Les Chemins de fer en Europe et en Amérique/02

Les Chemins de fer en Europe et en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 824-857).
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LES


CHEMINS DE FER


EN EUROPE ET EN AMÉRIQUE.





II.

SECONDE PÉRIODE.

LES CHEMINS DE FER SOUS LE GOUVERNEMENT DE JUILLET.





C’est seulement en France que la seconde période de l’histoire des chemins de fer, — la période des discussions et des études, — se présente sous des traits assez profondément tranchés pour former une époque tout à fait distincte entre la période des origines et celle des exploitations. Partout ailleurs, elle se confond plus ou moins avec l’une ou l’autre de ces deux phases. En Angleterre, par exemple, on discute et on étudie, mais en même temps on agit; on exécute les railways de Stockton à Darlington et de Liverpool à Manchester. Quelques années s’écoulent à peine, que déjà les entreprises se multiplient de tous côtés. En Belgique, en Allemagne, les recherches préliminaires, les débats publics se prolongent beaucoup moins que dans notre pays, et cèdent plus rapidement la place à de vivantes réalités. Quant aux États-Unis d’Amérique, sans aucun préambule, ils se lancent dans la carrière pour ainsi dire à pleine vapeur.

En France, au contraire, la question des chemins de fer a eu besoin d’un très long terme pour mûrir. Nous avons vu notre pays marquer un moment sa place à côté de l’Angleterre durant la période originelle[1]; cet esprit d’initiative ne se révéla malheureusement que par quelques essais isolés. Dès que la question des chemins de fer passa du domaine des expériences particulières dans celui des intérêts publics, dès qu’elle fut soumise à l’épreuve de la discussion parlementaire, une sorte d’indécision s’empara des esprits, indécision profitable à l’étude du problème, mais peu favorable à la prompte solution qu’il eût réclamée. Le gouvernement, de son côté, s’attachait trop longtemps à éclairer l’arène avant de s’y engager. Tantôt certains partis-pris et des méfiances opiniâtres sur l’avenir des voies ferrées, tantôt les alarmes conçues par des intérêts puissans et les prétentions rivales des localités, venaient se jeter en travers du mouvement. On s’avançait et on revenait sur ses pas; on visait à un système général, et on l’abandonnait quand on l’avait choisi. Au milieu de ces hésitations et de ces retours, au milieu d’expériences utiles et de déceptions cruelles, il s’opéra cependant un travail d’élaboration considérable. Les études topographiques furent entreprises sur la plus large échelle et conduites avec une remarquable habileté. Le jour se fit peu à peu sur toutes les faces du problème, et l’esprit public finit par s’ouvrir à l’intelligence d’une question d’abord mal posée et mal comprise.

Cette longue et laborieuse initiation forme l’intérêt réel et le caractère singulier de l’histoire des chemins de fer à l’époque et sur le théâtre où nous nous plaçons pour l’étudier, c’est-à-dire en France, sous le gouvernement de juillet. Il y a là un vivant ensemble qui peut fournir autant d’enseignemens solides que de curieux aspects. Si on n’avait pas examiné d’ailleurs les évolutions diverses qu’a parcourues la question des chemins de fer, telle que les chambres, l’administration et le pays eurent à la débattre de 1830 à 1848, il serait impossible d’apprécier l’impulsion donnée à ces entreprises soit en France soit dans le reste de l’Europe durant la période des grandes exploitations, et les changemens que peut réclamer dans le régime adopté chez nous l’intérêt de l’avenir.


I. — LA QUESTION DES CHEMINS DE FER EN 1837 ET EN 1838.

Au moment où le gouvernement de juillet commença à s’occuper des chemins de fer, il trouvait le champ libre de tout engagement systématique. Les lignes concédées sous la restauration avaient été attribuées, il est vrai, à des compagnies et sans aucune coopération de l’état; mais ce n’était là qu’un simple fait qui n’avait point été donné pour une règle, et qui ne gênait en rien les décisions du pouvoir nouveau. La restauration avait pris la question telle qu’elle s’était présentée, naissante, toute locale, enveloppée de ténèbres. Ce ne fut que deux ou trois ans après la révolution de juillet, quand les expériences accomplies en Angleterre et en Amérique eurent retenti dans le monde entier, qu’il devint nécessaire de s’interroger sur les applications plus générales dont ce nouveau moyen de communication pourrait être susceptible. Alors surgirent en foule des questions naguère imprévues, dont l’une domina bientôt chez nous toutes les autres; on se demanda par qui les chemins de fer seraient établis. Serait-ce par l’état ? Serait-ce par l’industrie privée ? Envisagée dans toutes ses généralités, la question se reproduisit par trois fois, en 1837, en 1838, en 1842, dans le champ-clos des débats parlementaires. Quoique roulant sur un même sujet, quoiqu’il s’agît toujours des moyens de doter la France de ces créations nouvelles dont l’établissement était la grande tâche du XIXe siècle, chacune de ces discussions mémorables a eu son caractère particulier. A chaque époque, un point distinct forme le principal objet des délibérations.

En 1837, il s’agit de savoir à quelles lignes on doit donner la préférence. En 1838, la lutte éclate directement entre )e système de l’exécution par l’état et le système des compagnies. En 1842, l’intérêt s’attache aux débats relatifs à ce qu’on appelait le système des tronçons par opposition à celui d’une ligne unique.

Quand la question se posa pour la première fois en 1837, quand les systèmes commencèrent à s’afficher avec des prétentions d’universalité, la France, il convient de le rappeler, n’avait ajouté que de très courts rameaux aux trois lignes ferrées entreprises sous la restauration. Peu connues du public et consacrées au service de grandes exploitations industrielles, cinq lignes seulement avaient été ouvertes : c’étaient les lignes d’Épinac au canal de Bourgogne, des carrières de Long-Rocher au canal de Loing, d’Abscon à Denain, de Saint-Waast à Denain, de Villers-Cotterets au Port-aux-Perches, tête du canal de l’Ourcq. Six autres chemins avaient été autorisés : ceux de Montpellier à Cette, de Montrond à Montbrison, d’Alais à Beaucaire, et ceux de Paris à Saint-Germain et à Versailles (rive droite et rive gauche); mais ces chemins n’étaient pas encore exploités. En présence des travaux entrepris dès cette époque au-delà de nos frontières, on commençait à sentir combien il importait de se mettre plus résolument à l’œuvre. L’opinion publique, éveillée par le récit des merveilles dues aux chemins de fer, se préoccupait des retards qu’éprouvait l’expansion de ces voies nouvelles. Le pouvoir était alors entre les mains du ministère du 15 avril, de ce cabinet qui fut en butte à tant d’orages parlementaires, qui ne demandait pas mieux que de s’associer aux élans de l’opinion, et, en écartant les questions politiques, d’appeler l’attention sur les questions d’affaires. Quoique présidé par un homme éminent, qui dépassa, dans les luttes de tribune, les espérances mêmes de ses amis, ce ministère était assez mal placé pour conduire à bon port, à travers mille écueils, les questions d’intérêt matériel. Sous un régime comme celui de 1830, on ne pouvait pas dire : Laissons la politique et occupons-nous d’affaires. Il aurait fallu pour cela supposer dans les partis une abnégation qui est encore plus rare en eux que chez les individus. Les esprits dans le parlement, ou au moins dans une notable partie du parlement, étaient d’ailleurs peu disposés à s’associer aux intentions ministérielles, au moment où le ministre des travaux publics, M. Martin (du Nord), vint, le 8 mai 1837, présenter à la chambre des députés six projets de loi relatifs à l’établissement de six chemins de fer. Il s’agissait des chemins de Paris à Orléans, de Paris à Rouen, de Mulhouse à Thann, de Lyon à Marseille, de Paris à la frontière de Belgique, et du chemin de fer d’Alais à Beaucaire, déjà autorisé en 1833, mais repris dans de nouvelles conditions. Avec le cadre étroit de nos lignes ferrées, ces propositions étaient par elles-mêmes un fait très considérable; elles devenaient plus graves encore comme essai de la politique du cabinet en matière d’affaires.

À ces premiers pas dans une arène soudainement élargie, quel système avait adopté le gouvernement ? Revendiquait-il pour l’état l’établissement des lignes ferrées comme celui des routes ordinaires ? Ou bien, ainsi qu’on l’avait fait jusqu’à ce jour, en abandonnait-il l’exécution à l’industrie privée ? La méthode suivie en Angleterre et en Amérique venait à l’appui du premier système; la Belgique avait au contraire choisi le second pour l’exécution de son réseau. Le ministère du In avril se prononçait pour les compagnies, — sous diverses formes, il est vrai, avec ou sans subvention du trésor, par des concessions directes ou par des adjudications, mais sans hésiter sur le fond du système. On avait pris le terme de quatre-vingt-dix-neuf ans pour maximum de la durée des concessions; on s’était réservé la faculté de réviser les tarifs à l’expiration des trente premières années, et ensuite après chaque période de quinze ans. La faculté de rachat avait aussi été stipulée au profit de l’état. Le plus important de tous les chemins proposés, celui dont le gouvernement avait l’exécution le plus à cœur, c’était le chemin du Nord. En nous rapprochant de l’Angleterre comme de la Belgique, ce chemin était destiné à servir de trait d’union entre les trois capitales de l’Europe occidentale, Paris, Londres et Bruxelles. Des considérations empruntées à l’ordre politique et stratégique, comme à l’ordre commercial et industriel, militaient hautement en sa faveur. On disait chez les amis du gouvernement qu’il était une expression fidèle de sa politique au dedans comme au dehors. D’après le projet, le chemin était concédé à un entrepreneur anglais, M. John Cockerill, qui le prenait à sa charge, moyennant divers avantages secondaires et une subvention égale au quart de la dépense totale, sans que cette subvention pût dépasser 20 millions de francs.

Quoique le ministère se fût abstenu de procéder par voie d’exposition de principes, quoiqu’il n’eût point groupé ses chemins dans un seul acte, la présentation simultanée des projets, l’analogie des idées qui leur servaient de base, ne permettaient guère de les envisager isolément les uns des autres. La plupart des questions qu’on pouvait appeler des questions de principes se trouvaient d’ailleurs engagées dans le débat par les termes même de ces projets. En vain, justifiant les tracés adoptés, discutant les prétentions des divers intérêts entendus dans les enquêtes préliminaires, le ministre avait évité d’articuler aucune intention systématique et d’aborder les généralités; en vain l’initiative semblait-elle se restreindre, comme pour offrir moins de prise à l’attaque : la question d’ensemble, la question générale revenait impérieusement d’elle-même. Pourquoi donc, si l’on tenait à resserrer le débat dans le cercle de chaque ligne, avait-on apporté les six projets à la fois ? C’était là une erreur de tactique que le ministre des travaux publics sembla prendre à tâche d’aggraver encore. Au milieu de l’examen de ces premiers projets, il vint inopinément proposer des lignes sur Le Havre et sur Dieppe, et en outre du chemin de Paris à Orléans, un autre de Paris à Tours par Versailles et par Chartres, enfin deux lignes fort secondaires sans doute, qui ne pouvaient soulever des difficultés bien sérieuses, mais qui n’en contribuaient pas moins à grossir la question pendante, les lignes de Bordeaux à La Teste, et d’Épinac au canal du Centre. C’était trop d’affaires à la fois, même pour une politique qui s’intitulait une politique d’affaires.

Cette pluie de projets inattendus produisit sur la chambre un effet singulier : elle refroidit l’enthousiasme qui se prononçait naguère en faveur des chemins de fer. On était tout prêt à renvoyer à l’année suivante et la discussion générale et les discussions relatives à des chemins soulevant quelques objections. Si jamais un débat général avait été utile cependant, c’était à un moment où personne ne semblait fixé sur les bases fondamentales de l’œuvre. Le gouvernement, pour sa part, ne paraissait pas avoir de vues arrêtées, comme ne le prouvaient que trop ces projets introduits confusément, et dont M. le comte Jaubert disait avec justesse, quoique sous une forme un peu triviale, qu’on semblait les jeter à la tête de la chambre. Dans le sein du pays, l’absence d’idées nettes était encore bien plus évidente. Un examen approfondi de la question pouvait éclaircir plus d’un doute, rectifier plus d’une fausse appréciation, ou dissiper plus d’une crainte chimérique. Il n’en fallut pas moins un déploiement inusité de tactique parlementaire pour provoquer au sein des chambres la discussion sérieuse que la question réclamait.

