Les Chemins de fer en Europe et en Amérique/01

Les Chemins de fer en Europe et en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 340-364).
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LES


CHEMINS DE FER


EN EUROPE ET EN AMERIQUE.





I.
ORIGINES ET PERIODE D'INVENTION.





Le XIXe siècle a parcouru plus de la moitié de sa course, et il est permis de se demander quelle sera sa physionomie dans l’histoire. Dans l’ordre politique, dans le domaine de la philosophie et des lettres, ce siècle, sans aucun doute, a vu se succéder de grandes tentatives et se produire des résultats mémorables. Ce n’est pas toutefois sous ce rapport qu’il doit fixer les regards, si l’on veut bien marquer son caractère distinct dans les annales de l’humanité. C’est surtout dans le domaine des intérêts matériels que le XIXe siècle semble appelé à remplir un rôle spécial. Il a consacré en l’agrandissant le principe du travail. L’industrie est devenue une vaste arène où l’individu peut aspirer hautement à tous les biens de la société. Tandis que sous l’esclavage antique ou sous le servage féodal l’homme même semblait être le principal agent à exploiter, aujourd’hui le véritable agent de l’exploitation, c’est la matière. Le monde entier, tel est le champ que la science et l’application de la science, en se développant parallèlement l’une à l’autre, ont de plus en plus livré à nos efforts.

Tous les progrès industriels de notre siècle se rattachent à l’idée qui a transformé nos moyens d’agir sur la matière et assujetti à notre volonté des forces d’une puissance presque infinie. Utiliser de telles forces pour la production manufacturière, c’était un premier succès ; mais ce ne devait pas être la plus merveilleuse conséquence de ces applications hardies. Il restait à triompher de l’espace et du temps ; il restait pour ainsi dire à supprimer les distances. La révolution accomplie dans les moyens de transport est le plus éclatant témoignage que le XIXe siècle pouvait donner de son génie industriel. Aussi voyez comme le sentiment des effets attachés à la vitesse entraîne toutes les nations à perfectionner et à développer les voies de communication ! Que de travaux, que de merveilles depuis les améliorations accomplies sur les routes ordinaires jusqu’à l’établissement de ces fils électriques qui reçoivent le dépôt d’une pensée et pourraient la porter en un clin d’œil aux extrémités de la terre ! Parmi les créations contemporaines de ce genre, s’il en est une qui paraisse destinée plus que les autres à seconder l’œuvre du siècle en facilitant le rapprochement des peuples, ce sont évidemment les chemins de fer.

Au point où elle en est arrivée aujourd’hui, l’industrie des chemins de fer a traversé les trois périodes qui marquent le développement de toute création durable, Elle a eu son âge de tâtonnemens et d’essais, puis elle s’est affermie et elle a grandi ; enfin elle s’est répandue sur toute la surface du monde civilisé. Déjà les chemins de fer forment un réseau gigantesque dont les principales artères sont à peu près terminées. Le continent européen, par exemple, en est sillonné. Les capitales des différens pays de l’Europe centrale sont mises en rapport direct et rapide les unes avec les autres. Les chemins de fer parviennent aux embouchures de presque tous les grands fleuves, de la Vistule, de l’Oder, de l’Elbe, du Weser, du Rhin, de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Rhône. Ils relient les principaux ports de commerce avec les villes de l’intérieur. Dans les îles britanniques, ils ne se comptent plus ; ils touchent à tous les points où il y a de la vie. Aux États-Unis d’Amérique, ils atteignent aux solitudes de l’ouest, et ils descendent en tous sens des lacs et des fleuves glacés du nord vers les régions méridionales. Le moment semble arrivé de considérer chacune des phases que les chemins de fer ont traversées, de se recueillir en face des résultats qu’ils ont amenés. Certaines découvertes, certaines applications du génie de l’homme (et l’industrie des chemins de fer est de ce nombre) ont le privilège de représenter mieux que d’autres le caractère de l’âge qui les voit naître. C’est à l’époque où sévit la guerre de cent ans que se produit la découverte de la poudre à canon. L’imprimerie apparaît à la veille du grand mouvement intellectuel qui va remuer si profondément le XVIe siècle. La découverte des diverses applications de la vapeur devait être l’apanage d’un temps voué à étendre l’influence de la civilisation par le développement de sa puissance matérielle. L’usage de la vapeur répond par exemple à quelques-unes des aspirations les plus caractéristiques de notre époque. Ces voies nouvelles ne sont-elles pas favorables au mouvement qui t’ait entrer dans la vie sociale un nombre d’hommes de plus en plus considérable, et qui constitue ainsi le plus manifeste progrès de la civilisation ? N’est-ce pas leur rôle naturel (et plus encore leur rôle futur que leur rôle présent) de servir au développement de l’instruction et du bien-être parmi les masses ? Les chemins de fer peuvent agir aussi de la manière la plus heureuse, sur le prix des denrées alimentaires, parce qu’ils doivent forcément entraîner la réduction des frais de transport. En même temps qu’ils multiplient les élémens de travail, ils facilitent l’établissement d’un équilibre entre toutes les branches de la production et toutes les branches de la consommation, et cet équilibre, s’il était parfait, anéantirait la cause la plus fréquente des crises industrielles. L’histoire des chemins de fer touche enfin à nos mœurs publiques. Elle nous montre l’influence des intérêts matériels dans ce qu’elle a de dangereux rumine dans ce qu’elle a de salutaire ; elle nous rend témoins de brûlans débats et d’entraînemens passionnés qui portent en eux-mêmes de précieuses leçons.

