Les Chiens de garde/II. Les philosophes contre l’histoire

Maspero (p. 21-31).


II

LES PHILOSOPHES CONTRE L’HISTOIRE


Les historiens de la philosophie qui forment le gros des philosophes de ce temps assurent que les pensées sont soumises aux lois d’exception d’un règne spécial de l’existence. Ils feignent d’être convaincus par cette assurance qu’ils prodiguent. La pensée leur paraît une activité vraiment pure exercée par des êtres qui n’ont ni lieu ni temps et qui ne sont pas unis à un corps, par des êtres qui n’ont point de coordonnées. Ces penseurs disent en somme que la Philosophie dans tout le cours de son histoire a consisté à avancer et à retirer des pièces mobiles sur un échiquier des idées. Que de combinaisons possibles, que de belles parties proposées aux sages s’ils appliquent seulement les règles compliquées de ce jeu d’adresse que les historiens inventent !

L’espèce des philosophes paraît revêtue de caractères singuliers, encore que cette singularité ne soit peut-être rien d’autre qu’une absence de caractères. Elle forme un groupe humain étalé, dilué dans l’étendue, dans le souvenir de l’histoire, qui n’entre point en relations avec les autres groupes humains, comme celui des seigneurs, des clercs d’église, des marchands, des bourgeois, des artisans, des soldats. Voilà donc une collection d’hommes apparemment dispensée des conditions locales et temporelles qui permettent dans l’ensemble de tous les autres cas de repérer les positions et la fonction des groupements humains.

Ces privilégiés, soustraits aux exigences du temps qui passe, aux chaînes de l’emplacement échangent patiemment des propos rigoureusement établis sur des thèmes aussi intemporels qu’eux-mêmes. On sent bien, on avoue, il est vrai, que la rigueur de ces propositions n’exclut nullement une contingence inquiétante qui ne cadre point avec les nécessités de la vie éternelle. Leibniz, Wolff, Hume, Newton, Rousseau et quelques autres étant donnés, Kant eut sans doute pu leur faire une réponse aussi différente que possible de celle qu’il donna de fait, mais non moins rigoureuse aux yeux des historiens toujours contents des dialogues tels qu’ils furent. Toute l’histoire idéaliste de la philosophie perd son latin entre tant de rigueur formelle et de contingence matérielle.

Mais tous ces historiens passent sur le fait que les philosophes furent ce qu’ils furent et énoncèrent ce qu’ils énoncèrent pour des causes qui ne relèvent point d’un traité du jeu d’échecs où beaucoup de parties rigoureuses sont possibles. Leurs philosophies ne résultaient point du fait qu’il y avait une réponse encore inédite à propos d’un certain problème, mais du fait qu’ils vivaient comme tous les hommes d’une vie particulière, dans un pays et dans un temps particuliers, et avaient lentement formé une opinion vis-à-vis de leur vie et de celle des hommes au milieu desquels ils passaient leur temps. Il ne faut pas prendre pour son corps le vêtement de la Philosophie. Lorsqu’on a exclu de ses conditions d’existence la solitude et le commerce humain, le respect et la révolte, la colère et l’acceptation, le conformisme et l’indignation, la ruse et la franchise, alors seulement on peut croire qu’un philosophe est une tête sans corps, un être aussi pur, aussi éloigné du remue-ménage terrestre que le moulage blanc de son masque mortuaire. Le De Intellectus Emendatione attestera toujours l’impureté de la Philosophie.

Il serait temps enfin de renoncer à la vieille croyance au retranchement, à l’éloignement des philosophes s’endormant au milieu du calme plat de leurs contemplations. Toute philosophie, si éloignée qu’elle puisse paraître de la commune condition, possède une signification temporelle et humaine. Humain, trop humain, que ces paroles soient le mot d’ordre du commentaire des philosophes.

Les historiens d’aujourd’hui ont entrepris de faire croire que l’authenticité de la philosophie est marquée par un éloignement aussi grand que possible des souillures de l’homme vulgaire, par le développement serein des motifs qu’elle rencontre. Que les philosophes sont d’autant plus grands qu’ils sont extérieurement plus semblables à de parfaites, à d’anonymes machines. On insinue des doutes sur la qualité des penseurs qui n’entrent point dans ces cadres : M. Brunschvicg parle de la « naïve arrogance » de Marx parce que Marx fut averti de sa position terrestre et dit qu’il fallait changer le monde et non l’interpréter. Mais la décision de regarder seulement le monde est aussi bien une décision terrestre de la Philosophie que la volonté de le changer. Les historiens seraient bien prompts à rejeter de l’ordre des grands philosophes Diderot ou Marx, parce qu’il n’y a vraiment aucun moyen de trouver sur leur philosophie le sceau de la sérénité.