Comme il était facile de le prévoir, dès que le débat s’ouvrit, on ne vit plus telle ou telle ligne isolément, on vit le classement général des lignes destinées à former le réseau national; on demanda où le gouvernement voulait en venir avec tous ces projets et quelles étaient ses vues d’ensemble. M. Martin (du Nord) n’était point préparé à suivre les orateurs sur ce terrain. Aussi, lorsqu’un membre de l’assemblée qui avait de l’autorité devant ses collègues dans les questions de finances, M. Benoit Fould, signala avec une amertume profonde, quoique contenue, l’insuffisance des études faites et l’incertitude trop visible du gouvernement sur les relations d’une ligne à l’autre, M. Martin (du Nord) ne put-il dissimuler son mécontentement ni sa déconvenue. Le côté faible des projets ministériels était dévoilé; mais le tort de M. Fould, le tort de l’opposition, c’était d’appliquer à toutes les grandes lignes une critique qui, pour être juste, n’aurait dû en atteindre que quelques-unes. Quand le ministre adjurait la chambre de voter au moins la ligne de la Belgique, autour de laquelle se groupaient des intérêts si sérieux, en sus des petits chemins concédés sans subvention, sa demande aurait dû échapper aux critiques dirigées contre la masse des projets primitifs. Il n’en fut pas ainsi malheureusement, et l’intérêt de la lutte se concentra bientôt sur le chemin belge. On pouvait rejeter telle ou telle autre ligne ou même toutes les autres lignes à la fois sans être positivement contre le cabinet, mais on prenait place parmi ses adversaires dès qu’on repoussait le chemin de la Belgique. Plus cette préférence du gouvernement éclatait, appuyée d’ailleurs sur d’excellens motifs, et plus les opposans redoublaient d’efforts pour faire échouer sa proposition favorite. Les moyens les plus divers étaient mis en œuvre. Sur quelques bancs, on condamnait le chemin à cause du parcours adopté, et on lui reprochait de prendre par Amiens au lieu de se diriger par Saint-Quentin. Dans d’autres parties de la chambre, on attaquait le plan ministériel d’une autre façon : on réclamait la priorité pour une ligne différente. On s’en prenait encore au système de la concession directe avec subvention employé à l’égard de M. Cockerill. La subvention de l’état, disait-on, impliquait de plein droit la voie de l’adjudication Erreur manifeste qui provenait de la jalousie du pouvoir délibérant envers le pouvoir exécutif ! Poser ici une règle absolue, c’était se lier d’avance les bras en face de nécessités essentiellement variables. L’une et l’autre méthode, la concession directe et l’adjudication, ont leurs avantages et leurs inconvéniens, et le choix entre les deux doit dépendre des circonstances. L’adjudication n’est souvent qu’une trompeuse mise en scène, où manque toute concurrence sérieuse[2]. Dans la concession directe, on sait avec qui l’on traite, et alors seulement on peut compter sur la persévérance des efforts, apprécier l’étendue des garanties morales. La forme employée à l’égard de M. Cockerill n’était donc pas une raison suffisante pour rejeter le chemin belge. On ne le pouvait pas davantage en prétendant, comme on le fit, qu’au lieu d’une subvention, il aurait mieux valu accorder l’aide de l’état sous la forme de la garantie d’un minimum d’intérêt. La garantie d’un chiffre d’intérêt possède sans doute une sorte de puissance magique; elle donne aux actionnaires sérieux une sécurité plus réelle, et permet de venir en aide à un plus grand nombre d’entreprises. Souvent même elle revient à un simple appui moral donné à des opérations naissantes. Certes c’est un malheur qu’on n’ait pu décider l’administration, sous le gouvernement de juillet, à recourir à ce mode fécond qui aurait singulièrement favorisé l’essor des entreprises sans rien coûter ou presque rien au trésor public; c’est un malheur qu’on n’en ait vu alors qu’une seule application, et encore une application introduite à titre d’essai par la chambre élective. Cependant le système de la prestation directe peut dans certains cas former un stimulant plus actif, parce que l’aide prêtée est plus immédiatement sentie, et qu’elle diminue la somme de capitaux à demander aux bourses particulières. Ceux qui, en 1837, s’élevaient contre la subvention fixe en disant qu’elle favorisait l’agiotage n’avaient pas pénétré bien avant dans l’examen des causes propres à surexciter l’humeur du monde financier. L’agiotage est un mal inhérent à tout grand mouvement d’affaires; il existera aussi longtemps qu’il y aura des gens peu honnêtes prêts à profiter d’une heure d’engouement pour attribuer à certains titres une valeur exagérée, et des gens simples, mais avides de gain, pour se laisser allécher par l’appât d’un gros bénéfice. L’agiotage dépend moins du régime de telle ou telle entreprise que de la disposition des esprits à un moment donné. On l’a vu sévir aussi violemment dans des opérations entièrement privées que dans celles où intervenait l’état. Que résulta-t-il en dernière analyse de cette passe d’armes de 1837 sur la prestation directe et la garantie d’intérêts, passe d’armes dans laquelle la cause de la garantie fut brillamment défendue par M. Berryer, tandis que M. Duchâtel apporta l’autorité de ses travaux en matière d’économie politique et de son expérience administrative en aide à la subvention directe ? Ce qu’il en résulta, c’est évidemment que si, à un point de vue général, il ne fallait renoncer ni à l’un ni à l’autre mode, au point de vue restreint de la question actuelle, la subvention ne pouvait pas être sérieusement regardée comme entachant de nullité la convention passée avec les concessionnaires du Nord.

Malgré la prise qu’elles offraient à des objections de détail, les critiques dirigées de tant de côtés contre le chemin de la Belgique avaient pourtant un résultat général des plus fâcheux pour le gouvernement. Elles permettaient d’englober plus de monde sous le drapeau de la résistance. Tel que le tracé n’inquiétait pas était ramené sous l’étendard de l’opposition par sa répugnance au mode de la concession directe; tel autre y était conduit par son goût pour l’adjudication ou pour le minimum de la garantie d’intérêt. Le débat aboutissait toujours à cette conclusion, que les études faites n’étaient pas suffisantes, et que les projets n’étaient pas en état d’être utilement examinés. Ainsi motivée, la proposition d’un ajournement devenait offensante pour l’administration : elle l’accusait d’imprévoyance et de précipitation. Le directeur général des ponts et chaussées, M. Legrand, crut la réputation du corps si distingué dont il était pour ainsi dire la personnification — intéressée dans le débat. C’était à tort : les critiques ne s’adressaient pas aux études faites par les ingénieurs des ponts et chaussées, mais à l’usage hâtif et confus que le ministère faisait de ces études.

M. Legrand a exercé une influence prépondérante sur la destinée des chemins de fer durant la monarchie de 1830. Aussi ne suffit-il point de mentionner en passant sa participation aux débats de 1837, en qualité de commissaire du roi : il faut caractériser le système dont il fut l’âme. Partisan déclaré et inflexible de l’exécution par l’état, il avait eu soin d’ailleurs de faire ses réserves pour son idée systématique en disant que, s’il acceptait les compagnies, c’est qu’il ne croyait pas possible de demander au trésor les fonds nécessaires pour l’exécution des voies nouvelles. M. Legrand n’avait pas deviné dès l’abord le succès réservé aux lignes ferrées; il avait eu des doutes sur la possibilité de les introduire dans notre pays. Quand des faits patens eurent triomphé de ces doutes, il n’en resta pas moins hostile à l’exécution par l’industrie privée, et il usa de toute l’influence que lui donnaient et sa position officielle et ses connaissances spéciales pour faire écarter cette combinaison. Fort tenace dans son opinion qu’il avait conçue avec une entière bonne foi, il l’a gardée jusqu’à la fin de sa vie. On a dit qu’en faisant présenter par le ministre des travaux publics, dont il dominait souvent l’initiative, de si nombreux projets de loi en 1837, il avait eu la pensée d’étouffer le système des compagnies sous la pression d’un poids effrayant. Pour notre part, nous n’ajoutons pas foi à cette supposition, et nous avons pour preuve de la sincérité du directeur général des ponts et chaussées la vigueur même avec laquelle il défendit les lignes proposées. Qu’il dût néanmoins se consoler promptement de l’échec essuyé, nous le croyons aisément, puisque cet échec pouvait faciliter l’avènement de son propre système. C’eût été une erreur de croire que le corps des ponts et chaussées était intéressé au triomphe des idées de son chef suprême. Quel que fût le mode adopté, il n’y avait de chemins de fer possibles en France qu’avec le concours des ingénieurs de l’état. L’essentiel pour eux, c’était donc seulement que les chemins fussent entrepris. On peut se demander si, en définitive, M. Legrand, qu’on reverra souvent en scène, a nui à la cause des chemins de fer, ou bien s’il l’a servie. Les longs ajournemens qu’éprouva cette question en France ont été plus d’une fois, à coup sûr, la conséquence de son parti pris, soutenu par l’espérance que la chambre élective finirait, de guerre lasse, par accéder à son idée. Supposez un directeur général des ponts et chaussées aussi éclairé que lui, connaissant aussi bien dans ses nombreux replis la topographie de la France au point de vue des travaux publics, et qui eût été en même temps favorable à l’intervention de l’industrie privée : l’œuvre aurait assurément marché plus vite. En revanche, M. Legrand a rendu des services qui suffisent pour lui valoir une place honorable dans l’histoire de nos chemins de fer. On lui doit sur diverses questions d’innombrables études faites ou provoquées par lui; on lui doit une action de tous les jours, de toutes les heures, pour éclairer le côté technique du problème. De plus, il a eu la haute main dans l’arrangement méthodique des grandes artères du réseau national, dans cet arrangement qui forme, malgré quelques erreurs de détail, un tout si complet et si harmonieux.

La majorité de la chambre était loin, quand elle refusa d’accueillir les propositions de 1837, de songer, comme on affecta ensuite de le croire, à proclamer sa préférence pour le système du directeur général des ponts et chaussées. Elle n’avait considéré que les projets dont elle était saisie, soit dans leur état intrinsèque, soit dans la relation qui devait exister entre eux et les autres chemins destinés à sillonner le territoire de la France. Lorsque M. Dufaure vint, à la fin du débat, mettre en doute que la chambre, avec les documens produits, pût se former une opinion raisonnée sur l’ensemble de l’œuvre, il indiquait du doigt une cause d’hésitation planant au-dessus de toute l’assemblée. Assurément il était incontestable que les projets du ministère avaient été présentés au hasard, comme à la débandade; ce n’était pas un motif pour rendre un verdict négatif aussi radical que celui qui fut rendu pour ajourner en masse toutes les lignes. Quand autour de nous d’autres états de la famille européenne s’avançaient à pas rapides dans la carrière, il était triste de nous voir fermer une longue discussion par une déclaration d’impuissance.

A la suite de ce vote, il ne restait plus au ministère qu’à prendre ses mesures pour renouveler le débat dans de meilleures conditions à la session suivante. Une commission spéciale fut chargée d’examiner toutes les questions relatives aux voies ferrées, et, par l’autorité de ses études et de ses jugemens, de préparer des points d’appui pour les discussions ultérieures[3]. Il fallait d’abord se fixer sur le mode d’exécution et savoir si on persévérerait à concéder les grandes lignes à l’industrie privée, ou si désormais on les réserverait à l’état. Dès la première séance, on put juger de l’ascendant que les opinions de M. Legrand exerçaient sur une commission qui en réalité l’unanimité. Dans le cours des neuf séances suivantes, qui furent toutes présidées par le ministre lui-même, les plans préparés sous la direction de M. Legrand sortirent à peu près intacts des délibérations de la commission. M. Legrand doit être regardé comme le véritable auteur du projet si vaste, si homogène, mais si inflexible, qui fut présenté à la chambre des députés dès les premiers temps de la session de 1838.

Cette fois il n’était plus possible de reprocher au ministre des travaux public d’avoir manqué de vues d’ensemble. Au lieu de chemins épars sans rapport les uns avec les autres, le projet embrassait la France tout entière. Attribuant à l’état l’exécution de toutes les grandes lignes, il ne laissait aux compagnies que les chemins d’embranchement ou ceux d’une importance secondaire. Les lignes classées étaient celles de Paris à Rouen, au Havre et à Dieppe; à la frontière de Belgique par Lille et par Valenciennes avec embranchement sur Abbeville, Boulogne, Calais et Dunkerque; à la frontière d’Allemagne par Nancy et Strasbourg avec embranchement sur Metz; à Lyon et Marseille avec embranchement sur Grenoble; à Nantes et à la frontière maritime de l’ouest par Orléans et Tours; à la frontière d’Espagne par Orléans, Tours, Bordeaux et Bayonne; à Toulouse par Orléans et Bourges; enfin les deux lignes de Bordeaux à Marseille par Toulouse, avec embranchement sur Tarbes et sur Perpignan, et de Marseille à la frontière de l’est par Lyon, Besançon et Baie. Ce réseau offrait un développement d’environ 4,400 kilomètres; mais l’exécution n’en devait être que partiellement entreprise. Si on avait déterminé avec tant de précision le parcours de chemins indéfiniment ajournés, c’était visiblement parce qu’on avait tenu à donner au moins des espérances là où les effets devaient le plus longtemps se faire attendre. Il y avait pourtant un écueil dans une telle méthode. Le projet allait prêter le flanc à cette objection, qu’en réservant à l’état un si énorme faisceau, on lançait le trésor dans des entreprises écrasantes. La première impression était produite quand le ministre se restreignit ensuite à moins d’un tiers du réseau et d’un tiers de la dépense. Après les mécomptes si considérables qui avaient signalé à une autre époque l’exécution des canaux, les esprits étaient d’ailleurs très sceptiques à l’endroit des devis officiels. Les évaluations du ministère, qui ne portaient la dépense totale qu’à un milliard, étaient en effet démesurément au-dessous des exigences véritables.

Les quatre lignes de Paris en Belgique, de Paris à Rouen[4], de Paris à Bordeaux et de Lyon à Marseille étaient les seules qu’on dût commencer tout de suite; encore sur les deux derniers chemins ne devait-on attaquer d’abord que les sections de Paris à Orléans et de Marseille à Avignon. Si la ligne de Paris au Rhin avait trouvé place dans ce premier classement, les choix du ministère eussent été à l’abri de toute attaque sérieuse.

Ce système si absolu de l’exécution par l’état, dont le ministère du 15 avril saisissait la chambre, ne se trouvait-il pas en contradiction avec celui que le même cabinet avait présenté l’année précédente ? Ses adversaires ne se faisaient pas faute de le soutenir, mais la contradiction n’était qu’apparente. De même que la chambre ne s’était pas prononcée en 1837 contre le mode des compagnies, de même le ministère n’avait point entendu contracter avec ce système une union indissoluble. M. Martin (du Nord) avait nettement exprimé que si le mode de l’exécution par l’état lui avait paru avoir chance de réussir devant l’assemblée, il n’aurait pas hésité à le proposer : pourquoi croyait-il aujourd’hui la chambre disposée à voter des crédits qu’elle eût refusés en 1837 ? — Voilà tout ce qu’en bonne conscience on pouvait lui demander. — Il n’y avait donc pas là une de ces situations fausses comme il s’en rencontre trop souvent dans nos annales parlementaires, et qui gênent la liberté de l’esprit en abaissant l’autorité de la parole. Cependant venir, devant une assemblée dont la moitié au moins était ouvertement hostile, trancher d’un seul coup un problème aussi controversé, c’était peut-être téméraire. N’aurait-il pas mieux valu, quand on proposait l’exécution immédiate de quatre lignes classées au premier rang, laisser au moins à l’avenir le soin de décider comment seraient exécutées les autres ? La méthode à suivre devait dépendre en effet des circonstances au milieu desquelles on se mettrait à l’œuvre. Dans une société aussi complexe que la société française, les opinions absolues ne gagnent rien à se placer en évidence, surtout sans nécessité.