Il n’est pas aussi difficile qu’on le pourrait croire de se reconnaître au milieu des faits qui se rattachent à l’origine et au développement des chemins de fer. L’enchaînement chronologique de ces faits forme un fil conducteur d’autant plus sûr, que les résultats obtenus ont toujours rigoureusement procédé les uns des autres. Trois divisions répondent tout naturellement aux trois périodes parcourues. La première époque, époque d’inventions durant laquelle s’agitent tant d’aspirations ignorantes encore de leur but, nous devrons l’étudier en Angleterre, aux États-Unis et en France, mais surtout en Angleterre. Durant la seconde, signalée par des études scientifiques, par des discussions multipliées, c’est la France qui deviendra le principal objet de nos investigations. Enfin l’ère des réalisations, l’ère des grandes exploitations commerciales, qui ne commence pas partout à la même heure, met en relief le génie singulier de presque tous les peuples civilisés : l’Allemagne notamment prend alors un rôle des plus saillans. Les nombreuses questions que soulève le régime actuel des chemins de fer, questions si importantes pour toutes les classes de la société ou plutôt pour la civilisation générale, appartiennent à cette dernière période. Chacune des trois époques a son caractère distinct, on le voit, et doit être pour nous l’objet d’une étude particulière, qui nous fera suivre la grande industrie des voies ferrées dans ses divers degrés de développement et sur les divers théâtres d’action où elle s’est successivement produite.


I. – LES PREMIERS CHEMINS DE FER EN ANGLETERRE ET AUX ÉTATS-UNIS.

Le désir à peu près universel d’améliorer les anciennes voies de communication était venu, dès le début de ce siècle, révéler les tendances de notre époque. Des deux pays qui donnèrent les premiers l’exemple d’essais hardis et systématiques, l’un tenait en Europe le premier rang dans la carrière de l’industrie, l’autre se développait avec une étonnante exubérance sur un sol affranchi d’entraves. Longtemps avant que la vapeur fût employée comme moyen de locomotion, l’Angleterre et les États-Unis entreprenaient des travaux qui devaient peu à peu lui préparer la carrière. Nous voyons d’abord les Anglais tout occupés à renouveler chez eux le système de la grande voirie ; au lieu de routes rares ou mal entretenues, ils dessinent un réseau magnifique qui enveloppe leur île. Les anciens intérêts, ceux de la propriété foncière, se mettent ici en parfait accord avec les intérêts nouveaux, les intérêts industriels. Si le commerce réclamait pour ses mouvemens des facilités agrandies, l’aristocratie anglaise avait aussi de son côté un réel besoin de rendre moins incommodes l’accès de ses châteaux et l’exploitation de ses champs. Aussi se montre-t-elle dégagée en ce moment des appréhensions aveugles qui à une autre époque, quand s’établirent, il y a près de deux siècles, les premières voitures publiques, l’avaient poussée à combattre cette innovation, sous prétexte qu’on allait dépeupler les campagnes. Sa protection s’offre d’elle-même à toutes les industries propres à améliorer le système des transports. Pendant qu’on travaille aux routes, la noblesse anglaise consacre son argent et ses loisirs à l’amélioration de la race chevaline indigène. Elle entourage l’art de construire les voitures ainsi que tous les arts accessoires, et elle les encourage si bien, qu’ils atteignent rapidement à une perfection inconnue chez aucun autre peuple. Objet des soins les plus attentifs, le métier de postillon se transforme en une science véritable, dont l’étude est entourée de considération, et à laquelle ne dédaignent pus de se vouer, avec cette excentricité particulière aux Anglais, des hommes appartenant aux familles aristocratiques. Grâce à cette sollicitude, en un quart de siècle tous les services publics doublent leur vitesse. Si nous reportons nos regards à vingt ans en arrière, nulle part au monde les transports ne s’effectuaient alors avec autant de rapidité et de sécurité qu’en Angleterre.

Ce désir croissant d’aller vite, qui disposait les esprits à se passionner plus tard pour les voies ferrées, avait stimulé le zèle des ingénieurs ; c’était à qui trouverait de nouveaux moyens de construire les routes en amoindrissant les aspérités du terrain. Un système bien connu, celui de M. Mac-Adam, qui consiste à polir la surface du sol, obtint, comme on sait, un succès considérable et peut-être exagéré. Une autre méthode, celle des routes dites routes à la Stevenson, un moment très préconisée, se rapprochait de l’idée même des chemins de fer. Elle consiste à poser sur les routes des assises en larges pierres solidement jointes, formant deux bandes, et sur lesquelles portent les roues des voitures[1].

Pendant qu’on accélérait ainsi les voyages par terre, on n’était pas moins préoccupé de rendre facile et peu coûteux le transport par eau des matières premières et des marchandises. On se livrait avec ardeur à la construction des canaux. Avant 1760, pas un seul canal n’existait sur le sol anglais ; le premier qui fut établi, celui de Liverpool à Manchester, est dû à l’esprit entreprenant du duc de Bridgewater, dont il a gardé le nom. On avait d’abord considéré cette œuvre comme un acte de folie. À quelques années de là, cette folie devint un exemple qu’on s’efforça de suivre sur tous les points du pays. Ces voies nouvelles s’étendirent bientôt sur un espace d’environ 8,000 kilomètres. Des bénéfices presque fabuleux réalisés dans quelques-unes de ces opérations avaient précipité l’élan de la faveur publique[2]. On devine sans peine quelle hostilité devaient rencontrer chez les opulens détenteurs des canaux les premières tentatives de locomotion sur des voies ferrées. Les canaux s’étaient accoutumés à exploiter les besoins du commerce avec une âpreté d’autant plus intraitable qu’ils se croyaient généralement à l’abri de toute concurrence. Là où l’existence de plusieurs voies aurait pu amener l’abaissement des tarifs, des accords s’étaient formés entre les compagnies de manière à perpétuer le monopole. Les propriétaires du canal de Bridgewater, par exemple, et ceux d’un second canal construit peu d’années après le premier entre les deux mêmes points s’étaient entendus dès l’année 1810.

