Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/19



XIX

À Marseille. Terre natale !


Les jours s’écoulaient ainsi et un beau matin le Polynésien entrait majestueusement dans la rade ensoleillée de la Joliette. Il stoppait en exhalant la vapeur de ses chaudières, il venait s’amarrer à quai et les ponts volants s’abattaient sur sa hanche de bâbord.

On foulait donc le sol français ! Colette se sentait à cette idée comme étourdie et grisée. Au premier pas qu’elle fit sur la terre natale, Martial Hardouin, voyant sa femme s’agenouiller comme si elle cherchait un objet perdu, s’était approché, s’offrant à l’aider, et, un peu rougissante, elle avait murmuré quelques paroles vagues sur son mouchoir tombé. Mais déjà l’œil de Gérard, avait démêlé la vérité. Profondément française, ayant gardé au fond des forêts africaines ce culte ardent du pays que connaissent surtout ceux qui en ont été déracinés, elle n’avait pu se tenir de donner à sa chère France le signe d’amour respectueux que l’on met au front d’une mère.

« Petite masque ! s’écria Gérard, que ses vingt-trois ans, pas plus que la dignité d’épouse et de mère de Colette, n’avaient guéri de la manie de taquiner sa sœur. Tu l’as embrassée ! Je l’ai vu ! Je vous la dénonce, Hardouin !… D’ailleurs, j’ai fait comme elle — la première fois, s’entend ! — Aujourd’hui, je suis cuirassé. Mais, moi, j’y suis allé carrément. Je n’ai pas usé de subterfuge. Vous n’avez pas honte, madame, de prévariquer de la sorte ?

— Je n’ai pas prévariqué ! protesta Colette, qui ne put s’empêcher de rire. J’avais vraiment laissé tomber mon mouchoir…

— Pour te préparer un alibi ! Aggravation de crime ! Tromper son monde et garder les dehors de la vertu, c’est proprement le procédé d’Albion. On voit, madame Colette, que vous avez fréquenté l’Anglais.

— Eh bien, dit Colette gaiement, s’il en est ainsi, oublions au plus vite notre teinture d’exotisme, et plongeons-nous dans l’élément natal. Dieu, quelle joie de se retrouver en France ! Qu’il est doux et étrange d’entendre de tous côtés résonner notre langue — même avec l’accent marseillais ! Que ces magasins sont brillants, ces rues superbes, ces uniformes, ces visages français agréables à l’œil ! Je n’avais pourtant rien oublié de toutes ces choses, mais tant d’impressions nouvelles avaient passé sur elles qu’elles étaient submergées.

Mais à peine ont-ils fait dix pas sur cette terre de France reconquise, que les voyageurs comprennent combien leur formidable ami Goliath va devenir encombrant !

Le majestueux animal ne s’est pas plus tôt engagé sur la passerelle pour descendre à terre, flanqué de Gérard et de Colette qui le guident vers le quai, qu’une foule compacte s’amasse, et que, des places, des rues adjacentes accourent gamins, portefaix, badauds, vendeuses de poisson et de fruits, pour voir ce surprenant spectacle d’un éléphant colossal suivant comme un petit chien une dame élégante…

La foule grossit sur leurs pas ; on se pousse, on se bouscule ; les voix méridionales montent à un diapason suraigu ; les uns veulent voir de plus près, les autres prétendent toucher l’éléphant, et même ses maîtres, et, quoique la foule soit de bonne humeur, ce jour-là, il n’est jamais agréable de se voir serré de trop près par elle ; et Mme Massey commence à presser nerveusement le bras de Henri, sur lequel elle s’appuie.

« Voyons, mes amis !… permettez-nous d’avancer, fait le jeune homme, sans pouvoir dissimuler une légère irritation. Nous avons un éléphant avec nous… Est-ce une raison pour ne pouvoir vaquer à nos affaires ?

— Té !… on ne vous veut pas de mal, beau brun ! répondent les commères. Eh !… sont-ils gentils tout de même !… Eh ! vois, Marius, la toute petite !… elle n’a pas peur de la bête, péchaire!… »

Car Le Guen vient de camper Tottie sur une des défenses de Goliath, la maintenant de son bras ; il sait que, chargé de ce précieux fardeau, l’éléphant sera incapable de perdre patience.

