Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/20



XX

En route vers Paris.


M. Massey en était à se demander à cette heure s’il avait agi sagement en cédant aux instances de ses enfants ; s’il n’eût pas été mieux inspiré en usant de son autorité pour refuser péremptoirement d’ajouter à sa smala un appoint si difficile à mobiliser. Au moment de quitter le sol africain, le docteur Lhomond, qui, ainsi que lui-même, avait passé l’âge des « emballements » irréfléchis, avait essayé discrètement de le prémunir contre une résolution inconsidérée, lui traçant un tableau parfaitement prophétique des ennuis, des tracas et même des chagrins que cette résolution pourrait amener, tant pour le pauvre animal dépaysé que pour ses dévoués partisans.

Mais, comme il arrive si souvent, le sentiment l’avait emporté sur la froide raison. Colette, Gérard, Lina, lady Theodora, Tottie surtout, avaient fait entendre de telles clameurs, protesté avec tant d’indignation à l’idée d’abandonner ce serviteur d’élite, cet ami incomparable, ce héros ! que M. Massey et le docteur se hâtèrent de se replier en bon ordre, incapables l’un comme l’autre d’infliger une peine dont la nécessité ne s’imposait pas impérieusement.

Et les premières étapes étaient heureusement franchies ! À bord du Lily, du Polynésien, non seulement Goliath n’avait jamais été gênant, mais il pouvait avoir la fière conscience de s’être trouvé l’ornement du voyage. Aussi son parti triomphait.

« Où qu’on le place, disait Lina avec orgueil, il sait se conduire, se rendre agréable. Comment pouviez-vous craindre un instant, vous docteur, qui le connaissez si bien, que le pauvre cher ami fût jamais de trop ?

— Il est incontestable que Goliath n’est pas de ces gens malencontreux qui vous couvrent de honte quand on les mène dans le monde. Mais n’oubliez pas, Lina, que c’est la crainte seule de peines possibles pour lui et pour vous qui nous faisait penser à nous en séparer, disait le docteur doucement.

— Il en serait mort ! faisait Colette, s’efforçant de réprimer ses larmes. Et Tottie ! Non ; quand on’a des amis pareils, il faut supporter les inconvénients qui peuvent être attachés à leur voisinage et n’y jamais renoncer délibérément !

— Hélas ! pensait tout bas le docteur, le dernier homme au monde capable de jeter de l’eau froide sur cette juvénile générosité de cœur, puissent-ils ignorer le plus longtemps possible les uns et les autres que la vie n’est faite que de séparations et que ce n’est point de cela qu’on meurt… »

Chose étrange, ce qu’ils avaient le plus redouté, lui et M. Massey, — l’embarquement et le voyage par mer, — s’était passé sans encombre, et voici qu’à peine arrivés à terre, les ennuis, les tracas se multipliaient. Au milieu de cent qualités plus précieuses et plus rares les unes que les autres, l’éléphant avait, comme les plus parfaits, ses petits défauts de caractère et ses exigences. Il était, on s’en souvient, peut-être un peu susceptible, très sur l’œil, disait Gérard, sur la question des égards qui lui étaient dus : et en tête de ces égards et de ces attentions, bien au-dessus des bananes ou autres douceurs matérielles, il mettait la société de ceux qui lui étaient chers.

Or cette compagnie, ces visites constantes, si naturelles et si simples à bord, devenaient tout d’un coup difficiles, impraticables, et le pauvre vieux serviteur qui commençait déjà à se sentir si malheureux dans son logis de Marseille, allait le devenir plus encore. Lors qu’on l’en tira pour le mener à la gare du chemin de fer, il crut un instant que l’épreuve était finie, que les beaux jours allaient revivre. Mais quand il eut compris la triste vérité, quand il se vit isolé dans un fourgon à bagages du « rapide » qui roulait vers Paris, qu’il vit tous ses amis se retirer, après un tendre adieu, vers le wagon où ils ne pouvaient l’inviter à prendre place, il tomba dans une sombre mélancolie.

