incertaines.

Brusquement, un brouhaha se produisit du coté de la grille : les assiégeants avaient sans doute entendu le bruit à l’intérieur, ou même remarqué que la grille était dégarnie ; en contrecoup, les garçons de Cormont refluèrent instinctivement vers la grille.

Constant se dit : « Diable, les choses vont trop vite. Toute mon idée va être par terre. »

— Descendons dans le caveau, dit-il à Susini.

— Pourquoi ? Les autres vont être là dans un moment.

— Mais nous leur imposerons mieux nos conditions aussi à ceux-ci, en étant à l’abri dans le caveau.

— Tu crois ?

— Sûr.

Susini hésitait, mais Constant soulevait la seconde trappe et commença à tirer le corps de Cormont. Susini se décida à l’aider. La bagarre se développait rapidement en haut, les gars de Cormont étaient débordes et n’osaient pas faire usage de leurs armes. Constant entendit la voix de Bardy qui criait : « Susini, Constant, où êtes-vous ? » Il rabattit la trappe.

Le caveau était éclairé par la porte ouverte sur le marais. Une grosse lanterne qu’y avait apportée Cormont fut aperçue et allumée. Susini était assis sur une caisse de munitions, à côté de Cormont. Constant éprouva une profonde satisfaction : « Maintenant, je suis arrivé à mes fins, je les tiens tous les deux. Je ne ferai plus que ce que je voudrai. Dieu, que tout cela a été long et traînant, que de retards futiles, comme dans un mauvais roman d’aventures. Encore un geste à faire pourtant. »

Cela devenait une comédie, cela serait devenu une comédie tout à fait si cela n’avait enfin commencé à être une tragédie. Susini ne réagissait pas beaucoup, il réagissait somme toute extrêmement peu depuis deux ou trois jours. Qu’est-ce que ça signifiait ? Cela ne signifiait rien, cela signifiait qu’aucune signification d’aucune sorte ne s’attachait à Susini. Et c’était de cela qu’il allait avoir à rendre compte.

— Donne-moi ce feu, dit Constant à Susini.

Susini s’écarta brusquement de Constant qui tendait la main.

— Mais dis donc, tu es devenu cinglé ? Mais qu’est-ce qui te prend, encore ?

— Donne-moi ce feu.

— Si tu veux te faire crever, tu n’as qu’à venir le prendre.

Constant éclata de rire, d’un rire que Susini ne lui avait jamais connu, d’un rire violent, hystérique, qui se complaisait dangereusement en lui-même. Le rire résonnait dans la caverne d’Ali-Baba où s’entassaient les grenades, les mitraillettes, les pistolets. Constant s’avança vers Susini.

— Tu crois que je ne vais pas tirer, siffla Susini.

— Si. Tire.

Susini tira aux jambes. Constant poussa un hurlement, une reprise aggravée de son rire. Il avait une balle dans la cuisse, mais son battoir s’abattait sur la main et le feu qui se trouvèrent séparés.

— Assieds-toi là et ne bouge plus. (Il le bousculait, le crossait.) Tu es un salaud.

— J’aurais dû me méfier. Les ratés ont toujours de ces crises.

— Oui, tu aurais dû te méfier. Tu ne sortiras pas vivant d’ici. Tu es une crapule infâme. Toute cette histoire d’armes par-dessus le marché noir est trop belle pour que je ne lui fasse pas un sort. Tu vas crever.

— Je te faisais bien gagner ta vie. Et nous étions parfaitement d’accord. Tu es aussi anarcho que moi. Tu veux me tuer, parce que tu me ressembles comme la goutte d’eau. Avec tes histoires chinoises et thibétaines, tu es aussi égoïste que moi.

— Oui, mais il y a lui.

Constant montrait Cormont. D’un geste brutal, il arracha le bâillon. Il était d’autant plus brutal qu’il souffrait un peu. La balle avait traversé le gras de la cuisse, mais il y avait le choc presque à bout portant et cela brûlait bien. Quand même il était content d’être blessé.

« Déjà, le sang coule. »

Cormont dit :

— Tous les Français sont tordus, du moins les vieux. Mais il fallait que je tombe dans la main du plus tordu de tous, une espèce de vieux bat’d’AF gaga.

— Tu n’es pas tombé dans les mains d’un ancien bat’d’Af… ou plutôt si. Après tout, Judas avait peut-être été bat’ d’Af. Tu es dans les mains de Judas. Je t’ai trouvé ta mort. Tu comprends, tous ceux qui sont dehors, ce sont des Français, ils ne sont pas foutus de te zigouiller. Mais il faut que tu sois zigouillé. Parce que tu es le dernier Français. Il faut que tous ces Français vendus à tous les étrangers possibles et imaginables zigouillent le dernier Français, le dernier Français français, le dernier Français de la France seule, de la France petite, de la France patriote, de la France seulette. Jésus était le dernier Hébreu, plus décadent que tous les Hébreux décadents, plus juif que tous les Hébreux devenus juifs. Il a été le dernier à croire au Messie, au Messie qui viendrait sauver Israël. Israël envahi, occupé depuis sept siècles ! Il a été le dernier cri hébreu avant la destruction de Jérusalem, avant que les Hébreux ne deviennent définitivement et àjamais des Juifs. Eh bien toi, il faut que tu meures comme Jésus. Il faut que les Français sacrifient le dernier Français.