Cette pureté conventionnelle, cette incapacité à descendre parmi les grands remue-ménages de la terre voilent à tous les yeux et sans doute aux propres yeux des historiens la situation réelle de la pensée et les moteurs efficaces de son mouvement. Mais elles sont purement imaginaires. Chaque philosophe qui paraît, en dépit qu’il en ait, participe à l’actualisé impure de son temps.

Il y a un problème à résoudre en ce qui concerne la position séculière et mondaine de la Philosophie : il faudra expliquer comment un philosophe est actuel et comment il peut en paroles et en pensée ignorer son actualité. Il faudra rendre compte de l’illusion qui fait croire aux philosophes que l’éloignement de notre vallée de larmes est une marque d’authenticité et comme l’état signalétique de la Philosophie. L’analyse exacte de ces problèmes reviendra à fonder l’histoire de la Philosophie.

Si les historiens avaient présentement la moindre idée de ce qu’est un homme, ils prendraient pour une simple mystification une déclaration comme celle-ci :

« Et comprenons que si Descartes continue Montaigne, c’est comme Kant a continué Hume, en lui répondant. Vie intérieure et vie spirituelle dérivent du Cogito. Mais dans le Cogito, il y a l’Ego et la Cogitatio, le moi et la pensée. Le problème sera de savoir sur quoi portera la réflexion. Ce pourrait être uniquement sur le moi considéré comme un individu et dont la pensée serait une propriété au même titre que la digestion et la respiration. Ainsi l’entendra la psychologie toute empirique, toute subjective de Locke ou de Condillac, et il est visible que la sociologie d’un de Bonald ou d’un Auguste Comte se borne à prendre le contrepied de l’individualisme psychologique. Mais le cartésianisme véritable passe bien au-dessus d’une alternative aussi superficielle. Chez le fondateur de l’analyse mathématique, l’élément dominant du Cogito, c’est la Cogitatio elle-même… »[1]

Boutroux résumait ainsi l’histoire de la Philosophie :

« En quoi consiste selon l’histoire le progrès de la Raison ? Tout d’abord certains aspects des choses lui apparaissent comme inassimilables, tel le non-être chez Parménide, l’ananké chez Platon, le sensible chez Descartes. Mais la raison s’assouplit, s’élargit, et réussit de la sorte à s’assimiler des éléments de l’Être qui d’abord la scandalisaient. Elle s’assimile le non-être avec Platon, la liaison synthétique avec Descartes… l’évolution avec Hegel… »[2]

Ainsi se dessinent les lignes principales d’un univers intelligible des dialogues de la Raison, isolés de l’univers sensible et profane, à la suite de quelque rupture de relations mystérieuse mais dont il est permis, à tout prendre, de se féliciter. Elles expriment les postulats contre quoi il importe de s’élever si l’on a encore la naïveté d’attendre quelque bien de l’exercice des pensées.

Ces images d’un dialogue, exprimant les inflexions, les retours, les questions, les fausses rigueurs d’un pur développement de l’Esprit, ne sont point les seules que fournisse la tactique idéaliste : il est possible de leur opposer une esquisse bergsonienne du développement de toute Philosophie en général :

« Plus nous remontons vers cette intuition originelle, mieux nous comprenons que si Spinoza avait vécu avant Descartes, il aurait sans doute écrit autre chose que ce qu’il a écrit, mais que Spinoza vivant et écrivant, nous étions sûrs d’avoir le spinozisme tout de même. »[3]

Une nécessité intérieure à l’individu Spinoza, soustrait à la durée des hommes, remplace la nécessité abstraite d’un spizonisme indépendant de Spinoza, répondant fatal du cartésianisme dans le dialogue de l’Esprit. Mais cette nécessité intime du génie n’est pas moins abstraite que celle de la Raison développant ses sentences, sans référence à l’histoire. Et sans doute n’est-ce pas le lieu de montrer que l’une et l’autre attitude expriment deux exigences diverses de la pensée bourgeoise, éprouvant tantôt le besoin de se sentir portée et justifiée par le mouvement de l’Esprit, tantôt celui de céder à l’orgueilleuse aventure privée, oscillant entre la mystique de la Raison impersonnelle et la mystique intérieure de la personne. Il suffit ici que les historiens des deux genres renoncent également à la modeste appréciation de la Philosophie telle qu’elle est. Ils sont à la vérité sensibles au fait que les philosophes ne sont point aisément substituables, que Descartes n’est pas Platon, ni Zénon Kant. Mais cette perception du sens commun ne saurait amener à conclure que les philosophies sont les fruits de vocations singulières, ou les articulations nécessaires d’un enchaînement mythique de l’Esprit. Ces solutions sont justement celles qui permettent de se passer d’explication. Elles substituent des révélations ou des procès occultes à des formations concrètes. De la même façon une théorie mystique de la Vie permet à la biologie de se dispenser d’explications.

