Les Chiens de garde/III. Démission des philosophes

Maspero (p. 33-43).


III

DÉMISSION DES PHILOSOPHES


Nous vivons dans un temps où les philosophes s’abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence. Il existe un scandaleux écart, une scandaleuse distance entre ce qu’énonce la Philosophie et ce qui arrive aux hommes en dépit de sa promesse ; dans le moment même qu’elle redit sa promesse, la Philosophie est en fuite. Elle n’est jamais là où l’on aurait besoin de ses services. Elle est, ou plutôt paraît, démissionnaire. Il faudra même parler d’abandon de poste, de trahison.

Quand on entend que la Philosophie parle encore de relations et de rapports, de phénomènes et de réalités, d’élans vitaux et de noumènes, d’immanence et de transcendance, de contingence et de liberté, des âmes et des corps, quand on entend M. Brunschvicg qui est le plus grand homme de cette pensée-là faire un cours sur la Technique du passage à l’absolu, on ne voit pas comment ces bacilles de l’esprit, ces produits tératologiques de la méditation pourraient expliquer aux hommes vulgaires que nous convoquerons avec une complaisance sans lassitude la tuberculose de leurs filles, les colères de leurs femmes, leur service militaire et ses humiliations, leur travail, leur chômage, leurs vacances, les guerres, les grèves, les pourritures de leurs parlements et l’insolence des pouvoirs ; on ne voit pas à quoi rime la Philosophie sans matière, la Philosophie sans rime ni raison.

Les philosophes paraissent ignorer comment sont bâtis les hommes, ne point connaître ce qu’ils mangent, les maisons où ils habitent, les vêtements qu’ils portent, la façon dont ils meurent, les femmes qu’ils aiment, le travail qu’ils accomplissent. La manière dont ils passent leurs dimanches. La manière dont ils soignent leurs maladies. Leurs emplois du temps. Leurs revenus. Les journaux, les livres qu’ils lisent. Les spectacles de leurs divertissements, leurs films, leurs chansons, leurs proverbes. Cette ignorance étonnante ne trouble point le cours paresseux de la Philosophie. Les philosophes ne se sentent point attirés par la terre, ils sont plus légers que les anges, ils n’ont pas cette pesanteur des vivants que nous aimons, ils n’éprouvent jamais le besoin de marcher parmi les hommes. Je n’aime point cette tradition qui est ici depuis Descartes :

« Au lieu qu’en cette grande ville où je suis n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans estre jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sçauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferois les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que feroit celuy de quelque ruisseau. »[1]

Cependant la Philosophie contemple une Idée de l’Homme et elle pose et résout un certain nombre de questions à son sujet, mais non au sujet de tel homme particulier qui existe et qui doit manger. Par exemple la liberté est pour elle un enchaînement de concepts, ou une approbation de la durée la plus secrète. Mais que diront de ces jeux les hommes qui travaillent à la chaîne, pour qui la liberté n’est rien que la dramatique conquête de tout ce qu’ils n’ont pas ?

La Philosophie va-t-elle demeurer longtemps encore un ouvrage de dames, une broderie de vieille fille stérile ? La Revue de Métaphysique et de Morale rivalisera-t-elle toujours avec la Femme chez Elle, la maison Alcan avec les Éditions Tedesco ?

On peut avancer qu’il existe deux espèces de Philosophie. Ou mieux qu’il y a deux genres de méditations qui sont l’une et l’autre embrassées par convention sous le terme unique de Philosophie. Il faut prendre provisoirement cette unité verbale comme un fait, sans délibérer sur sa légitimité et sur la question de droit. Il y a ces deux espèces de méditations parce qu’il y a deux séries de questions posées à l’homme qui a pour fonction de répondre aux interrogations les plus générales : la première concerne la connaissance du monde, la seconde l’existence des hommes. Une philosophie prolonge et commente la science, une philosophie traite les problèmes qui intéressent la position des hommes par rapport au monde et à eux-mêmes.