Ainsi formulé avec une précision rigoureuse, le système de M. Legrand ne resta pas longtemps maître du terrain. La chambre avait accueilli l’exposé des motifs avec une froideur marquée, qui se manifesta à peu près sur tous les bancs, et qui devait promptement amener le ministère à des tentatives de conciliation. Le gouvernement alla même jusqu’à renier cet exposé, en le faisant qualifier de pièce accessoire. C’était pourtant à cette pièce ainsi caractérisée que l’opposition allait s’attacher avec une ténacité croissante. L’intention hostile de la majorité s’était décelée dans le choix de la commission chargée d’examiner la loi, et qui, tout en comprenant ce qu’on pouvait appeler l’élite des divers partis, empruntait à l’opposition ses noms les plus saillans, tels que ceux de MM. Odilon Barrot, Thiers, Billault, Arago, de Rémusat, Berryer, Duvergier de Hauranne, etc. M. Arago fut nommé rapporteur, et les raisons qui avaient engagé la commission à prendre sur les bancs les plus extrêmes de la gauche l’organe chargé d’exprimer sa pensée n’étaient pas difficiles à découvrir. N’ayant rien à ménager du côté de la monarchie et jouissant, sous le rapport scientifique, d’une incomparable autorité, M. Arago était merveilleusement placé pour accomplir une mission qui n’avait d’ailleurs rien d’offensant pour son caractère politique. Une opposition systématique faisait le fond de son rapport, mais elle était couverte par une sorte de cours de technologie appliqué aux voies ferrées et par les plus curieux détails sur l’état actuel de l’art. M. Arago n’était pas heureux toutefois dans ses conjectures sur l’avenir des chemins de fer, et il reléguait dans la région des rêves certaines espérances qu’il a vu lui-même dépassées par la réalité. La partie la meilleure de son travail est celle où, en face de l’accaparement de toutes les grandes lignes pour le compte de l’état, il défendait la cause de l’association. Mais pourquoi, lui qui savait mieux que personne comment les sciences grandissent, comment la pratique des sciences se perfectionne, pourquoi exprimait-il cette idée que, dût le gouvernement rester chargé de l’exécution des grandes lignes, le classement proposé ne pouvait être adopté, parce qu’il ne permettait pas de profiter des découvertes, des perfectionnemens ultérieurs ? Les chemins de fer attendront probablement, tant qu’ils existeront, des améliorations. Où en serions-nous si nous avions voulu posséder le dernier mot de la science avant de l’appliquer sur une grande échelle ? On avait reproché au gouvernement de pencher trop d’un côté, et voilà que, par une inconséquence trop fréquente dans l’histoire des partis politiques, on se jetait complètement de l’autre. A une solution étroite et absolue on opposait une autre solution non moins absolue et non moins étroite.

Le débat entre les deux systèmes ne pouvait être du reste plus nettement posé qu’il ne l’était. Durant tout le cours de cette mémorable discussion, où la plupart des orateurs mirent tant de soin à cacher le mobile politique qui agitait le fond des âmes, la question de l’exécution par l’état et de l’exécution par les compagnies occupa seule toute la scène. Après avoir réduit autant qu’il l’avait fait le concours de l’industrie privée dans son exposé des motifs, M. Martin (du Nord) dut se trouver un peu gêné pour proposer une transaction. Il déclara pourtant que l’état ne revendiquait pas d’une manière également inflexible les quatre lignes pour lesquelles des crédits avaient été demandés. Le chef du ministère, M. le comte Molé, détermina en des termes plus clairs sur quel terrain la conciliation pouvait s’opérer. On n’a point oublié avec quel bonheur d’expression M. le comte Molé, en se déclarant prêt à accepter le concours des associations privées, rappela qu’il avait regretté de ne pas avoir eu un pareil concours au début de sa carrière, à une époque de glorieuse, d’immortelle mémoire, alors qu’il avait dans les mains la direction des travaux publics, de ces grands ouvrages qui s’exécutaient depuis Rome jusqu’à Hambourg. Il acceptait effectivement ce concours, au moins pour les chemins d’Orléans et de Rouen, et ne réclamait pour l’état que l’exécution de la ligne de la Belgique, dont l’urgence était incontestable, et de celle d’Avignon, où le terrain présentait des difficultés extrêmes. Comme il ne restait plus rien dès lors de la raideur de l’exposé des motifs, un accord devenait facile. Deux ans après ce débat, en 1840, sous le ministère du 1er mars, le ministre des travaux publics, M. le comte Jaubert, présentant quelques projets de loi relatifs à différens chemins de fer, disait qu’en 1838 on était unanimement d’avis que ni l’état ni l’industrie particulière ne pouvaient s’emparer exclusivement des voies ferrées. C’était rappeler un fait vrai; mais c’était aussi avouer implicitement que des considérations étrangères au sujet même avaient seules empêché de s’établir l’entente proposée par le ministère du IS avril. La majorité de 1838 fut implacable. Vainement le ministre des finances, M. Lacave-Laplagne, essayait de rassurer la chambre sur les ressources du trésor; on ne voulait pas être rassuré. Vainement M. de Lamartine, qui défendait l’idée de l’exécution par l’état, sans s’attacher pourtant au projet ministériel, cherchait au contraire à effrayer l’assemblée sur les dangers de l’agiotage et sur le despotisme des compagnies; on ne voulait pas avoir peur.

Aujourd’hui que des expériences répétées ont singulièrement éclairé la question des chemins de fer, il n’est pas difficile de reconnaître qu’une solution exclusive, soit dans un sens, soit dans un autre, était également erronée. Dans l’état de la France, de ses idées, de ses habitudes, avec les institutions spéciales qu’elle possède en matière de travaux publics, avec l’inexpérience de l’esprit d’association, c’était un rêve que de repousser absolument l’intervention de l’état. Dans toutes les grandes affaires, la France a coutume de voir agir son gouvernement, c’est-à-dire de compter sur l’appui de cette unité morale qui sert à concentrer les forces éparses du pays. Est-ce un mal ? Ici, comme en tout, l’excès est possible, et certes cette disposition de l’opinion publique serait extrêmement funeste, si elle allait jusqu’à étouffer l’initiative individuelle. Contenue dans de sages limites, il peut au contraire en résulter et il en résulte effectivement de grands biens. Dans tous les cas, il y avait là un fait, un fait palpable, dont il était nécessaire de tenir compte. Seulement la masse des dépenses à effectuer ne permettait pas non plus d’en charger le trésor seul, à moins de renvoyer l’achèvement de nos grandes lignes à une époque beaucoup trop lointaine. Ce n’est pas que notre situation financière fût aussi inquiétante qu’on le prétendait : nos finances ont une élasticité que des faits ultérieurs ont mise hors de doute; mais la France ignorait l’étendue de ses ressources, et dans l’état du crédit des opérations trop hardies n’auraient pas manqué de répandre l’effroi. Au point de vue politique, n’était-il pas utile d’ailleurs d’intéresser la masse des petits capitalistes dans des entreprises pour lesquelles le maintien de la paix sociale est une condition absolue de succès ? Rien ne pouvait enfin être plus favorable au développement de la puissance économique du pays que les encouragemens donnés aux entreprises particulières. Dans le cours de la discussion, quand M. Billault revendiquait le droit de l’industrie privée fécondée par l’association, opposant ce droit à la prérogative de l’état exaltée comme un axiome par M. de Lamartine, il invoquait la meilleure raison peut-être pour que le gouvernement n’assumât pas seul l’accomplissement de la tâche. Aucune objection sérieuse n’était possible d’ailleurs contre son intervention limitée. Le mal ne pouvait être grand, aux yeux mêmes des partisans les plus déclarés de l’industrie privée, si l’état exécutait un ou deux chemins. Pour le moment, l’essentiel, c’était qu’on se mit à l’œuvre. Satisfaite du sacrifice que le gouvernement avait consenti et laissant de côté ses préoccupations politiques, l’opposition aurait dû voter au moins le chemin de la Belgique. Elle se serait honorée et fortifiée par un tel acte, car la meilleure preuve que les partis, comme les hommes, puissent donner de leur énergie, c’est de montrer qu’ils savent maîtriser leurs propres entraînemens. On sait ce qui arriva : tous les articles du projet furent successivement repoussés, et l’ensemble rejeté ensuite de la façon la plus dédaigneuse. Triste exemple des abus que peut occasionner le jeu des majorités parlementaires!

Malgré le complet avortement de cette loi, qui s’était annoncée comme devant former la grande charte des chemins de fer, la discussion n’avait pas été stérile. Un résultat était acquis, un résultat qui nous portait fort loin de ces formules absolues dont étaient empreints et le premier exposé ministériel et le rapport de M. Arago. On ne savait encore sous quelle forme on réussirait à concilier l’action du gouvernement et l’action des compagnies; mais il était devenu évident que cette conciliation formait désormais le but à poursuivre. Quand le cabinet du 15 avril se retira, la question des chemins de fer n’était plus aussi lourde à porter qu’elle l’avait été durant les dernières années. S’il ne l’avait pas résolue, il avait du moins déblayé le terrain à ses propres risques. C’est à un ministre dont la modération et les lumières inspiraient une juste confiance, à M. Dufaure, qu’échut la mission de continuer l’œuvre commencée. Dans le fâcheux état de désarroi où le rejet des deux plans de 1837 et de 1838 avait mis le travail officiel, il fallait préparer de nouvelles propositions. Nous ne pouvions pas continuer à donner au monde le spectacle de nos stériles ardeurs. Dans l’impuissance de tracer les lignes d’un réseau, on avait d’ailleurs concédé à l’industrie quelques chemins de fer isolés. Regardées avec une sorte d’envie et trop étroitement constituées, les compagnies étaient en proie à une gêne des plus inquiétantes. Il était nécessaire de prendre quelque parti, soit pour venir à leur secours, soit pour liquider leur ruine. M. Dufaure, imitant en cela M. Martin (du Nord), institua une commission, mais il eut soin de lui assurer de réelles conditions d’indépendance en y appelant des représentans des ponts et chaussées, de l’administration proprement dite, de la haute banque et du commerce[5]. Quand on compare les procès-verbaux des deux commissions, on constate tout de suite que cette fois on s’applique davantage à étudier les questions en elles-mêmes, pour les juger sans parti-pris. Sur le débat élevé entre le gouvernement et l’industrie privée, on déclare qu’il n’y a lieu d’exclure d’une façon absolue ni l’un ni l’autre des deux modes proposés, et que le choix à faire dépend des circonstances. La plupart des avis exprimés alors sont devenus des règles, et sont encore en vigueur aujourd’hui. Les procès-verbaux de la commission peuvent être regardés comme un des documens les plus curieux et les plus importans que nous possédions sur la matière. Le rôle de M. Dufaure comme ministre n’alla pas au-delà de ces travaux préparatoires. Le cabinet si laborieusement enfanté dont il faisait partie, le cabinet du 12 mai, avait quitté les affaires avant que la législature n’eût été saisie des nouveaux projets ; mais le ministère du 1er mars n’eut ensuite qu’à mettre en œuvre les élémens réunis, lorsqu’il présenta aux chambres, en 1840, diverses mesures qui n’engageaient pas la question d’un système général.


II. — SYSTÈME DE 1842.

La situation générale du pays avait profondément changé en quelques mois. L’attention publique se détournait des entreprises d’intérêt matériel pour se porter sur les redoutables problèmes soulevés tout à coup en Orient, et que nous devions voir renaître quatorze ans plus tard sous une autre forme, mais dans des conditions plus sainement appréciées par l’Europe. Il fallait attendre désormais que la tempête qui menaçait d’exciter une conflagration universelle se fût calmée. En 1841 seulement, on put reprendre les études relatives au réseau national. Les progrès toujours croissans des chemins de fer au dehors contrastaient de plus en plus péniblement avec notre inertie prolongée. L’Amérique du Nord n’avait pas moins de 15,000 kilomètres de lignes ferrées exécutées ou en cours d’exécution, et près de 6,000 complètement exploitées. L’Angleterre en avait tracé près de 4,000 kilomètres, sans parler de nombreuses entreprises en projet. A nos portes, la Belgique terminait son réseau. Une émulation extraordinaire s’était emparée des grands comme des petits états de la confédération germanique. Quant à nous, nous n’étions pas même fixés sur le tracé de nos principales lignes, ni sur le mode d’exécution.

En 1842, nous avons hâte de le dire, ce ne fut plus, comme en 1837 et en 1838, une fin de non-recevoir qui vint clore de longs débats. Il sortit une loi des propositions faites par le ministère du 29 octobre. C’est M. Teste, dont la fin a été si triste, qui l’avait présentée comme ministre des travaux publics. Avec une parole plus souple et une imagination plus vive que M. Martin (du Nord), M. Teste convenait mieux pour débattre une question qui affectait des intérêts délicats et ouvrait de mystérieuses perspectives. Quoiqu’il n’adoptât point l’exécution par le gouvernement dans les termes proposés en 1838, le cabinet du 29 octobre se rapprochait beaucoup plus du système de cette époque que les cabinets intermédiaires. L’exposé des motifs était tout imprégné de cette idée, que l’état devait, en ce qui regarde les grandes lignes, rester chargé sinon de la totalité, du moins de la plus forte partie de la dépense. On renouvelait les argumens tirés de l’impuissance de l’industrie privée.

