Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/14



XIV

Agrippa Mauvilain.


Assis dans la tranchée, sous la crête du kopje, Mauvilain et Weber causaient avec animation. Depuis quelques jours, depuis l’heure même où il avait vu l’obus unique du vieil inventeur produire dans les rangs des Anglais ces ravages terrifiants, le Boer avait désiré cet entretien, et, par une hésitation bien étrangère à sa nature, n’avait encore osé l’aborder. C’est que jamais auparavant le rigide huguenot n’avait même envisagé la possibilité d’une démarche qui ne fût pas strictement équitable ou honnête, et ce qu’il préméditait ne pouvait, comment qu’il le tournât, lui sembler entièrement justifiable.

Après avoir devisé quelques instants sur les effets foudroyants de l’obus de bois, sur la mort instantanée des victimes, sur le se cours vraiment providentiel que le nouvel engin avait apporté aux Boers, voyant que Weber ne semblait pas vouloir mordre à l’hameçon ou lui épargner la moitié du chemin. Agrippa, peu diplomate de sa nature, répugnant aux chemins détournés, se décida brusquement à aller droit au but :

« C’est vous qui avez inventé cet explosif ?

— C’est Henri Massey.

— Vous en avez des provisions à Massey-Dorp ?

— Deux cents sacs de cinquante kilogrammes, confessa Weber, ingénu et sincère.

— Il faudra nous les céder. Je vous les achète à votre prix, au nom du gouvernement transvaalien…

— Hein ?… quoi ?… que dites-vous ?… Impossible !… fit Weber, sortant tout à coup de la placidité qui était son élément coutumier.

Impossible ?… répéta le Boer. Et pourquoi ?

— D’abord je ne suis pas propriétaire de la poudre K — nous l’appelons ainsi.

— C’est à Henri Massey qu’il faudra s’adresser ?

— Il vous dira comme moi : Impossible ! Il ne pourrait, sans manquer gravement à la neutralité que nous impose notre situation toute particulière, livrer ou vendre à l’un des belligérants un moyen d’action aussi redoutable.

— La neutralité !… répéta le Boer avec violence. Trouvez-vous donc que les Anglais l’aient gardée vis-à-vis de vous ?… Et ce vol de vos obus, de votre canon ?… Et ce rapt de votre bête de somme ?… Et cet enlèvement de l’enfant ?… Pour quoi les comptez-vous ?

— Les Anglais ne sauraient être tenus responsables de ces faits. Benoni seul est criminel.

— Cela vous plaît à dire. En tout délit ou crime quelconque, il faut regarder surtout à qui il profite, pour désigner le coupable. Me voudriez-vous soutenir que le sieur Benoni emportait ces obus pour son usage personnel ? Allez ! il avait reçu des ordres, ou obtenu une permission, et sans nul doute touché les trente deniers de Judas.

— C’est, en effet, probable, dit le bon Weber simplement. Mais je vous ferai observer, à mon tour, que ce délit qui vous parait si noir lorsque l’ennemi médite seulement de le perpétrer, doit bien avoir sa gravité aussi quand c’est vous-même qui l’exécutez. Puisque vous abordez ce sujet délicat, je vous confesserai, monsieur Mauvilain, que j’ai eu plus d’un moment de malaise à cet égard. Ce canon et ces obus sont de ma façon ; ils m’appartiennent ; je n’ai cédé à personne le droit de s’en servir. Il est vraiment pénible, je vous assure, de les voir, sans mon aveu, mis en service et porter des coups mortels… »

La figure du Boer s’assombrit. Il se dressa sur ses pieds.

« Calmez vos scrupules ! fit-il assez rudement. Ils sont hors de saison puisque vous n’avez pas voix délibérative. Le canon, les obus dont vous parlez sont à moi jusqu’à plus ample informé, comme prise de guerre. Je les ai saisis sur l’ennemi ; peu m’importe qui les a fabriqués et d’où ils viennent. Je ne veux pas le savoir. Mon seul tort, ajouta-t-il après un silence, a été de ne pas faire passer par les armes, sur l’heure, le vil espion qui voulait les tourner contre nous ! Ce sera une leçon !… Mais je garde le canon et les obus qui restent. »

Brusquement il tourna le dos et Weber le vit s’éloigner à grands pas, puis marcher de long en large, absorbé dans son idée fixe, sombre, taciturne — un tout autre homme que le brave colon au visage épanoui, à la main ouverte, à la bonne et lourde gaieté, qu’il avait connu jadis, gouvernant sa famille, cultivant son jardin, scrupuleux sur le tien et le mien, et à cent lieues, certes, de songer jamais à porter une main violente sur le bien d’autrui.