Doux et résigné, il avait supporté comme un mouton les chocs, les déménagements, l’étroit espace, le manque d’air et d’exercice ; mais ceci lui parut combler la mesure, et dans sa cervelle d’éléphant une certaine rancune se leva.

Loin de lui, dans le compartiment qu’ occupaient en entier les Massey, on n’était guère moins mal à l’aise. Les aînés, les gens graves pouvaient, à la rigueur, supporter une séparation de douze heures ; mais Colette, Gérard, Lina avaient fort à faire pour dissimuler l’inquiétude que leur avait causée la mine funèbre de leur ami, la froideur de son adieu. Quant à Tottie, que ne gênait point encore le souci du ridicule, elle clamait librement son désarroi, déclarant avec larmes que Goliath était « fâché » ; qu’elle l’avait bien vu ; qu’il fallait aller tout de suite le chercher, lui faire « une petite place » près d’elle… Au premier arrêt, on ne fit qu’un bond jusqu’à la cellule du prisonnier, et, les mains chargées d’offrandes savoureuses, la bouche pleine d’amicales flatteries, on alla en corps lui rendre visite. On le trouva sombre et digne, « tout pâle ! » déclara Lina avec conviction ; il jeta un regard dédaigneux sur les galettes, les beaux fruits, les chatteries variées qu’on lui présentait avec mille paroles encourageantes, après avoir dévalisé à la hâte le buffet d’Avignon. Toute son attitude semblait dire :

« À moi des gourmandises ! C’est le dernier coup ! Vous ne voyez donc pas ce qu’il faut à mon cœur ulcéré ?… »

Mais Tottie, insensible à tout étalage de dignité offensée, s’était suspendue à la vieille trompe rugueuse, l’embrassait avec le parfait abandon, l’entière fraternité que les enfants — vrais démocrates — savent témoigner aux humbles ; et le pauvre Goliath, tout réconforté, commençait à sortir de sa bouderie, à jouer avec la fillette, autant que le permettaient les limites de l’odieux fourgon, quand l’implacable sifflet se fit entendre :

« En voiture, messieurs les voyageurs ! »

Et il faut vite se quitter au milieu des cris perçants de Tottie et des reniflements indignés de l’éléphant, qui semble demander si on se moque de lui en lui faisant une visite de cérémonie ?

« Ça ne peut pas durer ainsi ! déclare en aparté Le Guen ; car le chagrin de la bonne bête perce le cœur. À la prochaine station, je vais m’installer auprès de lui.

— Tu n’y penses pas ! proteste Martine à qui s’adresse la confidence de cette résolution désespérée. Quitter ta bonne place qui a coûté si cher à monsieur ! Je l’ai bien vu, va ! qui alignait des louis d’or au guichet. Même que ça me faisait une peine !…

— Bien sûr ! fait Le Guen avec conviction, que ça fait de la peine de voir jeter la bonne argent sur les chemins : et je n’aime pas plus que toi à déprofiter le bien de mes maîtres ; n’empêche que, si personne ne va consoler un peu c’te pauvre bête, je crains que ça tourne mal.

— Que veux-tu qu’il lui arrive ? Il est vraiment bien à plaindre ! Dans un fourgon à lui tout seul, et plus de bonnes choses qu’il n’en peut manger !

— Tu n’as donc pas vu qu’il n’y a pas touché ? Je suis sûr qu’il a mal à l’estomac !

— À l’estomac ! Dis plutôt au caractère. Vous le gâtez, cet éléphant ; il n’est plus bon à rien ! dit Martine, qui juge à propos de faire un déploiement d’austérité, quoique à ses heures elle soit prête à choyer et dorloter le vieil ami dont nul mieux qu’elle ne connaît le mérite.

— Oh ! Martine ! As-tu donc oublié que si nous ne sommes pas les esclaves de ces satanés nègres, si tu es madame Le Guen et non pas madame Ajata, si nous avons retrouvé nos maîtres bien-aimés, c’est uniquement à lui que nous le devons ?