Légitime en lui-même, puisqu’il s’exerçait dans des entreprises d’une incontestable utilité, et qui n’étaient pas alors réputées susceptibles de donner des profits suffisans, le concours de l’état ne devait pas comprendre tous les frais nécessaires. Le plan ministériel classait les travaux en trois catégories. On avait imaginé d’associer à l’exécution les localités traversées par les chemins de fer, le trésor public et l’industrie particulière. Aux localités on imposait une contribution équivalente aux deux tiers du prix des terrains. Outre le dernier tiers restant, l’état prenait à sa charge les terrassemens et les ouvrages d’art. Il laissait à l’industrie privée l’achat et la pose des rails, l’achat du matériel et l’exploitation. Dans ce système, les compagnies n’obtenaient plus de concessions proprement dites : propriétaire du chemin, l’état le donnait simplement à loyer; mais quelle dépense devait entraîner sa participation ? Le ministre ne l’estimait qu’à 150,000 francs par kilomètre, et pour un total de 2,400 kilomètres, qu’à 360 ou 400 millions, évaluation infiniment trop réduite comme celle de 1838. La part laissée à l’industrie particulière était estimée à 125,000 francs par kilomètre, c’est-à-dire à un sixième seulement au-dessous de l’évaluation de la part de l’état; mais si les élémens d’appréciation présentaient encore ici quelques causes d’incertitude, les dépenses du trésor étaient bien plus éloignées d’une estimation précise. Certains partisans absolus de l’exécution par l’état ne manquèrent pas de signaler le rôle de dupe que semblait ainsi jouer le gouvernement; les sacrifices des compagnies avaient des limites connues, les siens n’en avaient pas. On savait ce qu’on demandait; on ignorait le poids des charges qu’on assumait sur soi-même. Quant au fardeau mis au compte des localités, et qu’on portait à une moyenne de 24,000 francs par kilomètre, un des principaux avantages qu’on y avait vus, c’était que ce mode engagerait les jurys locaux à restreindre dans de justes bornes l’estimation des terrains.

Les grandes lignes, les lignes qualifiées de lignes gouvernementales et classées dans le projet, partaient de Paris et se dirigeaient vers la frontière de Belgique, vers le littoral de la Manche, vers la frontière d’Allemagne par Strasbourg, vers la Méditerranée par Marseille et par Cette, et vers l’Océan par Bordeaux et Nantes[6]. Si vaste que fût ce système, ce n’était pas son étendue qui, dans les dispositions où se trouvaient les esprits en 1842, devait soulever des critiques. Le projet sortit même assez notablement agrandi des délibérations de la commission nommée par la chambre élective. On y ajouta la ligne de la Méditerranée au Rhin par Lyon, Dijon et Mulhouse, et celle d’Orléans sur le centre de la France, ainsi que le prolongement de Bordeaux à Bayonne, sans parler d’un autre prolongement de Toulouse à Marseille. Le crédit demandé par le ministère pour les deux premières années fut ainsi porté de 33 millions 50,000 francs à 42 millions 500,000 francs, et le chiffre total de la dépense prévue, de 400 à 600 millions.

A l’encontre de cette propension à élargir le cercle des chemins classés, il s’en produisit, dans le cours des débats, une autre complètement opposée qui voulait concentrer sur une seule ligne toutes les forces disponibles du trésor. Cette motion allait former le côté le plus vif et le plus neuf de la discussion en 1842. Le rapport que M. Dufaure fut chargé de présenter au nom de la commission se distinguait à la fois par des vues solides et par la vivacité avec laquelle s’y exprimait le désir de voir enfin commencer une œuvre trop longtemps différée. La commission avait unanimement formulé le vœu que la création d’un réseau de chemins de fer fût considérée sur tous les bancs de la chambre comme une grande œuvre nationale et en dehors des querelles ordinaires des partis. Quelques détracteurs envieux du rôle de la capitale avaient plus d’une fois prétendu qu’on sacrifiait la France à une seule ville en fixant à Paris le point de départ du plus grand nombre des chemins : on ne faisait pourtant que reconnaître ainsi le travail de plusieurs siècles qui avaient formé la capitale de la France pour le profit de la patrie tout entière.

La discussion générale fut écoutée avec distraction par la chambre. Le sujet manquait de nouveauté; les questions fondamentales étaient sinon résolues, du moins éclaircies. De plus on se réservait pour la lutte, soit sur le parcours des divers chemins, soit sur la ligne unique opposée aux lignes simultanées. Comme les questions se groupaient autour de deux sujets principaux, d’une part le classement et le tracé des chemins, d’autre part l’exécution et les moyens financiers, la discussion forma pour ainsi dire deux grands actes. On trouva moyen de reproduire dans l’un et dans l’autre le système de la ligne unique; mais la première proposition, tendant à remplacer le réseau par un seul chemin de Lille et Valenciennes à Marseille «t à Cette par Paris, était prématurée et peu habile. Elle confondait le classement des lignes et le vote des fonds, comme s’il n’avait pas été possible, tout en arrêtant en principe la construction d’un réseau, de n’affecter ensuite des crédits qu’à un seul chemin. Cet amendement, dont M. de Mornay avait pris l’initiative, impliquait le rejet absolu de toute classification. « C’était (comme le disait M. Legrand, devenu sous-secrétaire d’état aux travaux publics, et qui se résignait au système mixte du projet à cause de la très grande part attribuée au gouvernement), c’était se refuser à marquer, dans le présent et dans l’avenir, quelle serait la direction des efforts de la France. » On comprit sans peine, même sur les bancs de l’opposition, que l’amendement de M. de Mornay, vainement adouci par un sous-amendement, aurait pour résultat de mécontenter un grand nombre de localités en leur enlevant une satisfaction impatiemment attendue. L’amendement fut rejeté, et le principe d’un réseau se trouvant implicitement admis, les ambitions de chaque district purent se donner carrière. Ce fut un débordement général. Point de représentant qui ne tint à faire preuve de dévouement aux intérêts de son collège[7]. L’influence à laquelle on se laissait emporter sur les bancs parlementaires, et qui rendait si difficile, au milieu des ardeurs de la mêlée, de régler l’ordre même des délibérations, fut mise à nu par un mot échappé à un député qui n’y entendait pas malice. Comme on discutait sur le tracé de la ligne de Bourges, M. Durand (de Romorantin) proposa de dire par Romorantin. M, Durand ne faisait qu’obéir à la même inspiration que bon nombre de ses collègues, et ce n’était pas sa faute s’il était député de Romorantin, au lieu de tenir son mandat de telle ou telle autre cité plus illustre. Au lieu de provoquer l’hilarité, la motion aurait dû, sous sa forme un peu pittoresque, éveiller l’attention de l’assemblée sur les empiétemens, de plus en plus regrettables, du patriotisme de clocher.

La discussion, dont le niveau s’était abaissé, ne reprit de la grandeur qu’au moment où l’on aborda le mode d’exécution. Le système qui attribuait à l’état une si large part ne s’accordait guère avec les vues émises soit en 1838, soit dans diverses circonstances postérieures. En 1840 notamment, la majorité, appelée à se prononcer sur quelques propositions isolées, avait paru poser en principe que le gouvernement ne devait entreprendre des chemins de fer qu’à défaut de l’industrie privée, sur les points où l’établissement en était réclamé par des intérêts réels. Aujourd’hui le projet ministériel s’écartait beaucoup de cette pensée, et il était impossible de l’en rapprocher à moins de le bouleverser dans toute son économie et de provoquer un nouvel ajournement. M. Duvergier de Hauranne demanda seulement qu’il fût exprimé dans un paragraphe additionnel que les lignes classées pourraient être concédées plus tard, s’il y avait lieu, à l’industrie privée, en vertu de lois spéciales. C’était là en apparence du pur platonisme législatif, puisque le droit de la loi restait intact même sans cet amendement; mais les mots ont souvent un sens de convention qui en dépasse le sens réel. L’amendement était une utile protestation en faveur de l’industrie privée. La chambre, en l’adoptant, fit entendre que, si elle n’écartait pas le système actuel, son assentiment était acquis d’avance aux mesures qui agrandiraient la part laissée aux associations particulières. D’abord qualifié d’inutile par le gouvernement, qui ne l’acceptait ni ne le repoussait, l’amendement eut des résultats ultérieurs favorables à l’intervention des compagnies.

La question des voies et moyens, qui donnait lieu à cette addition, transportait le débat entre la ligne unique et les chemins simultanés sur un terrain plus brûlant encore que celui où l’avait placé la question du classement. Après l’épanouissement des passions de localité, on devait avoir ici l’épanouissement mal dissimulé des passions politiques. La nouvelle motion en faveur d’une seule ligne, tenue en réserve depuis l’échec de la proposition de M. de Mornay, et que M. Just de Chasseloup-Laubat se chargea d’introduire, laissait aux localités le bénéfice du classement; mais elle proposait de consacrer tous les fonds disponibles au chemin de la Mer du Nord à la Méditerranée. C’était une manière détournée de reprendre dans sa base le projet de loi. L’hostilité envers le ministère, qui, dans les évolutions relatives au classement et au parcours, n’avait guère eu l’occasion de se manifester, paraissait s’être concentrée sur le dernier acte de cette longue pièce. Le terrain n’était pas mal choisi : tous les élémens dissidens pouvaient s’y rallier sans se compromettre. Parmi les meilleurs esprits de l’assemblée, parmi les hommes les plus expérimentés, il s’en trouvait plusieurs qui adoptaient la ligne unique pour elle-même, pensant qu’on arriverait ainsi plus sûrement à des conséquences pratiques. D’autres redoutaient les embarras financiers qui pouvaient naître d’essais multiples. Sans cesse reproduit depuis 1837, l’argument tiré de l’état de nos finances était rendu plus spécieux aujourd’hui par suite des découverts résultant des nécessités de l’année 1840.

A l’appui de son projet de chemins de fer, le gouvernement n’avait pas manqué toutefois de produire un plan financier. Évaluant les charges du trésor à un chiffre de 4,200 millions, en y comprenant 400 millions pour les lignes ferrées, il avait calculé qu’en dix années on pouvait disposer de 1,229 millions, dont 300 sur un emprunt à négocier encore en partie, et 829 sur le produit des réserves de l’amortissement; mais l’exactitude de ces calculs, qui certes n’exagéraient pas la puissance financière du pays, soulevait diverses contestations. La réserve de l’amortissement, disait-on, était plus qu’absorbée d’avance par les découverts du trésor. L’ancien x>résident du cabinet du 1er mars, M. Thiers, qui dirigeait l’opposition dans cette circonstance, et dont la vive dialectique se trouvait d’autant plus libre qu’il s’était dès longtemps prononcé en faveur de la ligne unique, demandait au moins quatre années pour liquider une situation grevée par des travaux civils entrepris presque tous à la fois, et par des travaux militaires trop longtemps différés. Avec des finances qu’il avouait être les plus puissantes de l’Europe après les finances anglaises, mais qui lui paraissaient loin de leur état normal, c’eût été à ses yeux une imprudence impardonnable que d’aborder l’exécution de la totalité des chemins classés. Dès qu’on ne pouvait dépenser qu’une somme réduite, n’était-il pas sage de l’appliquer exclusivement à une ligne traversant le pays dans sa plus grande étendue ?

A une époque où nous ne comptions encore qu’un si petit nombre de chemins de fer, quand nous ne pouvions avoir aucune idée des produits que ces exploitations donneraient en France, on conçoit sans trop de peine le prestige qu’exerça cette idée de la ligne unique, habilement développée, appuyée d’ailleurs sur de graves considérations d’économie politique et de stratégie. Les partisans de la ligne unique formèrent dans les deux chambres une minorité considérable. Nous sommes mieux placés aujourd’hui pour reconnaître qu’il y avait là cependant une illusion d’optique. Qu’on s’en rendit compte ou non, le triomphe de cette proposition, alors même qu’il n’eût pas entraîné le rejet de la loi tout entière, et, en compliquant l’état politique par une crise ministérielle, ajourné encore la question des voies ferrées, aurait eu pour résultat infaillible de restreindre déplorablement l’initiative du pays. La plus grande partie de la France eût été privée pour longtemps de ces créations destinées à développer sa puissance économique, et qui, suivant une expression de M. Duchâtel, ministre de l’intérieur, porteraient avec elles leur paiement. Sans le système des entreprises simultanées, nous serions restés encore en arrière de la plupart des autres pays de l’Europe. La France n’en était pas réduite néanmoins, quand il s’agissait d’une dépense éminemment utile, éminemment productive, à ne pouvoir emprunter, s’il le fallait, 40 ou 50 millions chaque année, pendant huit ou dix ans. Rien de plus juste d’ailleurs que de demander à l’avenir les moyens d’accomplir cette tâche colossale, car c’était en réalité à l’avenir qu’il appartiendrait d’en recueillir les fruits. Comme le fit observer M. Billault, qui défendait les lignes simultanées, on ne réclamait de crédit que pour six lignes du réseau national, et trois de ces lignes étaient des sections dépendant de la ligne unique : Paris à la frontière de Belgique, Dijon à Chalons, Marseille au Rhône. Les sommes affectées aux trois autres chemins, celui de Paris au Rhin, celui de Tours, tête des lignes de Bordeaux et de Nantes, celui d’Orléans à Vierzon, tête des lignes centrales, ne diminuaient pas sensiblement les ressources à porter sur la grande voie de la Mer du Nord à la Méditerranée, qui ne formait pas d’ailleurs un tout aussi compacte qu’on voulait bien le dire. Les deux lignes distinctes dont cette longue voie était l’assemblage, — la ligne de Paris à la frontière de Belgique et la ligne de Paris à Marseille, — avaient moins de relation entre elles que la ligne du Havre, par exemple, n’en avait avec la ligne de Strasbourg. L’intérêt positif de la situation, c’était de favoriser l’essor des chemins de fer sur plusieurs points à la fois, en se réservant de surveiller et de diriger le mouvement. La majorité qui se rencontra au scrutin contre la ligne unique (222 voix contre 152), la majorité plus forte qui adopta le projet de loi (255 contre 83), avait eu à coup sûr le sentiment de nécessités très réelles. La législation de 1842 fut l’expression de ce sentiment. Elle formait un système complexe d’une exécution difficile peut-être, et dont la rigueur dut être tempérée dès l’abord; mais elle avait l’avantage d’être un point de départ. C’était un terrain où on pouvait se donner rendez-vous pour agir.