Les Philosophes de la Grèce conservaient une intimité admirable avec les forces réelles de leur philosophie : ils étaient profondément engagés dans la présence et la matière humaines. Leur sagesse vise à des solutions immédiatement applicables. Il y a un commerce perpétuel entre le philosophe et le passant : la philosophie d’Épicure garde un ton quotidien dont nous avons perdu le secret ; le platonisme même malgré ses appels célestes est encore lié à l’argile de la vie humaine. Ce secret fut longtemps perdu.

Le développement des sciences mathématiques, en donnant à une partie essentielle des pensées suivies une rigueur et une impersonnalité étonnantes, a bien pu amener les premiers métaphysiciens de l’âge moderne à concevoir toute méditation sur ce modèle, à croire que les décisions portant sur les valeurs non scientifiques devaient imiter les découvertes de la science la plus exacte. Une généralisation imprudente conduisit à l’illusion de la raison éternelle et à l’amour de la pureté mathématique. Cette illusion éclate chez les plus grands : toute la rigueur démonstrative de l’Éthique apparaît singulièrement impure à la lumière des confessions de la Réforme de l’entendement. La rigueur de la première Critique ne résiste pas à l’examen de la Philosophie du Droit et de la Religion dans les limites de la simple Raison. Il appartient à la critique révolutionnaire de dire pourquoi cette grande illusion a résisté à l’avènement des sciences historiques.

Au nom même de l’histoire, tout philosophe est justiciable des méthodes qui permettent d’approcher la résolution du problème général que voici : comment rendre compte de la qualité d’un homme ? M. Bergson, comme M. Brunschvicg, conclut que la question ne sera pas posée. Il n’y a aucune raison d’accéder au désir de ces Delegorgue de la Philosophie.

Sans doute leurs affirmations sur l’histoire qui suspendent l’histoire peuvent-elles les mettre à l’abri d’attaques qu’ils n’aiment point ; peuvent-elles les dispenser d’aborder les questions vulgaires qui les conduiraient à des conclusions dangereuses pour l’ordre présent qu’ils acceptent et qu’ils aiment. La formule révoltante du procès Zola est l’un des maîtres mots de la pensée bourgeoise. Sans doute ces affirmations leur permettent-elles de croire que leur situation de philosophes est privilégiée par rapport à l’ensemble des situations justiciables de la critique humaine, de la même façon que la situation de Descartes est privilégiée à leurs propres yeux. Ils espèrent qu’ils seront traités comme ils traitent eux-mêmes Descartes. Mais nous ne ferons point d’exception en faveur des Philosophes.

Ces postulats que les historiens défendent ont, en effet, des conséquences importantes pour ce que M. Lalande appelle, avec une naïve croyance en sa propre hardiesse, la méthode polémique en philosophie : ils supposent qu’on ne peut opposer au philosophe que des objections intérieures à sa philosophie, objections techniques soumises à certaines formes de politesse qui constituent en dernière analyse la matière même de cette Philosophie du ciel. D’où il suit que personne n’est reçu à venir du dehors lui demander explications et comptes rendus de mandat. Mais nous n’acceptons plus que les professionnels de la Philosophie soient responsables, c’est-à-dire doivent répondre, devant leurs seuls collègues présents et à venir. Nous réclamons une véritable démocratie philosophique et non une de ces démocraties où les ministres ne sont responsables que devant un parlement de politiques. Comme si Kant ne devait des comptes qu’à Boutroux, professeur. Et non à Lénine, théoricien et praticien de la Révolution prolétarienne. Le scandale philosophique de la condamnation de Socrate repose bien moins sur l’indignation soulevée par la mort du Juste que sur une colère professionnelle devant l’entrée en scène de juges qui n’étaient point des spécialistes de la logique du concept et de l’analyse réflexive, mais des gens qui vivaient, et concluaient sur la philosophie socratique, bien ou mal, en se fondant sur l’effet réel des idées qu’elle répandait.

