Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/13

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XIII

Décisions nouvelles.


Quelques jours avaient passé depuis l’attaque du kopje. Déjà l’herbe repoussait dru sur le petit monticule qui marquait la place où reposaient les morts. Tout allait bien à l’ambulance installée dans la tranchée même, sous un abri de branches feuillues ; la plupart des blessés étaient sur pied et ceux qui, plus gravement atteints, devaient encore attendre le rétablissement, se trouvaient en bonne voie. Il n’en était pas un qui ne bénît ses hôtes, ses infirmiers et surtout son médecin ! Le docteur Lhomond, qui dirigeait un service d’ambulance admirablement compris, avait sous ses ordres deux jeunes médecins français accourus pour l’aider dans sa noble tâche. Henry et Gérard Massey, M. Martial Hardy, M. Massey, Le Guen lui-même étaient rapidement devenus sous sa direction des ambulanciers émérites. Tous ils avaient rendu, depuis l’ouverture de la campagne, des services très appréciés ; tel était, en particulier, l’effet contagieux de la gaieté et de la bonne humeur de Gérard pour rendre le courage aux désespérés, qu’un ordre du jour avait paru, prescrivant que « Gérard Massey, ambulancier, serait requis tous les jours pour une heure au moins auprès du lit des blessés les plus sérieusement atteints, afin, disait gravement la consigne, de les distraire de leurs souffrances et d’en hâter la fin par le secours qu’apportent aux souffrants le rire et la distraction ». Si bien qu’en dehors de ses multiples devoirs, Gérard était chargé de la tâche additionnelle d’aller rire à heure fixe et de faire de la gaieté sur commande ; programme qui eût glacé l’inspiration de plus d’un. Le brave jeune homme l’avait accepté simplement et s’en tirait à sa gloire. Et c’était une chose touchante de voir tous ces yeux fiévreux, ces visages ravagés, creusés, ces jeunes soldats vieillis par la souffrance s’animer et s’éclairer soudain quand paraissait l’aimable figure de leur amuseur patenté ; rire d’avance, comme des enfants, des contes que Gérard improvisait pour eux et se trouver réellement soulagés par le tonique vivifiant de sa fraternelle sympathie.

Mais Gérard lui-même était peu de chose comparé au chirurgien en chef ; le docteur Lhomond était un de ces hommes rares qui ont non seulement la science, mais le pouvoir de guérir. Il réunissait en lui tous les dons si rarement groupés : le savoir universel, le diagnostic infaillible, résultat de l’instinct et des patientes observations, l’œil pénétrant qui, pareil aux rayons X, traverse le mur opaque des muscles et s’en va fouiller jusqu’au fond de l’organisme ; la divination prompte qui fait sortir la vérité des explications confuses du malade ; la main forte et légère qui le manie sans le heurter, qui le masse sans le froisser ; cette main qui d’une opération sanglante fait une œuvre d’art à force de précision et de dextérité. Ces yeux de malades qui exprimaient à Gérard tant de sympathie et de gaieté reconnaissante, c’était avec une sorte d’admiration qu’ils se tournaient vers le chirurgien, car, à ses grands talents, il ajoutait la pitié qui les éclipse tous et qui, à elle seule, fait des miracles. D’ailleurs, il ne le cédait à personne, dans la douce tâche d’amuser et de récréer ceux qu’il rendait à la vie. Il avait repris, comme il disait, son bonnet et sa baguette de magicien : on le voyait aujourd’hui donner des séances de prestidigitation et d’hypnotisme. Ces petites fêtes étaient le « clou » de la journée, le moment de relâche attendu avec impatience par les malades comme par les bien portants.

Pour la première fois de leur vie peut-être, les Boers s’amusaient ! Agrippa Mauvilain tout comme les autres. Ce n’était pas sans de violents démêlés avec sa conscience que le sévère huguenot avait accordé d’abord sa sanction et sa présence à ces profanes divertissements. Car la sombre religion de Genève, en dehors des tourments futurs qu’elle prépare à l’infortuné sectateur qui peut avoir de bonnes raisons pour ne se croire pas « Élu », semble par surcroît lui empoisonner le présent en prohibant toutes sortes d’amusements, — les spectacles surtout. Or, les petites séances de prestidigitation paraissaient avoir une parenté suspecte avec ces spectacles furieusement invectivés par les prédicateurs ; et, comme le disait Agrippa : « Son défunt père n’avait jamais, à sa connaissance, pris sa part de pareils plaisirs… » ; bref, tout cela sentait le fagot, et ce n’est pas sans de grands scrupules de conscience que le digne fermier se joignait à la troupe des spectateurs.

Mais on devait tant au docteur, à ses aimables aides ! Pouvait-on sans injustice condamner d’avance leurs passe-temps, ou les imaginer autrement qu’honnêtes ? On avait cédé par reconnaissance et par courtoisie ; et, désormais, parmi les innombrables admirateurs de M. Lhomond, il n’en était pas de plus assidus que la famille Mauvilain. C’était plaisir de voir toutes ces bonnes figures perdre leur expression solennelle, se dérider à une plaisanterie, d’entendre les frais éclats de rire qu’une fréquentation trop exclusive avec de lugubres prophéties tenait enchaînés dans ces jeunes poitrines. Dame Gudule, elle-même, son dernier marmot dans les bras, l’autre pendu à sa jupe, estimait fort bon de se délasser un moment des soins du bivouac en suivant d’un œil ravi les tours merveilleux du docteur ou bien d’oublier pour un temps ces tracas multiples de la mère de famille, en prêtant l’oreille à quelque morceau de poésie dit par Gérard, à quelque chanson d’autrefois modulée par la voix de Colette.