Après trois débats mémorables et six années d’études, la législation des chemins de fer était donc créée en France. Des abîmes nous séparent aujourd’hui des discussions de 1842, de 1838, de 1837. Sur la question technique, l’ère des grandes exploitations a livré aux regards de l’économiste et de l’homme d’état des faits nombreux et des expériences décisives. Il est beaucoup d’opinions qui ne seraient plus avouées aujourd’hui par ceux-là mêmes qui les émettaient naguère avec le plus d’assurance. Sous le rapport politique, la situation est encore plus profondément changée : les préoccupations, les intérêts, les calculs secrets ou visibles du temps ont disparu de la scène. Après les commotions politiques que nous avons éprouvées, les hommes même sont pour la plupart méconnaissables. Il n’est pas besoin d’un grand effort pour juger avec impartialité l’attitude qu’avaient prise et le gouvernement et l’opposition. Sur un terrain où la nouveauté du sujet rendait faciles certaines illusions, la position du gouvernement était beaucoup plus favorable que celle de ses adversaires. D’abord il possédait des moyens d’information plus sûrs, puis il proposait d’agir, tandis qu’en face de lui on s’efforçait le plus souvent d’ajourner les actes. C’est en 1837 que le gouvernement fait la partie la plus belle à l’opposition, alors que les projets de loi pleuvent au hasard sur l’assemblée stupéfaite. En 1838, si le ministère a le tort de vouloir englober tout le réseau national dans les mains de l’état, il rachète bien vite cette erreur en offrant une transaction qui satisfait aux nécessités présentes sans compromettre l’avenir. L’opposition obéit à des sentimens étrangers à la question, contraires au bien du pays, quand elle rejette en bloc le projet ministériel. En 1842, la solution proposée par le ministère est meilleure que le projet rétréci en faveur duquel l’opposition brûla sa dernière cartouche. Ainsi, sur les trois épreuves que la question générale des chemins de fer a subies pendant la durée de la monarchie de 1830, le gouvernement eut au moins deux fois la raison de son côté. Quant aux débats jugés en eux-mêmes, c’est en 1838 qu’ils revêtent le caractère le plus général et qu’ils ont la plus haute portée. En 1837, personne n’avait encore suffisamment étudié le problème à résoudre, et en 1842 le débordement des intérêts locaux imprime aux délibérations un cachet qui les amoindrit.

Ces discussions longues et répétées, ces tiraillemens en des sens opposés attestaient que, soit par la faute des hommes, soit en raison de la situation même, l’unité faisait ici défaut dans la direction des forces vives du pays. Il nous reste à voir quels faits cependant ont pu se produire, quels résultats positifs ont été obtenus sous le gouvernement de juillet, c’est-à-dire à mesurer la part réelle que l’histoire doit faire à ce gouvernement dans l’exécution des voies ferrées.


III. — L’EXECUTION, LES CRISES ET LES PREMIERS RESULTATS.

L’esprit de système, qui s’était manifesté dans les discussions relatives au mode d’exécution de nos chemins de fer, et qui s’accordait, il faut le dire, avec diverses tendances du caractère français, s’introduisit dès l’origine dans le propre domaine de l’exécution. Les premières études topographiques aspiraient visiblement à faire tout plier sous une règle uniforme. Dès que la fameuse loi du 27 juin 1833, qui consacrait près de 100 millions à des travaux publics extraordinaires, eut affecté 500,000 francs à l’étude des voies ferrées, on se mit à explorer en tout sens le territoire national. Des nivellemens eurent lieu sur une étendue de plus de 10,000 kilomètres; les lignes ferrées qu’on esquissa s’étendaient sur 3,600 kilomètres, et les dépenses projetées atteignaient un milliard de francs. Pour arriver à des résultats aussi vastes avec des moyens financiers aussi restreints, les ingénieurs des ponts et chaussées avaient dû procéder avec autant d’économie que d’activité; mais, pour un début, le travail n’embrassait-il pas un ensemble trop considérable ? Une tâche conçue dans des proportions aussi gigantesques ne pouvait manquer d’effrayer de nombreux intérêts. Plus elle était grande et plus on serait enclin à en reléguer l’exécution dans la région des rêves. Certes c’est alors ou jamais qu’il aurait été utile de concentrer ses efforts sur des points très circonscrits. Rien de moins propre à déterminer l’action des volontés que de placer trop loin le but à atteindre.

La cause de lenteur provenant de l’immensité de ces plans fut encore secondée dans son action par nos habitudes nationales en fait de travaux publics. Nous n’étions pas autant que d’autres peuples, les Anglais par exemple, façonnés à la pratique de l’association; nous ressentions au contraire, à l’endroit des compagnies, des défiances traditionnelles fort jalouses dont nous ne sommes pas encore affranchis. Nous semblions préoccupés non de la pensée que les compagnies pourraient se trouver dans l’impuissance de conduire à bonne fin la tâche par elles entreprise, mais de la crainte que ces compagnies ne gagnassent trop. En France plus peut-être qu’ailleurs, on voit avec une certaine peine les autres s’enrichir, même quand ils s’enrichissent en nous rendant service. De plus, très craintifs de leur nature, quoique très susceptibles d’engouement quand les esprits sont surexcités par l’appât d’un gain immédiat, nos capitaux répugnaient à se lancer dans des spéculations aussi nouvelles que les chemins de fer, et dans lesquelles le bénéfice devait naturellement se faire attendre. Sous d’autres rapports, notre situation n’était pas non plus aussi favorable que celle de nos voisins les Anglais. Le taux de l’intérêt de l’argent était chez nous plus élevé, le fer coûtait davantage. Traversé çà et là par des chaînes de montagnes, et à chaque pas par des coteaux et des collines, le sol de notre pays n’offrait pas autant de facilité que le sol de l’Angleterre pour le tracé des lignes et la pose des rails. Les populations anglaises sont plus agglomérées, puisque sur une étendue de 9,721 lieues carrées l’Angleterre proprement dite compte 16 millions d’habitans, c’est-à-dire 1,645 habitans par lieue carrée, tandis que la France, sur 34,512 lieues, ne renferme que 35 millions d’habitans, c’est-à-dire 1,014 habitans par lieue carrée. Ajoutez des appréhensions plus répandues en France sur les dangers que présenteraient les nouveaux moyens de communication; ajoutez l’influence des rivalités locales, qui ne pouvaient naître là où les compagnies choisissaient elles-mêmes, comme au-delà du détroit, leurs tracés et leur parcours, et vous comprendrez pourquoi nous avons été bien plus longtemps que le peuple anglais à nous mettre sérieusement à l’œuvre. Quand on suit la filière de nos tergiversations, on nous voit d’abord déclarer que les chemins de fer sont impossibles, puis nous les regardons comme une coûteuse inutilité, ensuite comme une nécessité fâcheuse, et ce n’est que dans les dernières années du règne du roi Louis-Philippe que nous consentons à y voir un élément de prospérité. Ces préventions successives ne furent pas seulement l’apanage de la foule, elles envahirent toutes les classes de la société et les plus hautes régions du pouvoir.

Comme en Angleterre, mais au point de vue d’un intérêt plus général, nos chemins de fer ont eu à soutenir une lutte contre les voies navigables. On n’a point oublié la vive discussion que provoqua un ingénieur des ponts et chaussées d’un mérite distingué, M. Collignon, lorsqu’il proposa non pas de renoncer absolument aux voies ferrées, mais de mener de front la construction des canaux et celle des railways[8]. Regrettant que nos canaux n’eussent pas été finis, comme ils l’étaient dans la Grande-Bretagne et en Belgique, avant l’introduction des voies nouvelles, cet ingénieur demandait qu’on regagnât le temps perdu en reprenant l’œuvre inachevée. Son raisonnement ne manquait pas d’un caractère spécieux. Les canaux, disait-il, grâce au bas prix des transports, facilitent l’essor de la production; dès lors le perfectionnement et l’extension de ces voies sont la condition vitale des chemins de fer, qui ne peuvent subsister qu’avec un large développement de la richesse publique. A coup sûr, la création des routes ferrées ne devait pas faire combler les canaux déjà existans, qui avaient produit presque partout les plus heureux effets, on pouvait même concevoir certaines situations où l’établissement d’un canal offrirait encore des avantages réels; mais qu’en présence des projets formés on allât de gaieté de cœur dépenser de larges capitaux pour constituer une concurrence aux railways, c’était un calcul détestable. On aurait ainsi préparé des guerres à coups de tarifs entre les compagnies rivales, ou bien, en cas de concert entre elles, justifié des droits de péage élevés et fort onéreux pour le commerce. Plus la masse des transports effectués par un chemin de fer s’élève, et plus il devient facile de réduire les tarifs, pourvu que la loi ait assujetti à des règles l’exercice du monopole. La thèse soutenue par M. Collignon eut un effet fâcheux, en ce qu’elle contribua à perpétuer l’hésitation.

En face de ces difficultés accumulées, la cause des chemins de fer ne manqua pas, grâce à Dieu, de défenseurs prévoyans et résolus qui ont fini par lui assurer la victoire. Des efforts se sont produits successivement et sans relâche, soit pour hâter le commencement des travaux, soit pour en éclairer la marche et en étendre le cercle, en un mot pour ouvrir une nouvelle source de richesse dont notre pays ne pouvait se priver sans se condamner lui-même à la plus funeste infériorité vis-à-vis d’autres grands états de l’Europe. Comme toutes les œuvres qu’impose la civilisation d’une époque, les chemins de fer ont reçu, sous des formes infiniment variées, tantôt avec éclat, tantôt obscurément, l’aide nécessaire à leur triomphe. On ne pourrait pas plus citer les noms de tous les hommes qui les ont servis qu’on ne peut recueillir dans l’histoire les noms de tous ceux qui, sur un champ de bataille, ont versé leur sang pour une noble cause. On doit se contenter d’indiquer les traits proéminens au milieu du travail commun et des sacrifices collectifs.

Ce qui importait le plus à l’origine, c’était de diriger les esprits vers les questions relatives à l’établissement des chemins de fer. On n’aurait point obtenu le concours des capitaux, si on ne s’était auparavant emparé des intelligences. En Angleterre, il avait suffi de parler aux intérêts ; en France, il fallait commencer par s’adresser à l’esprit. Une sorte de mouvement intellectuel pouvait seul donner l’impulsion aux opérations effectives. Or ce mouvement, auquel nous sommes redevables des résultats obtenus, a eu sa source dans des écrits où l’on examinait le système de transport nouveau, soit dans les conséquences, soit dans les conditions techniques de sa réalisation. Une prodigieuse activité fut déployée dans l’étude du problème sous ses deux faces également vastes et nouvelles. Dans l’ordre des appréciations générales, un écrivain éminent, qui joignait aux connaissances de l’ingénieur un vif talent d’exposition, M. Michel Chevalier, comprit dès le principe les exigences de notre situation et le caractère de nos tendances. Qu’il ait aussi abordé la matière par son côté technique, son important ouvrage sur les Voies de communication aux États-Unis est là pour en témoigner ; toutefois son rôle le plus fécond a été de familiariser l’esprit public avec la connaissance générale du sujet. Dès l’année 1832, M. Michel Chevalier esquissait à grands traits les lignes du réseau européen. Depuis lors, il n’a point cessé de marcher en avant du débat qu’il éclairait par ses travaux[9]. Il faut citer aussi les écrits de M. Edmond Teisserenc, qui, après avoir recueilli d’utiles observations sur les routes ferrées dans divers pays de l’Europe, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre, a contribué à tenir l’opinion en éveil sur les données générales de la question. De plus, M. Teisserenc a vivement défendu les chemins de fer contre la rivalité des canaux, que prétendait leur opposer M. Collignon[10].

Les ouvrages de MM. Séguin et Bineau rentrent dans le cadre des écrits techniques, cadre fort riche que des ingénieurs éminens du corps des ponts et chaussées et d’autres hommes du métier ont contribué à remplir. Les publications de MM. Paulin Talabot, Lechatellier, Jullien, Minard, Eugène Flachat, Courtois, Stéphane Mony, Jules Petiet et autres encore se lient de fort près, quoique avec des nuances diverses, au mouvement progressif des voies ferrées[11]. La presse périodique a également rempli, durant les phases diverses que le problème des chemins de fer a traversées sous le gouvernement de 1830, un rôle utile dont il est juste de consacrer ici le souvenir. Trop souvent, nous le savons bien, la polémique passionnée de certaines feuilles eut pour effet de ralentir les travaux; mais ces inconvéniens s’effacent devant le service qu’a rendu la presse périodique, collectivement considérée, en revenant presque chaque jour, sous une forme ou sous une autre, à un sujet alors ignoré. C’est ainsi seulement qu’on pouvait faire pénétrer dans les cerveaux des idées sans lesquelles on n’aurait pu trouver l’accès des bourses individuelles. Contentons-nous de rappeler ici comme exemple que cette Revue a largement payé son tribut à la cause nouvelle[12].

A côté de ces efforts cherchant à populariser l’œuvre et à répandre du jour sur ses différens côtés, il se produisit des combinaisons ayant pour but d’en rendre l’accomplissement plus facile. Tantôt on voulait que sur les chemins où la circulation ne devait pas être très active, c’est-à-dire sur presque tous les chemins en dehors d’un rayon resserré autour de la capitale, on se contentât d’établir une seule voie, idée concevable alors, mais que les rapides accroissemens de la circulation auraient presque partout déjouée; tantôt on tachait d’amener l’administration des ponts et chaussées à se départir de sa rigueur en fait de pentes et de courbes, et on soutenait de longues luttes pour obtenir, sous ce double rapport, des adoucissemens qui ont seuls rendu possible, sans-aucun inconvénient, la construction de plusieurs chemins placés dans des conditions spéciales. D’autres fois on proposait de relier les voies fluviales avec les chemins de fer, non plus pour créer une concurrence, mais pour diminuer la longueur des voies ferrées. Ainsi, sur le chemin de Paris à Lyon, Chalons aurait été le point extrême, et on se serait servi de la Saône comme d’un prolongement naturel; mais ces changemens de voies eussent entraîné des retards fâcheux, retards bien longs surtout quand il aurait fallu remonter le cours des rivières. Enfin, en vue d’appeler les capitaux, on vit surgir cent combinaisons financières, parmi lesquelles l’émission de bons dits bons de chemins fer, productifs d’intérêt et placés sous la garantie du gouvernement, n’était pas le mode le moins ingénieux et le moins propre à seconder le prompt achèvement des ouvrages confiés à l’état. Appuyées souvent sur des calculs erronés, ou impliquant des conditions inacceptables, ces élucubrations révélaient du moins un infatigable esprit de recherche. On pouvait espérer qu’une matière ainsi travaillée finirait par se plier à nos convenances et à nos intérêts.