Une semblable demande de comptes va avoir lieu. Des hommes sortis des hommes opposeront aux penseurs d’ici et d’aujourd’hui des objections non techniques qui se soucieront comme d’une pomme de la politesse des philosophes, il ne sera fait d’exception en faveur de personne, au nom du mythe des vocations, au nom du mythe de l’Esprit.

Les philosophes n’ont jamais été des esprits purs et des naturels des cieux. Mais des corps et des têtes terrestres, sur une terre où leur naissance et leur croissance ne comportèrent pas de vocations irremplaçables, de caractères intelligibles, de progrès de l’Esprit pur, qui n’existe pas. Ils furent les penseurs qu’ils furent, non parce qu’il y avait encore une réponse à faire à une vieille question, mais précisément parce qu’ils faisaient des expériences réelles, avaient quelque chose à dire et seulement alors se préoccupaient de ce que leurs prédécesseurs avaient dit : comme n’importe qui, ils avaient besoin d’un langage. Seulement alors, ils taillaient des vêtements pour leurs corps en imitant, comme malgré eux, le vêtement et le masque de leurs prédécesseurs. Ils étaient nés une année et ils mouraient une autre année : entre ces deux dates est située leur humanité, leur explication et les causes qui les faisaient reprendre à leur façon les vieux problèmes.

Quel serait donc le privilège de la Philosophie ?

Le grand postulat qui le garantit est celui de la permanence des conditions de la pensée. Le monde de la spéculation est supposé par lui insensible au changement. Les philosophes le croient. Que ce monde tranquille leur est aisé à parcourir ! On n’y saurait faire les mauvaises rencontres toujours possibles dans un monde qui change. Il existe un milieu homogène, silencieux, incolore, abstrait comme l’espace, où est possible depuis le commencement des temps le calme échange des entretiens philosophiques. Il est préformé. Aux yeux de chaque penseur il parut tel qu’il paraît aujourd’hui. Dans ce milieu à température constante, dans ce climat préservé des catastrophes, des orages, la Raison a poussé comme une plante solitaire, identique sous une diversité apparente qui ne trompa jamais les initiés. Comme une Idée de Platon demeure identique sous les apparitions des objets où son essence se fait jour.

Le monde matériel est ce qu’il est, et sa réalité, pour autant qu’elle ne se mesure point aux étalons de la science, pour autant qu’elle est inhumaine, est antérieure à toute spéculation et demeure indépendante des transformations des pensées. Le passage du mouvement circulaire au mouvement elliptique n’affecta point la réalité des astres : mais une pensée qui s’en tient au cercle ne possède pas le même monde matériel que celle qui peut tenir compte de l’ellipse. Le monde qui est l’objet de la philosophie est une construction des techniques, des sciences et des actions. Une modification continue de cet univers représentable interdit à Kant de répondre mot pour mot à Leibniz. Les différences capitales qui séparent les mondes contemporains de chaque philosophie interdisent aux philosophes d’attribuer des sens homogènes aux diverses expressions de la pensée générale : un nombre réduit d’éléments invariants peut seul leur donner l’illusion d’habiter le même univers permanent. Un calcul philosophique qui n’est point encore achevé pourra seul permettre de passer d’un système à un autre système d’une manière critique. Peut-être ne saurait-on même répondre à la rigueur qu’à ses seuls contemporains.[4]

La fonction de l’histoire est de rendre justice au temps écoulé en le traitant comme une somme de modifications réelles des conditions de la pensée. Et non comme un élément abstrait qui permet par exemple de situer Kant et Spinoza au niveau de Platon, de parler du platonisme de Spinoza ou du kantisme de Platon. Le principe de l’explication des philosophes repose dans les changements du monde humain et des milieux de l’intelligence. Les faits de l’homme commandent les relations de la pensée avec ses objets, le développement des groupes humains commande le développement de la terre et du ciel ; le développement de toutes les activités techniques, politiques, sociales est le moteur de ce que les penseurs nomment le mouvement de l’Esprit. Il faudra donc chercher à l’extérieur de la Philosophie les causes qui l’expliqueront et les effets qui découlent d’elles, et chercher pourquoi les philosophes d’aujourd’hui estiment qu’une entreprise de ce genre n’est point philosophique.[5]

  1. L. Brunschvicg, Revue de métaphysique et de morale, 1925.
  2. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1907.
  3. Revue de métaphysique et de morale, 1911.
  4. Cf. note A.
  5. Cf. note B.