La guerre que les canaux soutinrent contre les premiers projets de voies en fer, guerre ardente, féconde en invectives et en chiffres faussés, se prolongea durant plusieurs années. On soutint d’abord que les chemins de fer étaient un rêve et une impossibilité, même en ce qui concerne les voyageurs ; puis, quand on fut obligé sous ce rapport de battre en retraite devant d’heureux essais, on continua du moins de contester leur utilité pour le transport des marchandises. On fit valoir les dépenses qu’occasionnerait le matériel nécessaire à cette fonction. Cette lutte, qui tenait à si peu de distance de nous les esprits en suspens, fournit encore, à l’heure qu’il est, des enseignemens utiles à recueillir. Ce furent les abus commis dans l’exploitation des canaux, ce furent les tarifs exagérés, les exigences tracassières, qui contribuèrent le plus, dans le principe, à rallier les négocians et les industriels à la cause douteuse des chemins de fer. Avec de la modération dans l’exercice de leur privilège, les détenteurs en auraient joui un peu plus longtemps. Cela est si vrai, que les promoteurs du rail-way projeté entre Liverpool et Manchester, inquiets sur les résultats de cette entreprise, essayèrent au dernier moment, mais en vain, de s’entendre avec les administrateurs des canaux. Il faut le rappeler hautement : plus le privilège se croit abrité sous d’inexpugnables remparts, et plus il aurait besoin de se défier de ses entraînemens. L’opinion de l’Angleterre, cette pensée publique habituée à se placer au-dessus des préoccupations individuelles, frappée elle-même des énormités reprochées aux canaux, y vit une raison de plus pour se rallier à la puissance nouvelle, encore entourée de mystères, qui promettait de mettre fin à d’aussi choquans abus.

Les esprits furent d’ailleurs préparés à l’idée d’utiliser la vapeur comme moyen de traction sur les routes de terre par l’emploi de cette même force dans la navigation. Entre ces deux applications d’un même principe, la connexité est en effet évidente. Poussée par instinct vers tout ce qui peut aider l’essor de son industrie et de son commerce, l’Angleterre se prononça pour la navigation à vapeur avec l’entraînement qu’elle avait mis dans la construction de ses canaux, et qu’elle devait porter un jour dans l’établissement de ses chemins de fer. Elle suivait dans l’application des découvertes industrielles une tradition déjà profondément tracée. Quand le génie de James Watt eut perfectionné les appareils à vapeur et en eut pour ainsi dire discipliné la rudesse, on en fit d’abord usage dans les usines et les manufactures. C’est là, après une première période de véritable enfance, le second âge de la grande invention qui devait si profondément réagir sur le monde. L’application de la même force à la navigation marque une troisième phase de son histoire. La réalisation de l’idée qu’à une époque déjà ancienne Denis Papin, et d’autres après lui, avaient plus ou moins bien conçue, plus ou moins essayé d’appliquer, doit véritablement être rangée parmi les gloires industrielles de notre siècle. Lorsque Fulton traversait, en 1807, sur son informe bateau à vapeur les eaux du lac Erié, c’était bien lui qui posait le point de départ d’un immense progrès dans les rapports entre les nations[3].

Après cet d’expérience, les essais durant quelques années ne se reproduisent pas sur une large échelle. On aurait dit que l’homme sentait le besoin de se recueillir quelque temps en face de cette force nouvellement domptée qui devait plus d’une fois rompre ses freins et renverser son maître. La navigation à vapeur ne se développe d’une manière sensible qu’entre 1815 et 1820, mais elle ne s’arrête plus ensuite dans ses conquêtes. À peine installée sur les lacs et sur les fleuves, elle s’échappe de ces eaux abritées où on avait prétendu l’emprisonner ; elle se montre d’abord sur les côtes de la Grande-Bretagne ; puis, encouragée par ces premiers rapports avec les flots de l’Océan, elle franchit la Manche, elle affronte la Mer du Nord en reliant Dieppe à Brighton, Douvres à Calais, Rotterdam à Londres. La soumission de l’Océan fut achevée, on peut le dire, en 1826, lorsqu’un bâtiment à vapeur anglais, l’Enterprise, eut effectué le trajet de Londres à Calcutta par le cap de Bonne-Espérance. Les yeux du monde s’étaient un moment fixés sur ce navire, comme autrefois sur celui du navigateur audacieux qui découvrait pour les bâtimens à voiles cette même route du cap vers les Indes-Orientales. Les prodiges n’ont fait depuis lors que succéder aux prodiges : les steamers ont touché aux glaces de l’un et de l’autre pôle ; ils sillonnent aux Antipodes le grand Océan austral, et, — l’aurait-on cru il y a vingt-cinq ans ? — ils ont mis l’Amérique à moins de dix jours de l’Europe[4].