La première philosophie a une tâche d’abord claire, ou qu’il est possible de regarder comme claire, bien que de son fonctionnement découle une infinité de problèmes particuliers touchant son rôle, ses démarches, son utilité, ses résultats et son existence même. Elle s’efforce de mettre de l’ordre dans les contradictions des sciences qui marchent de leur mouvement. Elle cherche à établir des bilans, à rendre nettes les idées et les méthodes qui se font jour dans la construction de la science par les savants. Elle vise enfin à tirer de leurs exercices, de leurs expériences, de leurs découvertes positives, de leurs erreurs et de leurs échecs, de leurs victoires et de leurs replis des vues sur le fonctionnement et la nature de l’intelligence en général. On peut admettre la légitimité historique de ces opérations sur les sciences : cette tâche fut par exemple celle de Platon lorsqu’il s’efforçait de vaincre les difficultés soulevées par l’introduction des incommensurables. La valeur de cette philosophie du premier genre qu’il serait sage enfin de nommer seulement Logique Générale, est à débattre entre les savants et les philosophes. Cette question est purement cléricale et ne regarde point immédiatement le laïc. Elle ne concerne pas la Philosophie, ou la Sagesse humaine en général. On ne peut pas dire à M. Rey qu’il ne fait pas son métier de philosophe parce qu’il s’occupe de la théorie physique et se débat dans les impasses de la thermodynamique : il répondrait sans doute raisonnablement qu’il a un métier et que personne n’a le droit, lorsqu’il l’exerce, de l’accuser de trahir on ne sait quelle mission humaine de la Philosophie. Pourquoi, dirait peut-être M. Rey, n’allez-vous point accuser mon voisin, qui est docteur, de trahir la mission de la médecine sous prétexte qu’il ne proteste point contre les arrestations préventives, pourquoi n’accusez-vous pas mon autre voisin qui est cordonnier de trahir la cordonnerie parce qu’il ne s’élève pas contre les massacres des paysans indochinois ? Et ces réponses seraient justes. Elles auraient des titres véritablement solides. M. Meyerson, sans doute, répondrait-il de même. On ne saurait accuser M. Rey et M. Meyerson de trahir le service de la Philosophie parce qu’ils sont contents de labourer leur champ. Les pensées qu’ils forment, leur genre d’activité sont après tout exclusivement techniques et on ne saurait les peser que techniquement, trouvant qu’ils font leur métier mal ou bien. De la même façon qu’on peut dire d’un ingénieur qu’il fait son métier mal ou bien. Il se peut, il est probable que M. Rey fasse mal son métier de philosophe des sciences : Lénine trouvait que M. Rey n’était pas bon ingénieur.[2] Mais ce n’est point cette question qui doit être d’abord résolue. Sa solution, sa position regardent les savants : M. Perrin, M. Langevin, M. Urbain, M. Painlevé ont leur mot à dire. Il leur est permis de rire en pensant à la figure que fait la science chez M. Brunschvicg. Je ne me sens point engagé à partager cette gaieté.

Impossible de demander des comptes à M. Meyerson au nom de la Philosophie humaine : la qualité, la portée de ses écrits sont affaires à régler entre les savants et lui. M. Meyerson n’a pas établi au début de la Déduction Relativiste, au début d’Identité et Réalité que son objet final allait être la destinée humaine. On ne saurait donc l’attaquer sur un dédoublement qui serait une trahison, car son dédoublement, s’il existe, n’est pas contradictoire. Pas plus que le dédoublement d’un chimiste en chimiste et en chrétien n’est opposé à l’essence de la chimie. Les comptes qu’on est en droit de demander à ce chimiste et à M. Meyerson ne leur sont pas proprement réservés. Ils sont confondus avec les comptes généraux qu’on se sent en droit de demander à un homme en général, à un bourgeois en général, à un chrétien en général, quelles que puissent être leurs fonctions professionnelles. Si quelqu’un est ennemi des hommes comme bourgeois ou comme chrétien, cela ne veut pas dire qu’il le soit aussi, qu’il le soit spécialement comme possesseur d’une spécialité. Les positions des spécialistes sont sûres, elles sont inébranlables. Si un chimiste invente un explosif, il est chimiste seulement et probablement bon chimiste : s’il en préconise immédiatement l’emploi contre des villes ouvertes, contre des ouvriers en grève, il trahit sans doute les hommes, mais demeure bon chimiste, il ne trahit pas la chimie. Il n’y a pas lieu de lui ouvrir un compte particulier, de le coucher sur un registre spécial de la trahison des chimistes.