« C’est un cirque, peut-être ? demande une bonne femme àM. Hardouin.

Ousque sont les autres bêtes, alors ? fait une autre.

Péchaire !… nous serons bien contents de le voir, le cirque !

— Est-ce qu’il sait beaucoup de tours, l’éléphant ?

— Moi, j’en ai vu un qu’il tirait un coup de pistolet !…

— Et moi un qu’il se tenait debout sur quatre tonneaux !… une patte sur chacun, à preuve !…

— Té !… ils sont malins, va !…

— Et qu’est-ce qu’ils mangent ?

Et de la viande, donc !… comme des chrétiens !…

— Que tu es bête !… Les éléphants ne mangent pas de viande. Ce sont des herbiherbi

Herbivaques, quoi !… j’ai été à l’école, moi !…

— M’sieur ! m’sieur !… Si vous voulez parler au maire, rapport à l’emplacement du cirque, moi, je vous y mène !… — Oh ! toi, tu n’es jamais en retard pour te montrer !… Cache ton nez !… Il est trop vilain pour ces jolies dames… »

Et ainsi de suite… Les quolibets, les questions se croisent ; et c’est à peine si les voyageurs peuvent avancer.

« Voici qui devient intolérable ! s’écrie Henri impatienté, s’arrêtant court sur le quai. Nous ne pouvons continuer à nous donner ainsi en spectacle !… Voyons, n’y a-t-il pas là quelqu’un, quelque fonctionnaire (c’est une graine qui manque peu, en Europe, je crois…) avec lequel on puisse s’entendre ?

— Et qu’est-ce que vous voulez, monsieur ? C’est rapport au cirque ?… crient vingt voix.

— Non !… je demande une personne de bonne volonté, pouvant m’indiquer un local où remiser l’éléphant, jusqu’à plus ample informé.

— Mais un local où il soit bien !… ne peut s’empêcher d’ajouter Colette, déjà inquiéte du sort de son ami.

— Eh, bien sur !… Comme de juste !… Père Campistrol !… ohé !… le vieux !… Quelque chose à votre avantage, par ici !… »

Et vingt messagers bénévoles s’élancent à la recherche du père Campistrol, l’extraient du cabaret où il gît en compagnie de camarades de son choix, le traînent clignotant, mal rasé et le gilet déboutonné sur son ample bedaine, jusqu’à l’endroit où le groupe des voyageurs, toujours entouré d’une foule en délire, essaye tant bien que mal de prendre patience.

Après force paroles inutiles, et toujours au milieu de la foule qui ne les lâche pas d’une semelle, le marché est conclu. Le père Campistrol consent à louer, pour une somme rondelette, un hangar vide qu’il possède sur le quai de la Joliette,

tout contre le mur extérieur des docks, et où l’éléphant, à l’abri des curiosités gênantes et en sûreté sous une bonne serrure, attendra qu’on puisse disposer de lui.

Le père Campistrol, qui est homme de ressources, s’engage à fournir la nourriture de l’éléphant, et, prenant congé de leur ami avec force caresses et bonnes paroles, la famille Massey s’éloigne pour vaquer aux cent détails qui réclament son attention après un long voyage.

Goliath reste seul dans son hangar, et, s’abîmant dans ses réflexions, semble chercher à comprendre ce qui lui arrive.

Ce n’est plus le deck du Polynésien, avec le grand souffle du large, l’immensité du ciel et des eaux autour de lui ; et surtout ce ne sont plus les caresses, les flatteries, les friandises, les jeux, qui ont charmé ses loisirs pendant de longs jours… Il est seul dans un hangar obscur, empesté d’une odeur de poisson ; Colette a disparu. La voix argentine de Tottie, la voix chère de Gérard, Le Guen et sa bonne odeur de pipe, tous ces éléments de bonheur se sont évanouis en fumée !… Plus personne… plus d’adorateurs empressés… plus de mannequin boer à démolir… et, au dehors, des voix inconnues qui se chamaillent, un vacarme de gamins qui s’efforcent de voir à travers les fentes de la porte, de dévorer des yeux le géant dans sa solitude…

C’en est trop… et, levant sa trompe en l’air, le pauvre abandonné commence à bariter sur un ton lugubre…