Lorsqu’en face de cette transformation opérée dans la locomotion par eau, on se demanda si à l’aide du même moyen on ne pouvait pas transformer aussi la locomotion par terre, une multitude de questions vinrent entraver l’application de cette idée. Une de ces questions, une des plus débattues, ce fut celle de savoir si la machine à vapeur ne pourrait pas être employée tout simplement sur les routes ordinaires. Les voitures à vapeur roulant sur ces routes excitent d’abord en Angleterre des espérances à peu près générales. Les intérêts alarmés par les voies ferrées, redoutant moins les voitures à vapeur, les encouragent par de vives acclamations. Le triomphe des chemins de fer a fait oublier quelles brillantes destinées étaient alors prédites à ces véhicules. Avec, eux, on devait, disait-on, aller aussi vite que sur les voies en fer, et on n’aurait ni montagnes à percer, ni chaussées à construire, ni rails à poser. Les routes à la Mac-Adam semblaient avoir été inventées tout exprès pour faciliter ces entreprises. Les tentatives n’avaient encore eu lieu que sur de petites distances, à Londres ou aux environs, quand un ingénieur anglais, dont le nom acquit promptement une célébrité colossale, M. Gurney, entreprit enfin un véritable voyage. Il parcourut 128 kilomètres : mais le trajet dura onze heures. Cette vitesse de 11 kilomètres 2/3 par heure égalait à peine celle des voitures de poste. On ne s’en écriait pas moins que l’expérience était décisive ; on attribuait la lenteur du voyage à des circonstances fortuites[5]. Au fond de cet enthousiasme, affecté chez quelques-uns, il y avait une erreur de bonne foi de la part du peuple anglais, peuple calculateur, qui n’aime pas à donner inutilement son argent, aspirant à réaliser la vitesse dans les transports, mais s’effrayant de la dépense nécessitée par les rail-ways, il était heureux de croire qu’il aurait un moyen de s’épargner de lourds sacrifices. Des services publics s’organisèrent dans plusieurs directions. On compta jusqu’à quarante voitures à vapeur. On fut un peu désappointé néanmoins quand il fut définitivement constaté par un comité d’enquête de la chambre des communes, à propos d’une question d’impôt, que ces voitures atteignaient tout au plus une vitesse régulière de 16 kilomètres par heure, vitesse insuffisante pour constituer une révolution dans les transports. Quand les locomotives furent entrées en lice sur les chemins de fer, on reconnut bientôt que nulle comparaison n’était possible entre les deux systèmes. Les voitures à vapeur pourraient-elles au moins remplacer avantageusement les voitures attelées de chevaux là où il n’existait pas de rail-ways ? Les plus résolus partisans de ces appareils s’obstinèrent d’abord à le croire. Malheureusement ils virent échouer l’un après l’autre tous les services institués. Comme les secousses imprimées par la surface plus ou moins rude des routes fatiguaient excessivement la machine et nécessitaient de continuelles et coûteuses réparations, ces entreprises n’auraient pu vivre qu’en portant le prix des places à un chiffre exorbitant[6]. Chaque jour nous a éloignés davantage de ce régime bâtard, qui, en voulant associer l’ancien et le nouveau mode, se privait des avantages de l’un et de l’autre. Que la machine à vapeur réclame une voie d’une nature spéciale, les faits ont forcé tout le monde à le reconnaître.

Autre sujet de discussion. Diverses personnes admettaient bien le système des voies garnies de rails, mais elles repoussaient l’emploi des locomotives. Elles voulaient conserver les anciens moyens de traction qui leur paraissaient moins dangereux, moins coûteux et suffisamment efficaces. On lit à ce sujet de minutieuses recherches sur la force des chevaux. Comme il était généralement admis alors qu’un chemin ordinaire en gravier offre seize fois plus de résistance qu’un chemin de fer, une route en cailloux broyés sept à huit fois plus, enfin une route macadamisée seulement quatre fois plus, on disait que sur une route ferrée les chevaux suffiraient pour traîner avec toute la vitesse désirable des poids énormes. Plus ou moins arbitraires en eux-mêmes, ces calculs auraient été troublés à chaque instant dans la pratique par quelque circonstance imprévue. Seule la vapeur présentait une force certaine, et dont il était possible de calculer le degré, de régler l’usage. Sans elle, la victoire sur l’espace restait à obtenir. Que le génie de l’homme parvint un jour à utiliser d’autres forces motrices, il était permis de l’espérer ; mais pour le moment la machine à vapeur était le seul instrument à mettre en œuvre. La résistance dura moins longtemps sur ce terrain que sur celui des voitures à vapeur. On finit par s’arrêter à cette pensée, que la traction sur des rails à l’aide de chevaux pourrait être tout simplement quelquefois une annexe des chemins de fer.

Des illusions semblables à celles qu’éveillèrent les voitures à vapeur auraient été bien plus vite dissipées, l’hostilité de certains monopoles, comme celui des canaux, bien plus tôt vaincue, s’il ne s’était rencontré sur le sol britannique, pour faire cause commune avec les opposans, une influence d’un autre ordre, une influence profondément enracinée dans les traditions du pays : je veux parler de l’influence des propriétaires fonciers. La propriété territoriale s’écarta en cette occasion du rôle quille s’était tracé à propos des routes ordinaires. Sans vouloir trop accuser cette puissance, même au moment où elle s’égare, — car elle a servi à soutenir l’édifice social de l’Angleterre avec ses libérales institutions, — disons pourtant qu’elle fut dans la question des chemins de fer une cause d’embarras et de retards. Comme il fallait, dans chaque cas particulier, obtenir l’assentiment des deux chambres, elle avait un moyen d’entraver l’essor des nouvelles entreprises. Les grands propriétaires, qui siègent surtout dans la chambre haute, répugnaient absolument à laisser couper leurs parcs, leurs bois et leurs prairies. Ils s’effrayaient à l’idée d’une foule d’inconvéniens, tous chimériques ou démesurément exagérés. On croirait à peine aujourd’hui à quelques-unes des objections soulevées alors. On s’écriait que le feu s’échappant des locomotives incendierait les forêts et les moissons, que le bruit rendrait les châteaux inhabitables, et, en épouvantant les troupeaux, entraînerait les plus funestes accidens. Certes, les faits le prouvent avec éclat, les propriétaires fonciers ont tiré un large profit des chemins de fer : on serait au-dessous de la vérité en disant qu’en moyenne les propriétés rurales traversées par ces voies nouvelles ont augmenté de 25 pour 100 ; mais de telles conséquences ne pouvaient se révéler tout d’un coup à des esprits prévenus. Si parfois quelques propriétaires consentaient à transiger, c’était en estimant le sacrifice d’une pure satisfaction personnelle à des sommes fabuleuses. Comme ce sont les entrepreneurs de lignes qui supportent en Angleterre, à leurs risques et périls, tous les frais des études préliminaires, les hommes les plus hardis hésitaient à s’aventurer dans de coûteuses explorations avec la triste perspective de venir, en fin de compte, échouer contre le refus obstiné de la chambre des lords[7].