Mais la situation actuelle de la deuxième sorte de Philosophie est contradictoire avec sa nature même : c’est une sorte de méditation qui s’assigne pour tâche de prendre position au sujet de la vie humaine, c’est son but exprès, elle sait qu’elle le vise, l’ordre de cette vie est toute sa raison d’être. Elle cherche cet ordre. Elle l’a toujours cherché. Elle ne se contente pas de formuler des jugements d’existence. Elle prétend exprimer des volontés. Elle dit ce que les hommes doivent vouloir pour accomplir leur destinée, ou du moins ce qu’elle veut que les hommes accomplissent. Les sciences lui fournissent la mesure des actions possibles, elles définissent pour elle l’aire des volontés et leurs points d’application possibles. Mais il n’y a point de suite véritable, de passage rigoureux de la science qui ne veut, qui n’exige jamais rien d’autre que son propre mouvement, que son propre progrès, à cette Philosophie qui est toujours censée vouloir quelque chose, aviser, conseiller, à cette Philosophie ambitieuse qui reconnaît pleinement en parole que sa tâche est de travailler pour l’Homme.

Mais ni M. Rabaud, ni M. Perrin, ni M. d’Ocagne, ni M. Meyerson ne proclament que c’est là leur tâche et leur fonction. Quand M. Langevin prend position sur la question de la guerre, quand il parle de la nécessité de lutter contre elle, on aurait tort de croire qu’il agit en tant que physicien ou plus vaguement en tant que clerc. Il ne parle que comme personne privée. Lorsque le Professeur Einstein annonce qu’il refusera de collaborer à aucune guerre, sans vouloir considérer le bon droit ou le mauvais droit de son pays, il parle comme homme et non comme auteur de la théorie de la Relativité. Il est naïf et vraiment bourgeois de croire que la protestation de M. Langevin et celle de M. Einstein ont plus de valeur que celle d’un homme sans nom, à peine sont-elles plus difficiles. Simplement elles offensent davantage la bourgeoisie qui n’aime pas que ses plus grands hommes abandonnent les valeurs auxquelles elle croit et tient. Mais il existe chez les philosophes du second genre une certaine idée de leur mission propre, de la mission spéciale attachée à l’accomplissement de leur spécialité. Cette idée a une histoire, et une portée moderne qui doivent être décrites et jugées. M. Brunschvicg se rend compte qu’il a, comme philosophe et non plus comme personne privée, une certaine obligation à remplir et certains modèles à imiter. Il dit :

« Les héros de la vie spirituelle sont ceux qui, sans se référer à des modèles périmés, à des précédents devenus anachroniques ont lancé en avant d’eux-mêmes des lignes d’intelligence et de vérité destinées à créer un univers moral de la façon dont elles ont créé l’univers matériel de la gravitation et de l’électricité. »[3]

Si j’entends bien les mots, voilà une phrase où s’expriment l’orgueil et la conscience d’une mission. Elle assume que la Philosophie mène le monde dans la direction la plus noble de son destin, et que les hommes vulgaires ont bien lieu d’avoir quelque gratitude pour l’espèce des philosophes, qui créent des univers pour eux.

Il faut donc juger l’activité présente des philosophes par rapport à cette idée qu’ils confessent, qu’ils professent, d’une mission humaine, indépendante de toute condition locale et temporelle, de tout intérêt particulier. On trouvera là ce que c’est que le clerc, on verra là son sens, son caractère révoltant, et comment il y a lieu enfin de le remplacer.

Il est temps de dire que la philosophie bourgeoise peut seulement produire des déclarations verbales, mais travaille réellement contre les grandes fins qu’elle prétend poursuivre. Cette opposition entre sa fin et son activité est l’origine de son équivoque, la source de la contradiction où elle est enveloppée. Toute la misère présente de la Philosophie tient à l’écart infranchissable entre ce qu’elle promet et ce qu’elle tient. Elle tient peu. Tout se passe même comme si elle ne tenait rien. Je sens bien ici qu’il arrive aux philosophes eux-mêmes de s’abandonner parfois à je ne sais quelle candeur, quelle sincérité. M. Brunschvicg a dit encore :

« Il nous suffira dans les trois quarts des circonstances de suivre sans nous en inquiéter davantage les impulsions du conformisme social. Mais aux cas exceptionnels correspondront les innovations fécondes. »

Une pareille phrase est véritablement bourgeoise. Elle engage et n’engage point. Elle promet et ne promet point. Elle abandonne on ne sait à quelle casuistique le soin de distinguer l’exceptionnel du banal, l’héroïque du quotidien. Elle appartient à ce genre de déclarations où se marque l’accord entre les pensées des penseurs et les pensées des politiques. Ce n’est pas par hasard que M. Paul Doumer écrit :