Ce n’est qu’à partir de 1833 que l’attention du pays s’était portée sérieusement vers les questions de chemins de fer. Un moment, il est vrai, on avait parlé sous la restauration du projet de réunir Le Havre à Paris à l’aide d’une ligne ferrée : c’était le vieux thème de la mer à Paris repris sous une forme nouvelle par le génie industriel moderne; mais cette idée, quoique accueillie favorablement par quelques hommes sérieux, avait été bientôt reléguée dans la région des chimères. Le mouvement qui suivit le vote du crédit de 500,000 fr. en 1833, et que l’exploitation des chemins de la Loire et quelques autres concessions toutes locales commençaient à seconder, fut d’abord lent et presque imperceptible. Qu’il dût bientôt triompher de la distraction et des préjugés publics, on n’aurait guère pu le soupçonner jusqu’au moment où la concession du chemin de fer de Saint-Germain, en 1835, vint étaler le problème au grand jour, sous les yeux de la capitale. Ce fut là un pas immense et si, l’on veut, une seconde étape dans la marche du nouveau système de locomotion. Aucun autre chemin de fer n’avait été d’ailleurs jusque-là créé en France pour le transport des personnes.

L’initiative de l’opération appartient à M. Emile Pereire. L’influence que M. Pereire a Elle sur l’expansion de nos voies ferrées, la situation qu’il s’est faite de ses propres mains, et qui est une des plus hautes situations financières constituées dans ce temps-ci, nous autorisent à entrer dans quelques détails sur l’origine de cette curieuse fortune. Issu d’une famille portugaise que des persécutions contre les Israélites avaient forcée de quitter son pays, et qui s’était fixée à Bordeaux, où elle exerçait le commerce, M. Emile Pereire est venu comme tant d’autres chercher fortune à Paris, il y a une trentaine d’années, à l’âge d’environ quinze ans. Il se dirigea vers la branche d’industrie qu’on peut aborder le plus facilement sans capital, vers la commission et le courtage. Il se maria fort jeune dans la famille d’un courtier de marchandises jouissant sur la place d’une très honorable réputation. On aurait pu croire que cette union allait fixer sa vie dans un milieu très positif; mais elle l’avait rendu le très proche allié d’un des adeptes principaux de l’école saint-simonienne, M. Olinde Rodrigues, qui l’initia à la nouvelle doctrine. Les vives analyses du saint-simonisme dans l’ordre économique plurent à une âme agitée par d’ardentes aspirations. M. Pereire fit partie de l’émigration de Ménilmontant. Dans ses rapports avec la secte de Saint-Simon, son intelligence prit goût aux questions spéculatives. Il écrivit ensuite dans plusieurs journaux, soit seul, soit de concert avec son frère, M. Isaac Pereire, qui l’avait rejoint à Paris et qui l’a constamment secondé depuis dans toutes ses affaires industrielles. Ce fut même à l’occasion d’articles sur des questions financières que M. Emile Pereire fut mis en relation avec le principal banquier de l’Europe, M. de Rothschild, que la communauté de religion servit à lui rendre favorable. M. de Rothschild prêta un concours inappréciable, un concours que rien ne pouvait remplacer, à l’exécution du chemin de fer de Saint-Germain, comme à d’autres œuvres de même nature conçues plus tard par M. Emile Pereire. Financier essentiellement prudent. M. de Rothschild avait besoin d’être pressé et convaincu pour s’engager dans des opérations aussi nouvelles et alors aussi incertaines que les chemins de fer. L’active impulsion de M. Emile Pereire agissait comme stimulant pour déterminer un concours que les résultats ont ensuite largement récompensé. Ce n’en était pas moins alors un grand mérite de la part de M. de Rothschild, ce n’en était pas moins un service précieux rendu au pays, que sa coopération à des œuvres qui ne pouvaient naître sans lui. Les banquiers de Paris ne sont venus pour la plupart se mêler aux chemins de fer que lorsqu’il y a eu des primes à recueillir; ces entreprises furent longtemps frappées d’une telle défaveur, que les agens de change dédaignaient d’en négocier les titres[13]. M. de Rothschild, au contraire, y engagea dès l’origine des capitaux importans, et grâce à lui, et à lui seul, M. Emile Pereire put réaliser ses idées. Un jour vint où ce dernier fut en état de les mettre en pratique tout seul. Quelles que soient les circonstances particulières qui ont pu se mêler à cette scission, nous devons recueillir dans l’histoire de nos chemins de fer les traces de l’union à laquelle on dut la création de plusieurs chemins et entre autres celle du railway de Saint-Germain.

M. E. Pereire montra là tout de suite le côté pratique de son esprit, qui s’est révélé de plus en plus depuis cette époque. Jamais on ne le trouve chimérique, parce qu’il n’agit jamais comme s’il croyait que dans une affaire l’homme puisse tout créer et tout devoir à lui-même. Il s’applique toujours avec une rare sagacité à découvrir et à combiner les élémens réels fournis par les circonstances ou par les besoins du temps. M. Pereire a eu d’ailleurs, il faut le reconnaître, la main heureuse. Le railway de Saint-Germain a été le point de départ d’une série d’opérations presque toujours suivies de succès. On sait que les actions de la compagnie de Saint-Germain, émises à 500 fr, ont un moment quadruplé presque de valeur, et sont encore, après avoir été dédoublées, au lendemain de la fusion de ce chemin avec les compagnies normandes, à plus de 750 francs. L’exploitation de la ligne, dont les travaux avaient été activement et habilement conduits par MM. Eugène Flachat, Stéphane Mony et Clapeyron, a pu commencer le 24 août 1837, c’est-à-dire deux ans seulement après l’autorisation. Ce chemin, qui partait à Paris de la place de l’Europe, et qui n’a été poussé que plus tard jusqu’au quartier Saint-Lazare, dont il a transformé l’aspect, n’allait pas d’abord jusqu’à Saint-Germain. Il s’arrêtait aux bords de la Seine, en face du Pecq; mais en 1846 l’application du système atmosphérique permit d’escalader le coteau abrupt sur lequel est bâtie la ville de Saint-Germain[14].

Les conditions introduites dans le cahier des charges de la compagnie de Saint-Germain ont en général servi de type pour la formation des sociétés ultérieures. On doit cependant noter dans les statuts de la première compagnie une clause essentielle que l’autorité cessa bientôt d’admettre : je veux parler de l’attribution d’actions d’industrie aux fondateurs[15]. Ce mode de rémunération, qu’on a vu déjà pratiquer par les concessionnaires du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, n’avait en soi rien d’absolument illégitime, d’autant plus que les coupons de fondation ne venaient au partage des bénéfices qu’après que les actionnaires avaient reçu un intérêt raisonnable de leurs capitaux. Le système qui laisse en dehors la question de rétribution et qui établit pour tous les associés d’une affaire, quant à leur apport du moins, des conditions analogues, nous paraît néanmoins plus équitable dans des entreprises auxquelles l’état accorde un privilège. Le système actuel n’est pas exempt d’inconvéniens, nous le savons, surtout en ce qui touche à la première négociation des titres ; mais l’existence d’actions de fondation n’aurait point suffi pour empêcher le jeu artificiel des primes.

Un chemin de fer de Paris à Versailles, dont la concession fut demandée pendant qu’on travaillait à celui de Saint-Germain, semblait appelé à une destinée au moins aussi brillante que celle de ce dernier. Par malheur on eut l’idée d’en créer deux, l’un par la rive droite et l’autre par la rive gauche de la Seine[16]. Cette idée eut les suites les plus fâcheuses pour la cause des chemins de fer en général. Le sort de la compagnie de la rive gauche a été durant de longues années comme un épouvantail pour les capitalistes, qui n’osaient plus aborder des opérations du même genre. À qui faut-il imputer la faute de cette double concession ? Elle vient moins de la lutte des deux compagnies qui se disputaient le chemin, — et dont l’une, celle de la rive droite, avait à sa tête M. E. Pereire appuyé sur M. de Rothschild, et l’autre MM. Fould, — que de la rivalité même des localités. Les trois arrondissemens parisiens de la rive gauche réclamaient un embarcadère que la rive droite ne voulait pas céder, et que des personnages influens croyaient en effet mieux placé dans le voisinage des quartiers les plus actifs de la capitale. À Versailles, les deux quartiers de Notre-Dame et de Saint-Louis luttaient l’un contre l’autre avec une ardeur plus vive encore. Le gouvernement, c’est une justice à lui rendre, n’avait pas pris l’initiative d’un double railway. Le projet de loi ne parlait que d’un seul chemin, et la combinaison des deux routes fut introduite à la chambre des députés sur la proposition d’une commission dont M. de Salvandy était l’organe. « Nous avons cru au succès des deux entreprises rivales, » disait M. de Salvandy dans son rapport. Le tort principal revient donc à la commission chargée d’élaborer le projet ; mais le gouvernement a eu à se reprocher de n’avoir pas su repousser une pareille conclusion[17]. Commencés en 1836, les chemins de Versailles furent livrés à la circulation, celui de la rive droite en 1839 et celui de la rive gauche en 1840.

Ces deux lignes, comme celle de Saint-Germain, n’étaient que des chemins d’agrément, de simples échantillons, et, quoique fort utiles, ces essais ne pouvaient guère servir à résoudre la question de savoir si l’exploitation commerciale des chemins de fer sur une grande échelle était possible dans notre pays. On en pouvait dire autant des petites lignes toutes locales, autorisées sur divers points du territoire, et que nous avons mentionnées au début de la lutte parlementaire de 1837. Les entreprises qui parviennent à se faire jour à la fin de la session de cette même année, après le rejet des grandes lignes, n’impriment point à l’action un caractère plus décisif. Il ne s’agissait en effet que des chemins de Mulhouse à Thann, de Bordeaux à La Teste, d’Épinac au canal du Centre, d’Alais à Beaucaire et aux mines de la Grand’Combe. Pour la première fois en 1838, quand le réseau projeté par le gouvernement eut été repoussé, deux concessions importantes faites à l’industrie privée vont nous faire arriver à une troisième phase de cette histoire commencée par les chemins de la Loire, agrandie par la ligne de Saint-Germain, et qui voit s’ouvrir enfin l’ère des entreprises vraiment industrielles. Ces deux concessions furent celles des chemins de Paris à Orléans et de Paris à Rouen, au Havre et à Dieppe. Quelques autres lignes sont encore autorisées, les lignes de Strasbourg à Baie et de Lille à Dunkerque, puis, un peu plus tard, celles de Montpellier à Nîmes, de Lille et de Valenciennes à la frontière de Belgique, qui sont — les premières accordées à l’industrie particulière, — les secondes exécutées pour le compte de l’état. Mais la plus saillante de toutes les concessions antérieures au régime de 1842, la concession qui doit de préférence attirer les regards, soit à cause des conséquences qu’elle a eues sur le développement de nos voies ferrées, soit à cause des circonstances qui en ont marqué l’exécution, c’est évidemment la ligne de Paris à Orléans. L’autre ligne commerciale, celle de Rouen, dont le tracé suivait les plateaux, fut promptement abandonnée par la compagnie concessionnaire, réduite à entrer en liquidation. L’autorisation accordée ensuite à une seconde société, qui adopta le tracé par la vallée de la Seine, est postérieure de deux ans à la concession du chemin d’Orléans. En outre de son antériorité et de la résistance qu’il sut opposer à la tourmente où périt la première compagnie de Rouen, le chemin d’Orléans avait d’autant plus d’importance, qu’on prévoyait déjà qu’il deviendrait bientôt le support de puissans rameaux et le véritable tronc de toutes les lignes de la France centrale. C’était là une des voies auxquelles on avait le plus anciennement songé.

Concédé d’abord sans aucune aide de la part de l’état, et avec des conditions accessoires très dures, à une société dont M. Casimir Leconte, l’un des administrateurs des messageries royales, était fondateur, ce chemin éprouva à ses débuts, comme celui de Rouen, des embarras provenant et de la méfiance générale qui s’attachait aux voies ferrées, et de fausses mesures prises pour la négociation des titres. Heureusement il se trouva dans la compagnie, et bientôt à la tête du conseil d’administration, dont la composition fut modifiée par suite de démissions volontaires, un homme qui s’occupait depuis longtemps des questions relatives au nouveau moyen de locomotion, et qui, en soutenant le poids des jours difficiles, sut préparer les moyens de faire face aux nécessités ultérieures, — M. François Bartholony. Un nouvel échec, arrivant après celui de la compagnie de Rouen, eût produit un effet moral désastreux pour la cause des chemins de fer et pour celle de l’industrie privée. Il fallait à tout prix l’éviter, il fallait à tout prix triompher des obstacles actuels et conquérir de nouvelles conditions de sécurité. Ces résultats furent obtenus. Par son action décisive sur la destinée du chemin d’Orléans, par son rôle dans une foule d’opérations ultérieures, M. Bartholony a mérité d’être placé, comme M. Emile Pereire, au nombre des véritables créateurs de l’industrie des voies ferrées en France. Son action dans notre pays n’est pas sans analogie avec celle de Stephenson en Angleterre.