Car elle était aussi de ces paisibles fêtes, et tous les siens avec elle ! Et, grâce à l’influence contagieuse de cette famille privilégiée, tout le camp paraissait avoir secoué la tristesse et les soucis pour adopter cette franche bonne humeur qui est l’apanage du Français et qui ne l’empêche pas de se battre aussi gaillardement que les gens les plus moroses de l’univers…

Cette aimable famille elle-même n’était pourtant pas sans de graves sujets d’inquiétude et c’est surtout sur son chef que cette inquiétude pesait.

Maintenant que la guerre paraissait définitivement engagée et pour longtemps sans doute, entre les républiques sud-africaines et la Grande-Bretagne, qu’allait devenir son exploitation agricole de Massey-Dorp ? Comment songer à poursuivre des travaux réguliers sur cette terre que deux races également vigoureuses et obstinées allaient se disputer jusqu’au dernier souffle ? À quoi bon semer quand on n’est plus sûr de pouvoir récolter ?… Et, au surplus, comment semer, quand la main-d’œuvre elle-même est absente et fait défaut, dispersée par la tempête ?…

Mieux placé, par sa neutralité même, que les Anglais et les Boers, pour juger sainement le drame qui s’ouvrait sous ses yeux, M. Massey comprenait que c’en était fait pour de longues années des conditions normales de la colonisation au nord du Zambèze. Ayant pu heureusement régler en principe avec les chefs de la Compagnie à charte, grâce à lord Fairfield, les conditions éventuelles de la tenure du sol de Massey-Dorp, pour le cas où la domination anglaise prendrait le dessus, il n’en voyait pas moins avec évidence que l’application du contrat allait être désormais renvoyée aux calendes grecques. Et ce contrat même devenait nécessairement caduc si la victoire restait aux Boers… De toute façon une longue période d’impuissance et d’inactivité s’étendait devant lui, devant tous les siens…

Le problème s’imposait donc de savoir s’il fallait désormais rester en l’Afrique australe. Cinq années de travail acharné avaient apporté à M. Massey de légitimes bénéfices qui, soigneusement économisés et judicieusement placés, constituaient aujourd’hui une petite fortune. Avec ce capital, il était possible de revenir s’établir en France, d’y passer en paix le reste de son existence et de laisser après lui la sécurité à ceux qu’il aimait. À coup sûr ce serait le retour à la vie étroite et coûteuse qu’il avait fuie jadis et qui serait plus dure à reprendre après l’expérience de Massey-Dorp. Mais quel autre parti prendre dans les circonstances présentes ?

Sur ces entrefaites, un entretien confidentiel qu’il eut avec M. Lhomond vint trancher tout d’un coup les hésitations du chef de famille. Dès les premières ombres qui étaient tombées sur les yeux de Mme Massey, le docteur avait pris l’alarme et fait autour d’elle une garde vigilante, observant la marche du mal, ses arrêts qui pouvaient être définitifs, ses reprises après une accalmie ; sans que la patiente elle-même ou son entourage s’en doutât, il l’avait soumise à diverses épreuves destinées à confirmer son diagnostic, afin de ne laisser tomber ces paroles qui résonnent comme un glas sur les familles désolées, qu’à l’heure où il n’aurait plus un doute sur la nature et la gravité du mal. Avec toutes les précautions, toutes les délicatesses que peut dicter l’amitié, il révéla à M. Massey la vérité : Mme Massey était atteinte de la cataracte. Mais qu’il ne s’affligeât point outre mesure ! Rien aujourd’hui n’était plus simple à traiter, plus assuré de guérir que cette affection naguère jugée si redoutable, à une condition, bien entendu : c’est qu’elle fût remise aux soins d’un spécialiste autorisé. Lui-même, M. Lhomond, était obligé de se récuser ; il fallait un oculiste pourvu de tous les moyens qu’une capitale met à son service ; il ne croyait pas qu’on pût l’obtenir ailleurs qu’en Europe…

« Pas un mot de plus, cher ami !… interrompit M. Massey. Dès ce moment la cause est décidée. J’hésitais à prendre une résolution ; des raisons d’égale force me poussaient vers la France et me retenaient ici ; c’est fini d’hésiter : nous reverrons la patrie ! Ma chère femme aura tous les soins que réclame son état. Dites-moi s’il faut partir demain, aujourd’hui — et je renonce même à aller mettre mes affaires en ordre à Massey-Dorp…

— Non ! non ! non !… protesta le docteur. Il n’y a point péril en la demeure… Tout au contraire, il faut, pour tenter l’opération, que le voile temporaire qui obscurcit les yeux de notre chère malade soit tout à fait formé… »

À la suite de cette conversation, on tint conseil général de toute la famille et le départ fut voté à l’unanimité. On rentrerait d’abord à Massey-Dorp, mais seulement pour plier bagage. On profiterait de ce que la ligne du chemin de fer n’était pas encore coupée pour se rendre à la mer et de là en France.

« Et il y aura des cris et des lamentations sur le kopje ! dit le bon docteur qui, lui, restait où l’attachait le devoir professionnel. Je puis vous dire en particulier que le départ de Gérard sera amèrement regretté par mes blessés.

— Bah ! fit Gérard. Ils vont tous à merveille, et leur grand chagrin sera de quitter bientôt le camp pour la captivité de Pretoria. Quant à moi, si vous voulez avoir mon sentiment, je commence à en avoir assez des colonies anglaises, surtout quand elles sont contestées par les Boers… Si jamais nous devons revenir en Afrique, j’estime que la place d’une famille française est plutôt dans une de nos propres colonies. »