Obligés de fléchir devant cet obstacle, les partisans des chemins de fer ne se découragèrent pas. On est accoutumé chez nos voisins à réagir contre les abus résolument, mais patiemment. On s’évertua donc à mettre ici en lumière devant le public la folie des résistances particulières. On recueillait tous les signes propres à démontrer le véritable effet des routes ferrées sur la propriété territoriale. On réussit un peu plus tard à obtenir les déclarations de certains grands propriétaires qui, après s’être opposés avec passion à l’établissement d’un rail-way, reconnaissaient ensuite qu’ils n’en éprouvaient pas les inconvéniens redoutés. Il se fit peu à peu des conversions éclatantes, et la résistance perdit enfin de son prestige et de sa force.

La préoccupation des esprits en faveur des chemins de fer n’avait commencé de se manifester en Angleterre avec une certaine puissance qu’en 1825. Cette date peut être regardée comme le vrai point de départ de l’ère ouverte à ces créations. Longtemps auparavant, on avait pris l’habitude, en Angleterre, de poser des rails sur le sol pour faciliter le transport des marchandises. Ces lignes avaient été en bois, puis en fonte, avant d’être en fer. On en faisait particulièrement usage dans les districts houillers de l’Angleterre, pour transporter le charbon jusqu’aux ports d’embarquement. Les premiers rails en fer furent établis vers l’année 1776, dans une mine de charbon de Sheffield, par un ingénieur civil nommé John Curr. C’était là un progrès notable ; mais on devait attendre encore un demi-siècle avant de voir donner aux rails une destination plus féconde. Dans l’intervalle cependant les lignes ferrées avaient reçu un développement considérable. Avant 1820, il existait déjà dans les seuls environs de Newcastle 600 kilomètres de rails, soit au fond des mines dans les galeries souterraines, soit en plein soleil. Les wagons qui conduisaient les charbons du district à la rivière de la Tyne ou à celle de la Wear arrivaient jusqu’au bord de l’eau, et vidaient eux-mêmes leur chargement dans les navires. À une autre extrémité de l’Angleterre, dans la principauté de Galles, le comté de Glamorgan, à la même époque, n’avait pas moins de 400 kilomètres de voies ferrées desservant aussi les houillères du pays. Ces lignes n’étaient cependant qu’un embryon qui ne présageait point les futures destinées des rail-ways.

L’invention de la locomotive, comme celle des rails, avait eu ses laborieux préludes. En 1804, on avait essayé sur une de ces routes une sorte de machine à vapeur sans que cet essai éveillât l’attention publique. En 1814, une nouvelle machine fut établie avec un pou plus de retentissement sur les rails dépendant aussi d’une exploitation houillère ; mais on n’eut pas assez de moqueries pour cette seconde tentative, qui resta un fait isolé. Un rail-way plus étendu que ceux qui l’avaient précédé, celui de Stocklon à Darlington, bien que construit surtout pour le transport de la houille, fut le premier travail qui appartint au nouveau système. Autorisé en 1821, c’est seulement en 1825 qu’il fut ouvert, et encore, à l’origine, n’employait-il que les chevaux pour remorquer ses wagons, mais il servait déjà aux voyageurs, et il se préparait à employer des locomotives. La création des chemins de fer demeurait incomplète tant que la machine à vapeur n’était pas définitivement installée sur ces routes. Du jour où cette machine en prit possession, toutes les perspectives s’élargirent. On resta, il est vrai, sur une multitude de points, entouré de ténèbres ; mais ou avait trouvé le moyen d’accomplir le vœu du siècle, d’assurer la vitesse des transports.

Une question qui n’était plus qu’une question de forme surgit à ce moment-là. — Aurait-on des machines à vapeur à poste fixe, tirant les voitures à l’aide de cordes tendues le long des rails, ou bien se servirait-on de machines mobiles emportant avec elles les wagons chargés ? — l’idée des machines fixes marquait l’enfance de l’art. Ces appareils n’auraient pas pu desservir un chemin de quelque étendue, à moins d’être démesurément multipliés. On s’est borné du reste à en faire usage pour gravir les plans inclinés dont la pente résistait à l’action des locomotives avant que ces dernières machines eussent été perfectionnées.