M. Bartholony est un Genevois qui s’était lancé d’abord dans les affaires de banque en débutant dans une maison de Paris au rang le plus modeste. Après des spéculations heureuses, il se retira de cette carrière à l’âge où l’on y entre ordinairement. Lié avec le fondateur du chemin de Saint-Etienne à Andrezieux, M. Beaunier, il songeait en même temps que lui aux moyens d’introduire en France le système de locomotion dont les districts houillers de l’Angleterre offraient seuls encore des exemples. Il s’était associé aux études faites vers l’année 1825 sur le projet d’un railway de Paris au Havre. Il faisait partie d’une des sociétés qui soumissionnèrent en 1827 le chemin de Saint-Étienne à Lyon, en concurrence avec MM. Seguin. En 1833, il présentait au gouvernement, mais en vain, une proposition pour un chemin de Paris à Saint-Denis, et puis une autre plus tard pour le railway du Nord. Esprit porté aux larges combinaisons dans les affaires, qu’il saisit tout d’abord par leurs grands côtés, M. Bartholony s’est également montré dans les détails profondément habile à déterminer les conditions du succès. Après avoir, à l’origine, sauvé le chemin d’Orléans d’un échec, il l’a agrandi dans des proportions colossales; il a eu le premier la pensée des agrégations qui ont constitué le vaste faisceau de l’ouest et du centre. Quand elles sont indiquées par le rapprochement même des lignes, quand elles ne dépassent point certaines limites hors desquelles il serait difficile de maintenir l’unité dans les services, ces réunions sont éminemment favorables, non pas seulement aux compagnies qu’elles concernent, mais encore et surtout aux intérêts généraux du pays. Au lieu de petites individualités vivant péniblement et ne pouvant guère procéder à des essais utiles dès qu’ils sont coûteux, il vaut infiniment mieux des sociétés puissantes, en mesure de compenser des pertes essuyées sur tel ou tel point isolé par des bénéfices réalisés sur d’autres, et de marcher résolument dans la carrière des améliorations. Supposez même que des compagnies de cette dernière espèce aient de leurs intérêts une idée assez fausse pour reculer devant des études, des perfectionnemens reconnus nécessaires; le gouvernement peut toujours les y pousser hardiment sans avoir à s’arrêter devant leur impuissance. L’idée de composer ainsi des unités fortes était donc en elle-même une idée juste qui a été imitée depuis avec avantage, et qui ne pourrait être compromise que par des applications exagérées. Durant la longue lutte dont le mode d’exécution de nos chemins a été l’objet, M. Bartholony a été le champion opiniâtre et clairvoyant de l’exécution par L’industrie privée. Il a été l’antagoniste déclaré des idées de M. Legrand[18]. Comme moyen d’aider les compagnies, il a constamment préconisé le système de la garantie d’un minimum d’intérêt; mais la répugnance de l’administration pour cette combinaison était invincible, et M. Legrand, craignant sans doute qu’on ne prît trop légèrement des obligations dont le poids ne se faisait pas immédiatement sentir, ne cessa d’opposer le mot jamais à toutes les sollicitations qui lui furent faites. Dans l’épanchement des audiences particulières, il était sur ce point absolument intraitable. Le projet de loi présenté en 1840 pour prêter à la compagnie d’Orléans l’appui qu’elle avait eu le courage d’attendre adoptait, au lieu du mode si simple de la garantie, la participation de l’état sous forme de prise d’actions jusqu’à concurrence des deux cinquièmes du fonds social. Ce mode embrouillé ne réussit pas auprès de la chambre élective. Le rapporteur de la commission chargée de l’examen du projet, M. Gustave de Beaumont, comprit mieux le mécanisme de la garantie d’intérêt, et il sut l’exposer à l’assemblée de manière à rallier la majorité des suffrages pour une innovation si utile et si combattue.

Il est une autre condition plus essentielle encore pour le succès de l’industrie privée, condition que soutint résolument M. Bartholony, et qui n’a pas non plus triomphé sans peine. Il s’agit de l’intérêt à payer aux actionnaires pendant la durée des travaux. Si on attend les revenus de l’exploitation pour servir l’intérêt, on se prive de l’aide des petits capitaux, incapables de sacrifier leurs revenus pendant plusieurs années consécutives. Les actions de chemins de fer n’auraient dès lors convenu qu’aux riches capitalistes, qui, l’eussent-ils voulu, n’auraient pu suffire seuls à l’accomplissement de l’œuvre.

Grâce à la garantie d’un minimum d’intérêt et à la prolongation de jouissance qui lui fut en même temps accordée, la compagnie d’Orléans reprit bientôt une vigueur nouvelle. Les travaux dirigés par M. Jullien, ingénieur en chef des ponts et chaussées, marchèrent vite, et l’exploitation de la ligne entière commença dès le 1er mai 1843. L’incertitude avait été si profonde chez beaucoup de gens, que les actions de la compagnie perdirent jusqu’à 20 pour 100 de leur valeur d’émission. Une issue fâcheuse eût paralysé pour longtemps l’essor de nos voies ferrées. Le succès fut une réponse éclatante à ceux qui prétendaient encore que les longues lignes, les lignes commerciales étaient inexécutables en France. Aussi un des ministres du dernier règne disait-il avec justesse, dans une occasion solennelle, au président du conseil d’administration de la compagnie : « Vous avez prouvé la possibilité des chemins de fer comme on a prouvé le mouvement, en marchant. »

Les règlemens de la société du chemin de fer d’Orléans offrent, depuis 1845, une particularité qu’il nous parait convenable de signaler. Les employés sont admis à participer aux bénéfices nets en une certaine proportion après que les actionnaires ont reçu 8 pour 100. Juste dans son principe et libérale dans sa tendance, cette mesure n’a pas été maintenue sans peine contre les réclamations de certains actionnaires qui ne voyaient là qu’une diminution des dividendes. Une équitable rémunération des services rendus, la création d’un lien plus intime rattachant à une entreprise chacun de ses agens, n’ont jamais préjudicié cependant au résultat final des opérations. La disposition dont il s’agit, pourvu qu’on la maintienne dans de justes limites, peut être à la fois un excellent calcul et une mesure de justice. Qu’aucune autre compagnie de chemin de fer n’ait fait application d’un pareil procédé, qui répond si bien aux aspirations de notre temps, on pourrait s’en étonner, si on ne savait pas que les calculs superficiels sont ceux qui frappent le plus les assemblées générales d’actionnaires.

A dater de l’inauguration du chemin de Paris à Orléans, un nouvel horizon semble s’ouvrir pour les chemins de fer en France. L’achèvement de la ligne de Rouen par la vallée de la Seine, qui fut l’œuvre d’une seconde compagnie à laquelle l’état accordait un prêt de 14 millions, vient aussi seconder le mouvement qui s’annonce[19]. On se met en marche suivant les conditions de la loi de 1842, mais en les mitigeant dans la pratique. M. Legrand, qui avait obtenu une large satisfaction en conservant sous sa main l’exécution des travaux d’art et les terrassemens, M. Legrand, il faut lui rendre cette justice, se prêta avec zèle à l’application du nouveau mode. Les ingénieurs des ponts et chaussées s’y consacrèrent avec un talent au-dessus de tout éloge, et si on eut quelque chose à regretter, ce furent seulement certaines constructions trop splendides. En 1843, sur les lignes d’Orléans à Tours et d’Orléans à Vierzon, l’administration prend possession des terrains. Le chemin de Marseille à Avignon, dernier anneau de la longue chaîne de Paris à Marseille, est concédé à une compagnie avec une subvention de 32 millions. C’était là une première application de l’amendement de M. Duvergier de Hauranne, taxé d’abord d’inutile, et qui en ce moment avait pour effet d’empêcher que la mesure adoptée ne fût ouvertement en contradiction avec la loi récente.

En 1844, on avance davantage dans la carrière. De fortes sommes sont affectées aux grandes lignes du réseau national : 88,700,000 francs à la ligne de Paris à Strasbourg, 71 millions à la ligne de Paris à Lyon, 54 millions à la ligne d’Orléans à Bordeaux, 28,800,000 francs à celle de Tours à Nantes, 15 millions aux chemins de Calais et de Dunkerque, 13 millions à celui de Paris à Rennes. Au même moment, des crédits supplémentaires sont ouverts pour des travaux anciennement commencés sur quelques autres lignes. De plus, on met en adjudication les chemins d’Amiens à Boulogne et de Montereau à Troyes; on décrète la prolongation du chemin du Centre à partir de Vierzon, d’une part sur Châteauroux et Limoges, d’autre part sur Bourges et Clermont. Enfin on concède le chemin de Sceaux, et on livre à l’industrie privée l’exploitation du chemin de Montpellier à Nîmes, construit par l’état.

Ces mesures si nombreuses, ces additions si importantes, ces crédits si considérables, témoignaient déjà en 1844 d’un mouvement qui ne se maîtrisait plus guère. L’année suivante, le débordement est complet. On venait de passer des années dans la torpeur, et l’on va s’abandonner tout à coup à de fiévreux élans. Les compagnies naissent de tous côtés, prêtes à se disputer les concessions, mais prêtes aussi à vendre leur silence à des compagnies rivales. La formation de sociétés qui ne visent qu’à prélever une dîme sur les adjudications projetées devient une sorte d’industrie. On concède alors à des compagnies l’exploitation de la ligne de Belgique, avec les embranchemens de Lille sur Calais et Dunkerque, de Creil sur Saint-Quentin, de Fampoux sur Hazebrouck. Il en est de même de la ligne de Tours à Nantes, de celle de Paris à Strasbourg, avec embranchement sur Reims, sur Metz et sur la frontière de Prusse, et des deux chemins de Paris à Lyon et de Lyon à la Méditerranée. Enfin on autorise des embranchemens sur la ligne du Havre vers Dieppe et Fécamp, et sur le chemin d’Avignon vers la ville d’Aix. Des crédits sont alloués soit pour de nouvelles études, soit pour l’achèvement de lignes commencées et exécutées par l’état. Par suite de ce grand déploiement d’activité, il devint nécessaire de réunir en un seul corps les dispositions fondamentales qu’on imposait habituellement aux compagnies, et alors fut rendue la loi, encore en vigueur aujourd’hui, du 15 juillet 1845, sur la police des chemins de fer.

Pendant qu’on réglementait ainsi, et quelquefois même avec une prudence trop minutieuse, l’exploitation des lignes, on ne cherchait ni à régler ni à diriger l’esprit d’association violemment surexcité. Les spéculateurs se souciaient peu des chemins de fer en eux-mêmes, ils y cherchaient seulement un sujet de trafic et de bénéfice immédiats. On n’a qu’à voir les conditions offertes et les conditions imposées, et l'on se convaincra que tout le monde perdait de vue le but à atteindre. Alléché par le gain que promettait le mouvement artificiel des actions, le public se lançait inconsidérément dans des spéculations aventureuses. Le sentiment général de notre pays fut un moment comme altéré par cette fièvre, qui s’emparait non-seulement des imaginations, mais encore des consciences. Si on eut plus tard à déplorer quelques grands scandales, perfidement exploités contre le gouvernement de 1830, il faut en rechercher la première source dans cette soif d’entreprises et de profits qui vint pour ainsi dire énerver le sens moral. Le gouvernement aurait pu sans doute imposer quelques digues au torrent, mais il y avait autour de lui des gens qui s’imaginaient que l’état faisait de bonnes affaires quand les compagnies acceptaient des conditions ruineuses, et qui ne prévoyaient pas que le public, en dernière analyse, paierait les frais des folles entreprises. Il y en avait d’autres, et dans des rangs élevés, qui manquaient de la volonté nécessaire pour exercer une direction supérieure, et ouvraient trop aisément leur esprit à de mobiles suggestions.

De sinistres pronostics n’arrêtèrent pas en 1846 l’impulsion donnée. On autorisa le groupe des chemins du nord-ouest sur Caen, Cherbourg et Rennes, les chemins de Bordeaux à Cette, de Dijon à Mulhouse avec embranchement sur Gray et de Saint-Dizier à Gray, les prolongemens d’Asnières à Argenteuil, de Castres sur le chemin de Bordeaux à Cette. Une somme de 66,900,000 fr. fut affectée aux deux rameaux du chemin du Centre au-delà de Vierzon; une autre de 3,500,000 francs, à Tachèvement des travaux entre Orléans et Vierzon; enfin une autre somme de 500,000 francs, à la liquidation des travaux de la ligne de Montpellier à Nimes. Ce n’est pas l’expansion des chemins de fer qui nous paraît avoir été regrettable. Ni le nombre des compagnies, ni l’étendue des lignes n’auraient même été de nature à donner des inquiétudes, si le jeu ne s’était emparé des titres et si les sociétés avaient été constituées dans de réelles conditions de solidité. L’année 1846 n’était pas encore écoulée, que de nombreux embarras surgirent et que l’horizon s’assombrit. On sentit le besoin de s’arrêter. L’année suivante ne compte plus guère dans le bilan des chemins de fer que par quelques crédits pour l’achèvement des travaux mis à la charge de l’état.

La crise qu’éprouvèrent les chemins de fer à la suite des entraînemens de 1845, et que la commotion de 1848 accrut et prolongea, n’était pas la première épreuve de ce genre que traversaient chez nous les nouvelles voies de communication. Jusque-là cependant, les difficultés ressenties avaient été la conséquence de faits étrangers à ces entreprises, et dont elles recevaient seulement le contre-coup. Ainsi, dès l’origine, au lendemain presque des concessions de Saint-Germain et de Versailles, les tiraillemens industriels et financiers de 4837 étaient venus peser lourdement sur le cours des titres émis et rendre plus difficile toute émission nouvelle. Il fallut un long délai, il fallut, pour ainsi dire, toucher du doigt des succès réels pour que la confiance éteinte pût enfin se ranimer; mais alors, comme on l’a vu, la méfiance fut remplacée par l’engouement, et on mit autant d’empressement à engager ses capitaux qu’on avait mis de soin à les tenir en réserve. On ne s’effraya pas même de l’abaissement de la durée des concessions dont le terme descendait parfois jusqu’à vingt-huit années. Que cette fureur de la spéculation exaltant toutes les têtes dût être suivie d’une prompte panique, il était aisé de le prévoir; malheureusement la crise qui éclata fut aggravée par la mauvaise récolte de 1846 : une masse de capitaux furent détournés de leur emploi ordinaire. L’ébranlement fut général, et les plus solides compagnies s’en ressentirent. Le public, qui avait été leurré de l’espoir de bénéficier de tout ce que );)erdraient les compagnies en acceptant des contrats trop onéreux, se trouva, comme il arrive toujours en pareil cas, la première victime des faux calculs; car, outre le retard qu’éprouva l’exécution des chemins de fer, il fallut bien revenir sur les engagemens contractés, et tantôt prolonger la jouissance et réviser les tarifs, tantôt prêter une aide effective aux sociétés pour assurer l’achèvement des travaux. Le désarroi du monde financier amena l’abandon des lignes de Bordeaux à Cette, de Lyon à Avignon, de Fampoux à Hazebrouck, c’est-à-dire de plus de 900 kilomètres de chemins de fer. S’il fut impossible de trouver des concessionnaires pour d’autres lignes autorisées par la loi, c’est à la même cause qu’il faut s’en prendre.