Les gamins, enchantés, lui répondent par des trépignements et des cris de joie ; bientôt, pris d’émulation, ils commencent à imiter le cri de l’éléphant. Et c’est un vacarme assourdissant sur tout le quai de la Joliette. De nouveaux adeptes accourent de toutes parts et joignent leurs glapissements à ceux des premiers musiciens. Exaspéré, offensé, Goliath mène un bruit terrible ; sur un ton impérieux, frénétique, il barite de plus belle ; sa voix aiguë domine toutes les autres, et un attroupement considérable ne tarde pas à se former devant la porte close du hangar, dont le père Campistrol a la clef en poche. Tout prend facilement les proportions d’une émeute sous le beau ciel du Midi ; bientôt la foule devient si houleuse, que les gardiens de la paix sont forcés d’intervenir. Ils veulent chasser les gamins, exiger le silence… Ah bien, oui !… pourchassée d’un côté, la racaille reparaît de l’autre ; des cris aigus, des injures s’échangent, quelques pierres sont lancées, et, par-dessus le tintamarre, retentit toujours la voix furieuse de l’éléphant, proclamant bien haut sa douleur et son ennui…

Au moment où l’agitation est à son comble, reparait soudain M. Massey, Colette à son bras ; ils sont suivis du père Campistrol. La rumeur publique les a avertis qu’il se passait quelque chose d’insolite dans le hangar, et Colette a voulu courir au secours de son ami. La foule s’écarte, le Marseillais ouvre la porte ; à peine Goliath a-t-il entrevu la gracieuse silhouette de Colette, nimbée d’or par les rayons du soleil, que sa fureur tombe ; et, courant à elle avec un murmure caressant, il lui témoigne d’une façon touchante la joie qu’il éprouve à la revoir…

« Tu ne peux pourtant pas te constituer gardienne de cette pauvre bête !… fait M. Massey fort perplexe. Voyons, tâche de lui faire comprendre la situation, puisqu’il t’écoute d’habitude comme une créature raisonnable…

— Mais oui, certes !… Il m’écoutera… Il est énervé par tout ce bruit, mon pauvre Goliath

— et vraiment ce n’est pas étonnant !… Jamais je n’ai rien imaginé de pareil !… » fait Colette, déjà pâlie et fatiguée par le vacarme des rues de Marseille, habituée qu’elle est aux grands espaces et à l’auguste silence du désert…

Et, flattant Goliath de la main, le raisonnant de sa douce voix, elle tâche de lui faire comprendre la nécessité de se résigner…

Mais Goliath, doux comme un agneau tant que sa chère Colette est auprès de lui, exhale un murmure inquiet dès qu’elle fait mine de s’éloigner, et la suit pas à pas avec une persistance inquiétante. S’il lui prend fantaisie de quitter le hangar à sa suite, comment l’en empêcher ?

« Il faudrait l’attacher, pardi ! fait le Marseillais, avec une bonne chaîne au pied…

— Mon éléphant n’est pas habitué à la chaîne, dit Colette vivement. Il ne la supporterait pas…

— Té ! il est enragé, donc ?

— Enragé !… Non, certes !…

— Eh bien alors ?… Quand les bêtes sont méchantes, il faut les mater, quoi !… »

Colette se détourne avec impatience de ce gros homme parfumé à l’ail qui parle si allègrement de « mater » Goliath ; et en ce moment la rumeur publique prévient M. Massey qu’un étranger de distinction demande l’honneur de l’entretenir au sujet de l’éléphant.

L’étranger en question est un grand diable de Yankee, chargé de bijoux, chaîne de montre, épingle de cravate et boutons de manchettes reluisants de pierres fines ; sans compter un lourd bracelet d’or qui orne son bras puissant. Il s’explique en peu de mots : manager d’un cirque à Chicago et venu dans les docks pour s’occuper de ses bagages, il a été témoin du débarquement de la famille, du triomphe de Goliath et de l’embarras subséquent de ses amis. Émerveillé de la beauté de l’animal, il n’hésite pas à offrir à M. Massey de le lui acheter pour la somme de dix mille dollars comptant…

Colette se récrie avec indignation :

« Goliath n’est pas à vendre !…

— Je ne dis pas que je n’irai pas plus loin, s’il le faut absolument…

— Mais, monsieur, croyez-vous donc que ce que j’en dis soit pour vous amener à surenchérir ? s’écria la jeune femme indignée.