« Ô guerre, voilà de tes coups ! se dit le bon Weber secouant sa tête grise. Quel est donc le mystère de ton excuse ? Quel génie malfaisant te déchaîne sur les hommes ? Pourquoi es-tu venue troubler le cours de ces paisibles existences, fomenter dans ces cœurs honnêtes les passions de rapine, de carnage et de destruction ? Qu’avaient-ils fait pour qu’un pareil fléau s’abattit sur eux ? Songeaient-ils à asservir leurs voisins ? Leur cherchaient-ils querelle ? Leur refusaient-ils le droit de vivre ? Ou bien, pervertis par la prospérité, nation pourrie et décadente, offraient-ils au monde, comme ces villes antiques dont parle la Bible, ces spectacles de démoralisation qui arment les justiciers et appellent le feu du ciel ? Hélas ! simples et laborieux, pacifiques et sobres, ils ne cherchaient noise à personne, et, dans le désert où ils étaient venus s’établir, ils ne voulaient que l’indépendance. Être libre et paisible, c’est trop demander ! Il faut guerroyer coûte que coûte, ou mettre le cou sous le joug. Énigmatique destinée ! Cruelle loi qui, en un jour, du mouton inoffensif fait un loup dévorant, de la colombe un oiseau de proie, de l’homme juste un brigand, de grasses prairies un champ de carnage et sur l’essor de l’industrie humaine fait retomber le chaos !… »

Ainsi ruminait Weber, très affecté de l’attitude nouvelle de Mauvilain, et ne se doutant guère qu’avant la séparation l’enragé patriote lui tenait en réserve d’autres surprises.

Car, ainsi que l’avait prédit M. Lhomond, il y avait eu par tout le kopje des pleurs et des lamentations quand la nouvelle avait éclaté du départ imminent des Massey. Lady Theodora, en particulier, refusait d’être consolée ; elle était convaincue, disait-elle, que son frère ne guérirait pas si Gérard n’était présent pour achever la cure, et beaucoup d’autres convalescents pensaient de même pour leur propre compte, quoique tous n’exprimassent pas leurs regrets avec le même abandon que la belle dame, habituée à voir tout plier devant elle.

Chez la famille Mauvilain, la consternation n’était pas moindre. Dame Gudule avait rencontré en Mme Massey une amie et une conseillère qui, plus d’une fois, lui avait allégé les responsabilités écrasantes d’une nichée de quatorze enfants au bivouac. Les gars s’étaient pris d’un attachement profond et silencieux pour Henri et Gérard, honorant leur dévouement à la cause de l’humanité, admirant leur personne et leurs manières et se les proposant secrètement pour modèles. Quant à la troupe des jeunes filles et des petits, ils étaient tous, depuis les premiers jusqu’aux derniers. les séides fervents de Colette et de Lina. La grâce, l’enjouement des deux Françaises avaient conquis tout le kopje ; à leur école, ces rudes paysans apprenaient à secouer le manteau de rigidité huguenote qui toujours avait pesé sur eux, à ne plus regarder l’existence uniquement sous son aspect solennel et sévère, à se délasser à propos des soins et des soucis de la vie, à s’amuser, en un mot, dans la saine mesure qui est nécessaire et qui donne plus de saveur à la tâche quotidienne. Tous, ils se trouvaient à merveille de ce nouveau régime ; ni les devoirs de la famille, ni la discipline militaire n’y perdaient rien, et, pour mêler quelques chansons joyeuses aux cantiques qui jusqu’ici avaient composé tout leur répertoire musical, les braves Boers n’en étaient pas moins disposés à mourir pour la cause de l’indépendance. Tout au contraire, leur admirable esprit de patriotisme avait gagné une pointe d’héroïque bonne humeur à cet entraînement général vers un état d’esprit plus léger et plus heureux. Seul, le chef avait résisté. Il devenait de plus en plus sombre sous le poids des responsabilités qui le poussaient graduellement à l’injustice. Agrippa Mauvilain était un esprit trop lucide, une conscience trop droite pour ne pas avoir senti qu’en usant sans leur permission des engins fabriqués par Henri Massey et M. Weber, il faisait en quelque sorte acte de banditisme. Et pourtant, aux regrets très distincts qu’il éprouvait d’avoir été amené à cette mesure, que réprouvait la probité du citoyen paisible, se joignait le désir, non moins caractérisé du chef militaire et du patriote ardent, d’obtenir coûte que coûte le triomphe de sa cause, et la volonté de tout faire — tout ! pour écraser l’envahisseur. Ces courants contraires affectaient son humeur et le rendaient inabordable.

Une explosion était inévitable.