On entendait des voix au-dessus de la porte du caveau qui était restée ouverte. Constant y alla et la ferma d’un coup de pied. Mais il se ravisa, la clé était au dehors. Il rouvrit la porte, prit la clé et referma la porte. C’était une forte porte…

Susini s’était rué sur lui. Constant se débarrassa de lui à coups de crosse. Il lui abîma la figure, les mains. L’autre gémit et se rencogna.

Cormont, bien ficelé, n’essayait pas de remuer. Il était assez déprimé. Mourir jeune est possible dans un élan, c’est plus difficile à tête reposée.

— Bon, reprit Constant avec une satisfaction maniaque, je continue. Tu comprends, mon petit Cormont, il n’y a que le sacrifice, la vie est un sacrifice. Toutes les religions antiques, qui ont détenu tout le secret humain, l’ont dit et l’ont fait. La vie est un sacrifice, une hécatombe, un perpétuel abattoir fumant à la face des dieux. Mais le seul vrai sacrifice, c’est le sacrifice humain. Tout ce que l’homme peut faire, c’est de reconnaître qu’il est fait pour mourir ; le mieux pour lui, c’est de prendre en main la mort. De se faire lui-même l’exécuteur. D’être lui-même le bourreau. Enlever le couteau à la main de Dieu. Abraham voulait zigouiller lui-même son Isaac. Mais les religions antiques étaient tombées en décadence… La décadence, toujours la décadence. La vie est une perpétuelle décadence depuis le début… on tuait des béliers et non plus des hommes. La vraie religion c’est la religion mexicaine : fendre un homme par le milieu et lui arracher le cœur. Qu’un cœur d’homme palpite dans une main d’homme, voilà toute la vie.

Il s’arrêta. Il maniait le revolver avec ce geste suffisant qu’ont les héros de films dans les films. Susini songeait à cela avec dégoût.

— Le sacrifice est double. Il faut sacrifier les autres et il faut se sacrifier soi-même. Je suppose que quand le prêtre mexicain était ivre de sang, que le sang montait par nappes épaisses, par fumées épaisses du fond des fosses, il finissait par succomber à la tentation et il s’éventrait lui-même. Donc, je veux tuer Cormont, mais je veux tuer aussi Constant. Constant Trubert, le tuer, est-ce me tuer ? Non, c’est tuer cet individu, ce raseur que je traîne après moi depuis cinquante ans. C’est tuer mon ombre, tout ce qui en moi est superflu et encombrant… En tout cas, en tuant Cormont et Constant, je les réalise tous les deux, je leur donne le maximum de réalisation et de réalité. Tu comprends, je t assimile au Christ… Toute victime, toute hostie participe du Christ… ou de n’importe quel Osiris, d’ailleurs. Car ne venez pas nous emmerder avec votre exclusivité judéo-européenne : nous avons voyagé.

— L’ennui, avant de crever, d’entendre ce pédant, gémit Susini.

— Toi, te tuer, ce n’est pas opérer le sacrifice, c’est écraser une mouche, et un étron.

— Tu n’as rien compris, idiot. Le marché noir n’était qu’une façade. J’avais une foi et un système.

— Blague.

— Non, j’étais pour l’internationale. N’importe, laquelle et c’est pourquoi je gardais ce dépôt pour les serviteurs français de toutes les internationales.

— Alors, au fond, j’étais votre seul ennemi, dit Cormont.

— Oui, petit con, fit Susini.

— Alors, tu vois, j’ai raison sur ce plan-là aussi, jubila Constant. J’ai réuni, dans mes deux ennemis, les deux extrêmes ; l’extrême vérité de demain, l’extrême vérité d’hier – le nationalisme agonisant, la nécessité internationale de demain. Je veux supposer pour la beauté de mon geste que ce margoulin du marché noir était le serviteur des Empires… Mais duquel, l’Américain ou le Russe ?

— L’empire mondial ne peut être qu’un empire juif, les Juifs gagnent sur les deux tableaux : Washington et Moscou.

— Tu n’es pas juif.

— Non, je suis le contraire d’un Juif, Corse.

— Curieux, curieux… En tout cas, vous ne trouvez pas que je suis beau : je suis le Melchisédech, le Grand Prêtre éternel. Je vais achever, de mes mains, la France.

Susini et Cormont écoutaient, croyaient et s’en foutaient, car ils ne pensaient qu’à leur mort.

Constant donna un grand coup de pied dans une caisse de cartouches.

— Mes agneaux, agneaux de l’Apocalypse, je vais balancer mes grenades là-dedans. Ça vaut bien le couteau d’obsidienne du prêtre mexicain…


Mais il était dit qu’un Français, même fou, n’était plus maître chez lui, car si une formidable explosion se produisit qui emporta tous les personnages de cette véridique histoire, ce fut par l’effet d’une bombe d’avion. Un avion anglais, obéissant à on ne sait quels ordres, bombardait le pays des Marais. Après la Maison des Marais, ce fut le tour de l’usine de Préault.