Toutes les conditions essentielles des chemins de fer furent réunies pour la première fois sur le rail-way qui vint rattacher l’une à l’autre deux grandes villes de l’ouest de l’Angleterre, Manchester et Liverpool. Le rapide développement de ces deux cités avait tenu du prodige. Les découvertes de Watt et d’Arkwright avaient singulièrement accru l’importance manufacturière de Manchester. En 1790, on n’y trouvait qu’une seule machine à vapeur, tandis que, vingt-cinq ans plus tard, il y en avait au moins deux cents. L’introduction des métiers mécaniques n’y datait que de 1814, et en 1824 on en comptait trente mille. Chaque jour voyait grossir le faisceau de cette fabrique. En cinquante ans, la population s’y accrut de plus de cent mille âmes. Les relations de cette ville se multipliaient également avec le port de Liverpool, où ses fabricans s’approvisionnaient de matières premières, et d’où ils acheminaient ensuite leurs produits vers les diverses contrées du monde. À côté de Manchester, Liverpool grandissait aussi, peut-être même avec une rapidité encore plus étonnante. En moins de trente-cinq ans, le nombre des habitans s’y était accru de plus de cent mille. Impatiens du tribut que les canaux prélevaient sur eux, les négocians et les industriels des deux cités étaient disposés d’avance à accueillir favorablement toute innovation propre à les affranchir d’un monopole odieux. Aussi, dès que la possibilité de construire un chemin de fer fut entrevue, les adhésions arrivèrent en foule. Un comité s’organisa, des ingénieurs se mirent à l’œuvre et dressèrent des plans. On étudia avec soin les lignes existant dans les districts houillers. Un bill fut ensuite introduit devant la chambre des communes. En dépit de nombreuses précautions prises pour ménager les craintes des grands propriétaires fonciers, ce bill ne put passer même à cette chambre, il échoua sous l’influence de la propriété territoriale, à la suite d’une discussion longue et passionnée. Un second bill fut plus heureux, mais seulement après que des satisfactions nouvelles eurent été accordées à quelques puissans lords du pays. Encore ce qui contribua le plus à aplanir les derniers obstacles devant la demande de Liverpool et de Manchester, ce ne fut pas l’espérance que cet essai deviendrait un exemple pour tout le royaume-uni ; ce fut au contraire une pensée dont il se rencontre encore des traces sept ou huit ans plus tard, la pensée que les chemins de fer ne pourraient jamais être créés qu’entre des villes très populeuses et voisines les unes des autres.

La concession avait été faite en 1826, et au bout de quatre ans à peine, en 1830, commençait l’exploitation de la ligne. L’ouverture solennelle, qui eut lieu le 13 septembre 1830, sous les yeux d’une foule haletante d’impatience et de curiosité, fut, comme on sait, tristement signalée par la mort d’un homme politique dont l’esprit libéral a exercé une large influence sur la législation économique de son pays, M. Huskisson. Le trajet entre Liverpool et Manchester s’effectua, presque dès le principe, en une heure, et demie pour les voyageurs et en trois heures pour les marchandises. La distance est de 50 kilomètres. Les frais de construction, primitivement évalués à 10 millions de francs, s’étaient élevés à 35 millions, en y comprenant l’achat du matériel d’exploitation et divers travaux terminés après l’ouverture. Le prix de revient était ainsi de 700,000 francs par kilomètre. En revanche, les récoltes dépassèrent aussi toutes les prévisions. On s’attendait à un produit de 250,000 francs pour le transport des voyageurs, et on reçut 2,545,000 francs. En moins de quatre ans, le chiffre des marchandises transportées quadrupla. Autre circonstance favorable, les accidens furent extrêmement rares : sur les 700,000 premiers voyageurs, on n’eut à déplorer que la mort d’un seul, et encore arriva-t-elle par suite de l’imprudence même de la victime. Le succès était complet, en peu de temps les actions doublèrent de valeur[8].

De semblables résultats étaient de nature à favoriser l’expansion des rail-ways. Bientôt on aspira de toutes parts à regagner le temps perdu depuis 1825 dans les luttes contre les canaux, les voitures à vapeur et surtout contre la propriété foncière. En 1834, quatre années seulement après l’ouverture du chemin de Liverpool, trente-trois compagnies nouvellement constituées embrassaient dans leurs projets un espace de plus de 400 kilomètres.

Le rail-way de Liverpool servit encore d’une autre façon la cause des chemins de fer ; il fut une arène ouverte à des essais journaliers sur la nouvelle application de la vapeur. Avant même de commencer l’exploitation de son chemin, la compagnie avait proposé un prix de 12, 500 francs pour la meilleure locomotive exécutée d’après des conditions précises. La récompense fut obtenue par M. George Stephenson. Le nom de cet ingénieur n’apparaissait pas alors pour la première fois dans les questions de chemins de fer, déjà même il jouissait d’une grande notoriété, George Stephenson était ce même constructeur qui, dès l’année 1814, avait fait l’essai d’une locomotive. Il avait été depuis l’un des ingénieurs du rail-way de Stockton à Darlington. Il avait figuré en la même qualité sur les premiers programmes du chemin de Liverpool à Manchester. Les adversaires des voies nouvelles dans le sein du parlement ou hors du parlement prenaient M. Stephenson comme le point de mire de leurs plus virulentes attaques. On a peine à comprendre aujourd’hui qu’on ait poussé aussi loin Les récriminations contre un simple particulier. On accusait tantôt l’ignorance et l’aveuglement de M. Stephenson, tantôt son orgueil et sa méchanceté. C’était un fou, mais un fou tout prêt à mettre le feu au temple de Delphes ! Ce visionnaire allait de gaieté de cœur ruiner les intérêts sociaux les plus sacrés ! — En personnifiant en lui la cause des chemins de fer, ses ennemis ne faisaient pourtant que hâter l’époque où M. Stephenson allait être entouré par son pays d’une considération sans égale, et les services qu’il avait rendus à l’Angleterre en l’initiant à l’exploitation des voies ferrées allaient devenir pour lui autant de titres de gloire.

Si nous nous reportons au moment de. sa mort, en 1848, vingt-deux ans à peine après les grands débats relatifs aux premiers chemins de fer, nous entendons déplorer sa perte d’un bout de l’Angleterre à l’autre comme un malheur national. Pas une voix ne s’élève pour protester contre les solennels hommages rendus à sa mémoire. On sait que l’excentricité anglaise, avait créé un roi des rail-ways, c’est-à-dire avait donné ce titre au personnage qui s’était le plus enrichi dans les spéculations de cette nature ; mais à côté de ce roi dans l’ordre financier, M. Stephenson était regardé comme le roi des chemins de fer dans l’ordre des inventions pratiques.