L’heure du départ allait venir pour les Massey, et ils étaient activement occupés à charger leurs bagages sur le dos de Goliath. Soudain, Agrippa Mauvilain s’avança vers eux, et parlant d’un ton rude et cassant, qui était le résultat d’un cruel débat intérieur :

« Inutile, messieurs, de poursuivre ces apprêts, dit-il. L’éléphant ne partira pas ! »

Pendant un moment de stupeur, le silence régna. Chacun, plus ou moins, comprenait l’état d’esprit du chef boer, l’admirait et le plaignait à la fois… Mais il est des limites à l’indulgence et à l’abnégation ; si les Massey pouvaient accepter un fait de guerre qui les lésait dans leur propriété, il n’en était pas de même quand on touchait à leurs affections. Or l’éléphant était unanimement considéré, par les maîtres autant que par les serviteurs, comme l’ami éprouvé, fidèle et précieux de la famille. Et, certes, il avait bien gagné ses galons !

Gérard et Colette, puis Lina, furent les premiers à donner une voix à leur surprise.

« De quel droit parlez-vous ainsi ? s’écria impétueusement Gérard.

— Mon pauvre Goliath !… gémit Colette.

— Oh ! monsieur Mauvilain ! supplia Lina, vous n’aurez pas la cruauté de séparer Tottie de son grand ami !… Vous leur briseriez le cœur !… »

Puis Martine et Le Guen :

« Ce serait un vol infâme ! prononça Martine sans ménagement.

— Un vol que nous ne laisserons pas s’accomplir, appuya Le Guen, : baissant le front d’un air d’entêtement tout breton.

— Mauvilain ! dit enfin M. Massey sortant de sa stupeur, ceci dépasse les bornes ! Avez-vous réfléchi au dommage, à la peine que vous nous infligeriez ?

— Faut-il vous rappeler, jeta ici lady Theodora, qui assistait au débat, les obligations sacrées que vous avez à cette famille ? Est-ce ainsi que le Boer paye ses dettes ?… Honte à lui ! Il n’est pas l’ennemi que je croyais…

— L’éléphant nous est indispensable pour transporter le canon et son affût, articula Mauvilain », se cuirassant d’indifférence extérieure pour cacher sa torture intime. Car le reproche amical de M. Massey lui avait été à l’âme, autant que le regard de mépris et les paroles cinglantes de l’Anglaise.

« Mais… l’éléphant est à nous !… Vous le savez bien… ce n’est pas une bête de guerre… fit Colette, revenant à la charge, la voix tremblante.

— Elle l’est devenue par le fait », dit Mauvilain avec effort en détournant les yeux du doux visage inondé de larmes qui l’implorait. Puis il ajouta, la gorge serrée :

« On vous indemnisera. » C’en était trop ; et devant le concert d’imprécations qui accueillit ce mot, l’intransigeant patriote, troublé et décontenancé, fit entendre quelques excuses incohérentes :

« Pardonnez… ma langue a trahi mes intentions… Je n’ai point l’art des belles paroles. J’ai un regret mortel de vous affliger… je voudrais tout faire pour pallier… mais la raison d’État…

« … Tenez, fit-il soudain, je veux vous donner la preuve que la nécessité, non pas mon caprice, m’obligea prendre la mesure qui vous est si cruelle. Ce mot d’indemnité qui vous a froissés, qui vous a paru brutal, le trouverez-vous encore tel, si en échange de votre éléphant je vous livre ce prisonnier que vous regrettiez tant de laisser ?

— Lord Fairfield ? s’écrièrent plusieurs voix incrédules.

— Oui, lord Fairfield, dit le Boer fièrement. Vous ne direz plus, j’espère, lady Theodora, que je ne sais pas payer mes dettes…

— Mais… il n’est pas en état de voyager à cheval… dit-elle un peu ébahie.

— Vous aurez une voiture d’ambulance… à la condition, bien entendu, qu’il donne sa parole de ne pas servir jusqu’à la fin de la guerre.

— Il ne la donnera pas ! s’écria lady Theodora avec force. Et je vous jure, moi, à sa place, qu’il reprendra les armes aussitôt qu’il le pourra et vous fera tout le mal possible. — D’ailleurs il n’accepterait pas, même pour gagner sa liberté, un marché qui léserait nos amis !…

— Ceci, dit le Boer redevenu calme, est une question qui ne le regarde point ; car, quoi que vous, décidiez, je garde l’éléphant. J’ajoute, reprit-il après un moment, que je laisse au prisonnier la liberté sans conditions. Le Boer saura montrer qu’il n’est inférieur à personne en fait de générosité. »

Et, s’étant incliné non sans dignité devant sa belle ennemie, Mauvilain se retira de la lice.