Quoique cruellement atteinte par ces vicissitudes de la spéculation, l’œuvre des railways n’en avait pas moins gagné un terrain considérable depuis 1842. Le dernier ministère de la monarchie, le ministère du 29 octobre, que présidèrent successivement le maréchal Soult et M. Guizot, avait imprimé aux chemins de fer une impulsion dont il n’est pas permis de méconnaître les résultats. Les opérations de cette époque, reprises dans de meilleures conditions, ont en définitive servi de base à plusieurs des développemens ultérieurs, et elles composent la meilleure partie de l’actif du gouvernement de juillet dans son bilan des chemins de fer.

Voici, en résumé, où nous en étions à la veille de la révolution de 1848. Sur vingt-quatre compagnies autorisées, sans parler des trois anciennes compagnies de la Loire, quatorze avaient terminé leur tâche; mais les chemins exécutés par ces compagnies n’embrassaient à eux tous que 825 kilomètres; les plus notables d’entre ces lignes, en outre des chemins d’agrément rayonnant autour de la capitale, étaient celles de Paris à Orléans, de Paris à Rouen, de Rouen au Havre et de Strasbourg à Bâle. Cinq autres sociétés, dont les concessions atteignaient un total de 1,557 kilomètres, les sociétés du Nord, d’Orléans à Bordeaux, du Centre, de Boulogne à Amiens, d’Avignon à Marseille, n’avaient encore livré au public qu’une faible partie de leur parcours. Aucune section n’était ouverte sur d’autres lignes importantes auxquelles on travaillait avec une activité trop souvent ralentie, à savoir les lignes de Paris à Strasbourg, de Paris à Lyon, de Tours à Nantes, de Montereau à Troyes. de Rouen à Dieppe et à Fécamp. Considérés dans leur ensemble, les chemins de fer autorisés, déduction faite des concessions auxquelles les soumissionnaires eux-mêmes avaient renoncé, formaient un total de 3,924 kilomètres, dont 3,110 résultaient du système adopté en 1842. Il restait encore les lignes autorisées par la loi et s’étendant à 1,295 kilomètres, pour lesquelles on avait inutilement cherché des soumissions, et dont les plus importantes étaient celles de Versailles à Rennes, de Paris à Caen, de Dijon à Mulhouse.

Le capital social des vingt-quatre compagnies concessionnaires s’élevait à 927 millions, et la somme totale affectée aux chemins de fer à 1,376 millions, si on tient compte des subventions en argent, des subventions en travaux et en prêts du trésor, ainsi que du montant des emprunts contractés par les sociétés. Tel n’était pas cependant le chiffre réel du capital alors engagé dans les voies ferrées, car une partie, qu’il faut évaluer à plus d’un tiers, n’avait point encore été versée par les intéressés. Pour qu’on puisse juger ces chiffres par comparaison, disons que le capital absorbé par nos chemins de fer en 1855 s’élève à environ 2,140,000,000, et que l’étendue des lignes concédées comprend plus de 10,000 kilomètres.

L’œuvre accomplie ou préparée sous le gouvernement de 1830 était, on le voit, bien au-dessous du niveau qu’elle a atteint durant ces dernières années. De riches et vastes provinces restaient entièrement privées des avantages du nouveau système de communication. Cependant il y avait déjà là un faisceau imposant. Lorsqu’on songe aux obstacles qu’avait rencontrés un pouvoir harcelé constamment par d’implacables critiques, on s’étonne moins de l’existence des lacunes que de l’étendue des réalisations. Certes on aurait été plus avancé, si l’on avait su plus tôt recourir à l’industrie privée. tout en modérant le flux et le reflux de la spéculation ; mais une méfiance ou une condescendance également excessive apparaît presque toujours au fond de la politique du gouvernement de juillet à l’égard des associations particulières.

Quelques excellens principes néanmoins furent posés et maintenus avec constance. L’un des meilleurs est celui qui concerne la durée des concessions. Le système des concessions temporaires a été substitué au système des concessions perpétuelles, dont la restauration avait donné l’exemple. On devait choisir un moyen terme entre des limitations trop restreintes, nuisibles à l’accomplissement de l’œuvre, et des aliénations formelles, qui eussent appauvri le domaine de l’état. Ce point exact où il convenait de s’arrêter, le gouvernement de juillet ne le rencontra pas toujours, mais sa préoccupation semble avoir été de le chercher.

Les chemins de fer, n’étant concédés qu’à temps et comme par bail emphytéotique, constituent un fonds réservé dont la valeur appelée à grandir offrira certainement un jour d’immenses ressources. On ignore à coup sûr aujourd’hui ce que l’avenir décidera de l’exploitation des chemins de fer; tout ce qu’on peut entrevoir en ce moment, c’est que les chemins de fer pourront fournir un des meilleurs moyens d’exonérer le trésor d’une partie de sa dette perpétuelle. En supposant qu’à l’approche de l’expiration des concessions actuelles, le gouvernement juge utile de consentir un nouveau bail avec l’industrie privée pour un terme pareil au terme primitivement fixé, n’est-il pas évident qu’il serait à même d’exiger de larges compensations ? N’est-il pas même présumable que ces compensations lui seraient offertes à l’envi ? Or, s’il donnait aux rentiers de l’état, en attachant quelque avantage à cette novation, la faculté d’échanger leurs coupures de rente contre de nouveaux titres de chemins de fer, ne pourrait-il pas diminuer d’autant les inscriptions au grand-livre ? D’une manière ou d’une autre, le retour des lignes ferrées dans les mains de l’état, malgré quelques difficultés inhérentes à ce retour, produira des ressources propres à dégrever cet avenir, qu’on hésitait à charger du poids d’un emprunt lors des discussions de 1842.

Quant aux résultats économiques des chemins de fer, on ne peut encore les apprécier sur une assez grande échelle au moment où disparaît le gouvernement de 1830. A peine ouvertes sur quelques espaces très limités, ces voies nouvelles n’ont pas eu le temps de produire toutes leurs conséquences. Les changemens qu’elles vont entraîner dans de nombreuses branches de l’activité publique ne font que de s’annoncer. Les effets larges et positifs appartiennent à l’ère des exploitations développées. C’est en parcourant cette période que nous aurons à examiner l’organisation et le régime des grandes compagnies. Nous reviendrons alors sur les travaux qui s’accomplissaient au-delà de nos frontières, pendant que la France consumait sa principale activité dans le cercle des discussions. C’est la part prise par le gouvernement de juillet à l’œuvre des chemins de fer que nous avons surtout tenu à préciser. Ce gouvernement avait à donner l’impulsion, à diriger un laborieux mouvement d’études et de recherches : il laissait à l’avenir le soin de mener à bien l’œuvre commencée en disciplinant les compagnies et en terminant le réseau national.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez la livraison du 15 janvier 1855.
  2. On sait à quoi s’en tenir aujourd’hui à ce sujet depuis qu’on a vu de nombreuses compagnies s’entendre secrètement à la veille du jour fixé, et anéantir ainsi tout l’effet de la mesure. L’idée de ces fusions sur une grande échelle effectuée en 1845 lors de l’adjudication du chemin de Lyon appartient, assure-t-on, à l’ancien chef de l’école saint-simonienne, M. Enfantin, qui a eu dans sa vie plus d’une conception originale, mais qui n’en a guère eu dont le succès ait été aussi complet. Dès qu’il eut jeté la planche, tout le monde voulut y passer. L’adjudication dès lors ne fut plus qu’un vain mot.
  3. Parmi les membres de cette commission figuraient MM. le comte d’Argout, Dufaure, Dumon, baron de Fréville, Gréterin, Legrand, Mathieu de la Redorte, Odier, Passy (Hippolyte), Real (Félix), de Rémusat (Charles). MM. Dufaure et Dumon ne prirent aucune part aux travaux de la commission.
  4. Le tracé proposé alors pour le chemin de Rouen n’est pas celui qu’on a exécuté depuis en passant par la vallée de la Seine ; il suivait les plateaux et passait par Saint-Denis, pontoise et Gisors.
  5. Cette commission avait parmi ses membres MM. Legrand, Baude, Rivet, d’Argout, Legentil, le comte Jaubert, etc. — M. Smith, dont nous avons mentionné les études spéciales à propos des chemins de fer de la Loire, en était secrétaire.
  6. La ligne de Paris au Havre ne figurait pas dans ce plan; le chemin de Paris à Rouen ayant été déjà concédé à une compagnie, le gouvernement considérait qu’il appartiendrait naturellement à cette compagnie de prolonger le railway jusqu’au Havre.
  7. Dans ce flot de motions qui auraient dénaturé le projet de loi, si elles avaient été acceptées, il en est quelques-unes cependant qui se distinguaient des autres par une portée plus haute et qui méritent une mention particulière. L’une des plus dignes d’examen, ce fut l’amendement de M. Muret de Bort en faveur d’un chemin vers les frontières d’Espagne par les plateaux du centre, au lieu du chemin par Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux et Bayonne. Cette proposition, que l’intérêt de la ligne de Bordeaux ne permit pas d’accepter, provoqua du moins un débat utile qui répandit de vives clartés sur l’état économique trop peu connu de la France centrale. Un mobile plus élevé que l’intérêt local recommandait aussi la motion de M. de Carné, tendant à ce que le point extrême de la ligne sur l’Océan par Nantes fût fixé à Brest.
  8. Voyez son ouvrage intitulé Du Concours des Canaux et des Chemins de fer.
  9. Voyez notamment son ouvrage Des Intérêts matériels en France.
  10. Voyez les Travaux publics en Belgique et les Chemins de fer en France ; — la Politique des Chemins de fer, etc.
  11. Voyez surtout de l’Achèvement du réseau des chemins de fer, par M. Paulin Talabot ; — Chemins de fer de l’Allemagne, par M. Lechatellier ; — Mémoires sur l’importance du parcours partiel, par M. Minard ; — Observations sur les Mémoires relatifs au parcours partiel, par M. Courtois ; — Notes sur les Chemins de fer en Angleterre, en Belgique et en France, par M. Jullien ; — Projets de Chemins de fer de Metz à Sarrebruck et de Sedan à la Frontière de Belgique, par M. Eug, ne Flachat. — Citons encore, au milieu de tant d’autres écrits qui servirent plus ou moins à répandre des données utiles. Des Chemins de Fer, par M. le comte Daru ; — De la Construction des Chemins de fer par l’état’par M. Smith, secrétaire de la commission de 1839 ; — Essai sur les Chemins de fer, par M. Prosper Tourneux ; — Lettre à M. le ministre des travaux publics sur le Projet de loi des Chemins de fer, par M. Émile Pereire, etc. — On peut consulter aussi pour le côté financier de la question le Journal des Chemins de fer, rédigé par M. Blaise (des Vosges).
  12. Nous citerons les travaux suivans : Des Chemins de fer comparés aux lignes navigables, par M. Michel Chevalier, livraisons des 15 mars et 15 avril 1838; — Du réseau des Chemins de fer tel qu’il pourrait être établi, par le même, 15 avril 1838; — Les Chemins de fer, l’État et les Compagnies, par M. V. Charlier, 1er janvier 1839; — Réseau complet des Chemins de fer pour la France, avec une carte, par MM. R. Morandière et Sagey, 1er février 1842; — Des Projets de loi sur les Chemins de fer, par M. Léon Faucher, 1er mai 1843; — Les Chemins de fer et les Canaux en France, en Angleterre et en Belgique, par M. Ch. Coquelin, 15 juillet 1845; — De la Crise des Chemins de fer, par M. A. Cochut, 1er juin et 1er août 1847; — Les Chemins de fer atmosphériques, par M. Lamé-Fleury, 1er août 1847; — Les Travaux publics en France depuis février, par M. Collignon, 1er décembre 1849.
  13. Un banquier célèbre, trop mêlé à la politique du temps, mais dont le caractère est toujours resté honorable, M. Jacques Laffitte, se souvint dans les dernières années de sa vie qu’à une autre époque il avait été le patron des idées neuves, et il fut un des premiers à prendre intérêt à des études de chemins de fer.
  14. Le chemin atmosphérique, dont l’exécution fait honneur à M. Eug. Flachat, et qui s’étend sur une longueur de 2,500 mètres seulement, a coûté environ 6 millions et demi. C’est 2,600,000 fr. Par kilomètre. L’état a donné à la compagnie pour cette expérimentation une subvention de 1,790,000 francs, et la ville de Saint-Germain, une autre de 200,000 fr. On conçoit que des essais aussi dispendieux ne se soient pas renouvelés.
  15. Deux mille coupons de fondation avaient été réservés aux concessionnaires du railway de Saint-Germain.
  16. La loi du 9 juillet 1836 autorisa le gouvernement à procéder par la voie de la publicité et de la concurrence, le même jour et séparément, à la concession des deux chemins.
  17. On sait que l’état a été obligé de prêter 5 millions pour l’achèvement des travaux à la compagnie de la rive gauche (loi du 1er août 1889) ; au moment où cette ligne a été acquise par la compagnie de l’Ouest, la dette envers le trésor montait, avec les intérêts, à plus de 7 millions.
  18. M. Bartholony a publié plusieurs écrits contenant l’exposé de ses vues : Du meilleur Système à adopter pour l’exécution des travaux publics, et notamment des chemins de fer; — Lettres sur le système adopté par le gouvernement en 1842 et sur l’exécution de la loi du 11 juin; — Résultats économiques des chemins de fer.
  19. Il n’est pas sans intérêt d’indiquer ici quel a été le prix de revient des deux chemins d’Orléans et de Rouen. Les frais de premier établissement et de mise en exploitation du chemin d’Orléans, dont l’étendue comprend, avec l’embranchement de Corbeil, 133 kilomètres, se sont élevés à 49 millions : si on tient compte de divers travaux effectués après l’ouverture, on peut même les porter à environ 60 millions, ce qui donne 461,500 fr. Par kilomètre. Sur le chemin de Rouen, le prix de revient est de 526,000 fr. le kilomètre (67 millions pour 128 kilomètres). Dans l’exécution des travaux habilement conduits par M. Locke, ingénieur de la compagnie, on a eu à vaincre des difficultés considérables pour le percement de quatre tunnels d’une longueur totale de 5 kilomètres 266 mètres, et cinq ponts à construire sur la Seine.