D’où était parti cet homme dont le nom est indissolublement uni à des faits si mémorables, dont le fils a été membre du parlement britannique, qui a su enfin se faire compter dans cette aristocratique Angleterre qui n’accorde guère son estime qu’à des services très positifs ? Né de parens indigens, George Stephenson, dès l’âge de cinq ou six ans, avait dû gagner lui-même son pain. Les écrivains anglais qui ont raconté sa vie nous le montrent conduisant alors des chevaux dans les champs, ou nettoyant les magasins de charbon auprès de Newcastle. Plus tard, il fut admis à servir sur ces routes ferrées dont il devait un jour transformer la destination. Le désir ardent de s’élever le soutint et l’excita durant ces rudes et premières épreuves. Employé autour des appareils mécaniques, il fit remarquer son aptitude à en manier les rouages. Il passa bientôt surveillant des machines appartenant à l’exploitation houillère dans laquelle il travaillait. Le développement ultérieur de sa situation fut néanmoins assez lent, comme il arrive dans toutes les carrières où un homme doit tout seul frayer sa route et faire accepter un mérite exceptionnel. Marié fort jeune, il eut à subir assez longtemps une cruelle gêne domestique. Il a dit lui-même dans un discours public qu’utilisant ses connaissances comme mécanicien, il était obligé de raccommoder le soir, après sa journée finie, les montres et les pendules de ses voisins, afin de gagner les moyens d’élever son fils. Une preuve de la confiance qu’il inspira néanmoins de bonne heure, ce fut l’essai de sa locomotive en 1814. Il y avait là un éclair de génie et un indice frappant du besoin de recherches dont George Stephenson était tourmenté. À compter de ce moment, sa renommée se répandit dans tous les districts houillers du nord de l’Angleterre. Lorsqu’il eut été choisi en 1821 comme ingénieur du chemin de Stockton à Darlington, il lui devint facile d’étendre le cercle de ses essais en fait de locomotives, et de multiplier d’heureuses expériences. D’autres que lui ont apporté dès les premiers temps d’utiles données à l’art du constructeur ; Mark Brunel, par exemple, l’audacieux entrepreneur du tunnel de la Tamise, sut aussi appliquer avec succès son esprit inventif aux constructions mécaniques. La priorité n’en reste pas moins à Stephenson, et, disons-le, il aurait dû trouver dans cette circonstance une raison pour se montrer moins injuste qu’il ne le fut envers ses compétiteurs ; mais, outre qu’il était fort attaché à ses idées, Stephenson avait conservé des premières habitudes de sa vie une enveloppe très rude. Quoi qu’il en soit, son premier triomphe lui valut une immense clientèle qui grandit jusqu’au moment où il quitta les affaires, et qu’il a léguée à son fils. Son système s’était trouvé, par suite du concours ouvert par la compagnie de Liverpool, seul en usage sur le nouveau chemin. Un tel résultat était peut-être fâcheux sous certains rapports, mais on put du moins y étudier ses machines dans leurs moindres détails[9]. L’esprit public é tait alors singulièrement tendu d’ailleurs vers le perfectionnement des nouveaux engins, et on comprenait que l’avenir des chemins de fer y était subordonné.

Dans le temps même où ces premiers essais avaient lieu chez nos voisins d’outre-Manche, des travaux analogues s’exécutaient dans un pays plus lointain, sur l’autre rivage de l’Atlantique. Après s’être mis à l’œuvre avec la hardiesse et l’âpreté propres à leur caractère, les Américains du Nord avancèrent dans la voie de ces réalisations beaucoup plus vite que les Anglais. Des entreprises antérieures avaient déjà montré quelle importance ils attachaient à doter promptement leur pays de voies de communication. Nulle part il est vrai on n’en avait un égal besoin. Sur un territoire qui dès cette époque dépassait en étendue la moitié de l’Europe, il n’était possible de rendre réguliers entre les divers états de l’Union des rapports soit politiques, soit commerciaux, qu’en créant des routes nombreuses. Quand on songe qu’il fallait aller du fleuve Saint-Laurent au golfe du Mexique, des bords de l’Océan jusqu’aux grands fleuves de l’ouest, à travers la chaîne des Alleghanys, l’œuvre à accomplir semblait devoir exiger les efforts de plusieurs générations d’hommes ; mais les Américains du Nord répugnent trop essentiellement aux angoisses de l’attente pour se résigner à de longs délais. En toutes circonstances ils tiennent à exécuter tout de suite leurs projets, afin de pouvoir profiter eux-mêmes du fruit de leurs travaux. Grâce à ces tendances particulières à leur race, on les vit parvenir en peu d’années à des résultats qui tiennent du prodige. Non-seulement ils ouvrirent à la circulation les vastes plaines situées de l’un et de l’autre côté des Alleghanys, et qui ne leur présentaient que fort peu d’obstacles, mais ils escaladèrent en plus d’un endroit les montagnes centrales, et ils élevèrent tantôt les eaux d’un canal, tantôt les rails d’une route ferrée jusqu’à plus de 700 mètres de hauteur. Ce pays, nouvellement ouvert à l’exploitation d’un peuple civilisé, n’avait pas, il faut le dire, comme l’Europe, à lutter contre les entraves inhérentes à l’existence d’anciens intérêts. La propriété territoriale, éparpillée dans des solitudes sans bornes, appelait de tous ses vœux l’établissement de voies de communication qui devaient la rattacher au mouvement social. Si l’on excepte les environs de quelques villes de l’est, on aurait vainement cherché là ce qu’on appelle en Europe des propriétés d’agrément. Les propriétaires et les entrepreneurs des travaux de grande voirie devaient donc aisément s’entendre.