— … J’en suis pour ce que j’ai dit — dix mille dollars comptant — qui sont une somme, assurément… Mais si une offre plus avantageuse a été faite, je demande à la connaître, afin d’aviser.

— Il n’a été fait aucune offre, monsieur ; et, y en eût-il cent, nous n’en accepterions aucune !…

— Dois-je considérer les paroles de ma dame comme définitives ? demande le Yankee en se tournant vers M. Massey.

— Mon Dieu, monsieur… vous me voyez en vérité assez indécis…

— Indécis, mon père ?… Comment ?… Penseriez-vous une minute à accepter une offre pareille ?…

— Ma chère enfant, il va sans dire que je serais désolé de me séparer de ce brave animal, qui est en réalité un ami pour nous tous… Pourtant, il devient véritablement bien encombrant… Je ne parle pas seulement de sa taille colossale, mais la vie civilisée parait lui porter sur les nerfs d’une façon si remarquable…

— Oh ! papa !… s’écrie Colette, dont les yeux se remplissent de larmes. Ne me dites pas que vous allez vendre Goliath !… Le vendre, pauvre cher vieux ami !… Oh !… il me semblerait qu’on vend un de nous !…

— Voyons, mon enfant, sois raisonnable… Ton éléphant serait assurément bien traité, vu sa valeur… Et il apprendrait si facilement son métier d’éléphant savant, étant donnée son intelligence, qu’il ne risquerait même pas de recevoir des coups…

— Il ne le supporterait pas ! s’écrie fièrement Colette. Goliath est un être libre qui sert par amitié, non par force. Mais cessons ce débat, n’est-ce pas ? Et confirmez bien à monsieur que notre ami n’est pas à vendre.

— Dix mille dollars ! articule le Yankee.

— Le prix, monsieur, ne fait rien à l’affaire ; Goliath n’est pas à vendre, réplique froidement Colette.

— Onze mille ?

— Non !

— Douze mille ?

— Monsieur, je vous ai déjà répondu !

— Douze mille cinq cents ?

— Pas pour cent mille !… pas pour un million !… Goliath n’est pas à vendre !… » répète Colette, indignée de ce marchandage.

En ce moment arrive le reste de la famille etM. Massey se trouve en un clin d’œil mis en minorité absolue : il n’y a qu’une voix : vendre Goliath serait un crime, une véritable trahison. « Autant vaudrait vendre Tottie !… » s’écrie impétueusement Gérard. Et Tottie, gravement :

« Pas vendre Tottie !… Tottie pas marchandise !… »

Bref, le Yankee déconfit doit se retirer, ce qu’il fait à regret, après avoir examiné de plus près le gigantesque animal, qu’il déclare être un des plus beaux spécimens de sa race, quite American !… oubliant dans son enthousiasme que les éléphants ne viennent pas en Amérique. Il ne peut s’empêcher d’épancher ses regrets dans le sein de M. Massey qu’il juge le seul business-like de la bande, et lui décrit en termes enflammés les affiches que déjà il voyait se dessiner dans sa tête et qu’il aurait posted over all the Continent !


The right Wonder ofthe World !
The modem Mammoth ! !


GOLIATH !!!!!!
GOLIATH !!!!
GOLIATH !!!
GOLIATH !!


The monster Elephant ! ! !
The biggest and the cleverest beast that was
ever seen.
Equal to any learned gentleman :
As sweet as a lamb
As strong as a lion
Goliath, the largest Elephant in the World.
A sum of 12 000 dollars was paid
on purchase for this magnificent beast.


cheap at the price!


Goliath, the wonder of the Universe!!!
Come and See!!!!


Sans se laisser éblouir, on repousse définitivement ses offres, et l’on décide séance tenante qu’on emmènera Goliath à Paris ; mais, pour prévenir le retour de ses bruyantes lamentations, on décide également que Le Guen sera préposé à sa garde et ne le quittera plus jusqu’au départ. Ce que le brave matelot accepte de très bon cœur, car Goliath est pour lui un véritable ami, et il lui ferait bien d’autres sacrifices que celui d’une promenade sur la Cannebière !…