« Les cas exceptionnels qui exigent un examen attentif de la raison et un jugement de la conscience resteront encore assez nombreux pour qu’on se soumette dans les conjonctures ordinaires aux règles générales admises par avance et immuablement maintenues. »

Ce n’est pas par hasard que l’extrême sottise du Livre de Mes Fils rejoint l’extrême finesse des écrits de M. Brunschvicg. Ces deux témoignages enveloppent une façon d’aveu dans l’apparente bonne volonté d’une promesse. C’est cette promesse qui n’a pas été tenue, qui ne peut pas être tenue, c’est cet aveu qui seul demeurera visible. Cette puissance d’invention, ces fécondes nouveautés, il faut bien enfin nous résoudre à accepter qu’elles se soient évanouies dans la poésie de l’histoire, qu’elles ne soient plus que des modèles déposés dans un cabinet des Antiques, dans une triste et solitaire Galerie. Car nous chercherons en vain le quatrième quart des circonstances, le bouquet des cas exceptionnels, où il serait donné à la Philosophie d’aujourd’hui de réaliser sa promesse et d’attester sa mission. Notre enfance a connu une guerre, tous les hommes en sont encore tremblants et portent la trace de ses blessures : nous faudra-t-il penser que cet immense malheur ne fut au regard de la Philosophie qu’une des circonstances communes où commandent en maîtresses les impulsions du conformisme ? Car les philosophes ne s’ébranlèrent point, ils ne cherchèrent point à mesurer et à penser l’événement qui tombait sur les hommes. Ils ne s’en inquiétèrent pas davantage. Ces clercs imitèrent la foule et suivirent les prescriptions des militaires et des politiques. Ces hommes généralement non mobilisables suivirent docilement les mouvements de l’ignorance et exhortèrent à mourir les hommes mobilisables : chacun de leurs élèves qui tombait portait témoignage pour leur philosophie. Ils étalèrent ces morts comme leurs preuves. Ces morts étaient leurs morts. Ces victoires, leurs victoires. M. Bergson vit dans la victoire française sa victoire. Ce fut la victoire de Boutroux. La victoire d’Émile Durkheim. La Marne parut à M. Brunschvicg comme une vérification éclatante de sa philosophie.

Cette abstention n’est donc point orgueilleuse d’elle-même. Les philosophes ne proclament point que les hommes leur sont étrangers. Il y a encore une sorte de honte à avouer publiquement qu’on ne les aime pas. Chacun sait dire qu’il est homme et que rien d’humain ne lui est étranger. Il n’y aurait aucune difficulté à faire répéter à la grande majorité des philosophes les déclarations du Théétète. Il serait impossible de rencontrer un philosophe qui déclare : j’étudie la psychologie des grands singes parce que je n’aime pas les hommes. Aucun d’eux ne saurait après tout se passer de l’ombre d’une communion humaine. Il leur faut bien vivre. Peu d’hommes se suffisent assez pleinement pour accepter le mépris ou la colère de leurs semblables : la philosophie comporte rarement un Bismarck, un Fouché. C’est pourquoi ils proclament cette mission générale de la Philosophie. Cette mission qui assume que l’esprit conduit le monde. Ils croient donc faire beaucoup pour l’espèce terrestre dont ils font partie. Pour l’espèce dont ils sont l’Esprit.

Il est grandement temps de les mettre au pied du mur. De leur demander leur pensée sur la guerre, sur le colonialisme, sur la rationalisation des usines, sur l’amour, sur les différentes sortes de mort, sur le chômage, sur la politique, sur le suicide, les polices, les avortements, sur tous les éléments qui occupent vraiment la terre. Il est grandement temps de leur demander leur parti. Il est grandement temps qu’ils ne trompent plus personne, qu’ils ne jouent plus de rôle. Lorsque Démétrios assiégeait Athènes, Épicure marchait au milieu des Athéniens. Épicure prenait parti. S’ils refusent publiquement (et je vois d’ici, je palpe d’ici, je mesure d’ici le monceau ordonné de leurs belles raisons, de leurs nobles raisons de refuser la marche parmi nous), alors le moindre adolescent comprendra qu’ils ont en vérité choisi, qu’ils préfèrent réellement — et non par erreur, et non par omission, et non par aveuglement guérissable, — leur confort spirituel, et les garanties temporelles de leur confort, aux questions bassement humaines.

  1. Lettre à Guez de Balzac, Amsterdam, 5 mal 1631
  2. Matérialisme et Empiriocriticisme.
  3. Revue de métaphysique et de morale, 1925.