— Bon ! bon ! Je n’ai rien oublié. Ne nous attendrissons pas ; et surtout ne fais pas de bêtises. Si monsieur veut que tu ailles tenir compagnie à Goliath, il saura bien te le dire, peut-être ! »

Mais, au front entêté de Le Guen, Martine comprend qu’il n’en fera qu’à sa tête ; et comme, après tout, elle souffre, elle aussi, du chagrin évident du brave Goliath, elle n’est pas fâchée de penser que son mari ira le choyer un peu, surtout maintenant qu’elle a fait acte de supériorité conjugale.

Cependant le train s’est ébranlé ; on s’éloigne d’Avignon avec le regret de ne s’y pas arrêter un instant à contempler la ville des papes si pleine de monuments, de souvenirs historiques ; si curieuse avec ses rues étroites, ses maisons à balcons, à poutrelles, à pignons ; sa population si gaie, si ensoleillée.

Le docteur Lhomond, dont la mémoire fidèle enregistre tout ce qu’il lit, cite couramment une page des Contes de mon moulin :

« Qui n’a pas vu Avignon du temps des papes n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une vie pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices ; des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs ; puis, du haut en bas, des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche ; c’était encore le tic tac des métiers à dentelles, leva-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses : — par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu’on entendait ronfler là-bas, du côté du pont. Car, chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il danse, il faut qu’il danse ! Et comme en ce temps-là, les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et tambourins se portaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait… l’on y dan sait !… Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons où l’on mettait le vin à rafraîchir ! Jamais de disette ; jamais de guerre !… »

« Toutes choses fort jolies à dire, reprit le docteur, mais peu conformes il me semble à la réalité. Car, au moyen âge, la peste, la famine et la guerre étaient à l’état endémique, et il ne me semble pas que la ville des papes ait été plus qu’une autre affranchie de ces fléaux. La peste noire y fit de terribles ravages en 1348. Dans les trois jours qui précédèrent le premier dimanche de carême il y mourut, dit-on, quatorze cents personnes, parmi les quelles la célèbre Laure de Noves.

— Laure de Noves ! répéta Gérard rêveur ; n’est-il pas surprenant de penser qu’une personne dont on ne sait rien, sinon qu’elle paraît avoir été assez terne, ait été vouée à l’immortalité par des sonnets encore plus ennuyeux qu’elle !

— Terne ! protesta le docteur ; vous êtes difficile ! Voici le portrait que j’ai trouvé d’elle dans une vieille collection de l’Athénèe de Vaucluse : des traits fins et réguliers, la physionomie douce, le maintien modeste, la démarche noble, la taille svelte, les sourcils noirs, les cheveux blonds…

— Une véritable beauté de passeport, s’écria Gérard ; il n’y manque que : « yeux grands, nez moyen, bouche petite », pour que ce soit complet.

— Le fait est, dit M. Massey en riant, que ce portrait esquissé par des gens qui n’ont point vu la célèbre Laure ne nous apprend pas grand’chose sur elle. Combien un petit bout de poésie, même médiocre, en dit plus parfois s’il vient du cœur que beaucoup de vers et beaucoup de prose. Vous connaissez ce quatrain que le roi François Ier fit placer dans le cercueil de Laure lorsque par une curiosité bizarre il voulut voir ses ossements :


Ô gentille âme, estant tant estimée.
Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée
Quand le sujet surmonte le disant.


Ainsi devisant, on dépassait le comtat d’Avignon, on franchissait à toute vapeur la distance ; à Lyon, à Laroche, les seuls arrêts du rapide, on visitait l’ami Goliath que la compagnie de Le Guen semblait avoir remis un peu dans son assiette. Mais, à Paris, nouveau crève-cœur général, quand on apprend que le fourgon et son pensionnaire vont être remisés provisoirement à la gare des marchandises de Bercy.

« Mais enfin, voyons ! s’écrie le bon M. Massey, un peu impatienté des mines longues qu’il voit se dessiner autour de lui. Que proposeriez-vous ? Que voudriez-vous qu’on fit ? Nous ne pouvons vraiment pas penser à l’amener au Grand Hôtel ! »