Le réseau des routes auxquelles les Américains avaient d’abord songé pour unir entre elles leurs diverses provinces était loin d’être achevé quand les canaux, et un peu plus tard les chemins de fer, vinrent attirer la préférence du public et des capitaux. Les États-Unis n’ont pas eu le temps de montrer sur ce point tout ce dont ils étaient capables ; on a pu juger seulement qu’ils se contentaient, pour y établir des voitures publiques, de voies extrêmement défectueuses, peu soucieux du péril, pourvu qu’ils eussent la chance d’arriver[10]. Les premiers canaux furent de même construits à la hâte. Le plus monumental de tous, celui qui joint le lac Érié à l’Océan, qui coûta plus de 45 millions de francs, et dont la longueur est de 586 kilomètres, a dû être reconstruit dix ans après son ouverture[11]. Avec de telles dispositions. on le devine aisément, les États-Unis ne devaient pas se préoccuper beaucoup, dans l’établissement des voies ferrées, de la solidité ni de la régularité des travaux ; que les trains pussent y circuler, et ils n’en demandaient pas davantage ; aussi leurs constructions furent-elles loin de répondre aux règles de l’art. Aucune comparaison n’est possible sous ce rapport entre l’Amérique et nos pays européens, l’Angleterre par exemple et surtout la France. Si nous avons quelquefois assujetti nos chemins de fer à des conditions trop uniformes et trop rigoureuses, les Américains au contraire ont poussé jusqu’à l’abus les facilités laissées aux entrepreneurs. On fit usage de tout, même pour le transport des voyageurs : rails en fer, rails en fonte, rails en bois. On ne redouta point les courbes à rayon extrêmement réduit qui diminuent singulièrement les frais de construction[12]. On se contenta de modérer la vitesse sur les chemins trop défectueux. Aussi dès l’année 1834, quand l’Angleterre en était encore à peu près réduite à l’exploitation du rail-way de Liverpool, l’Amérique possédait déjà 1, 200 kilomètres de chemins de fer où la circulation était en pleine activité.

Dans ces deux pays, les voies en fer ont été généralement concédées à des compagnies particulières, en dehors de la responsabilité de l’étal, sous la réserve de certaines conditions qui se rapprochent souvent les unes des autres[13]. Le génie propre à chacun des deux peuples, leur constitution sociale si différente se manifestent en traits frappans dans certaines circonstances inhérentes à l’exploitation même. En Angleterre, où domine la forme aristocratique, on ne songea pas d’abord à la masse de la population ; on n’établit pas de voitures d’un prix accessible aux ouvriers. Les trains ne comprenaient que des voitures de première classe pour la noblesse et la bourgeoisie riche, et des voitures de deuxième classe, dont le prix était encore élevé, pour la petite bourgeoisie. Ce ne fut que vers l’année 1841, après que la loi eut modifié le système de la taxe, primitivement égale pour les voyageurs de toute classe, que les compagnies purent établir des voitures de troisième ordre. Encore quelles voitures ! Non-seulement, à l’origine du moins, elles n’étaient pas couvertes, mais le voyageur était obligé de s’y tenir debout. Les trains qui les contiennent sont appelés parliamentary trains, et passent pour une gracieuseté faite au peuple par les chambres législatives. En Amérique au contraire, sauf des compartimens séparés pour les femmes voyageant seules[14], les voitures sont toutes d’une seule espèce. Là pas de classes, mêmes conditions pour tous. Entre ces deux extrêmes, le système français est évidemment préférable. Il laisse à chacun plus de vraie liberté que le régime américain ; il ne créé pas des différences excessives comme le système anglais. La sociabilité française apparaît ici ce qu’elle est réellement, moins âpre qu’en Angleterre, plus libérale qu’aux États-Unis.

Quant aux autres pays étrangers, nous n’en voyons aucun où des chemins de fer aient été construits durant la période originelle, la période d’essai de ces créations. Le réseau belge, conçu d’un seul jet et exécuté par le gouvernement sous l’impulsion d’un homme politique auquel il fait honneur, M. Rogier, en vue de conserver à la Belgique le transit de l’Allemagne centrale vers la mer, ce réseau, dis-je, ne fut commencé qu’en 1834. Les quatre grandes lignes dont il se compose, et dont Malines est le point d’intersection, n’ont été ouvertes pour tout le parcours qu’en 1843 ; encore les travaux étaient-ils loin alors d’être terminés[15]. Le mouvement des états allemands dans la même carrière n’est pas antérieur à celui de la Belgique. L’Autriche se mit à l’œuvre plus résolument que la Prusse, dont la politique méticuleuse hésita quelque temps, dans la crainte d’ouvrir des débouchés à ses voisins. Quoique l’Allemagne et la Belgique aient eu, un peu plus tard, une avance considérable sur la France, nous n’en possédons pas moins, comme on va voir, des titres fort antérieurs à ceux de ces divers pays. Nos traditions se rattachent au premier âge des chemins de fer.


II. – LES PREMIERS CHEMINS DE FER EN FRANCE.

On avait vu en France, vers le commencement de ce siècle, quelques usines poser sur le sol, comme en Angleterre, des rails en fer pour faciliter la traction par des chevaux. Il y avait de ces rails à Indret, au Creusot[16] ; mais ces applications n’avaient eu lieu chez nous que sur l’échelle la plus restreinte. À peine connaissait-on le développement qu’elles avaient déjà reçu dans les îles britanniques. Quelques recueils destinés à l’examen des questions relatives aux arts et aux manufactures les avaient mentionnées une ou deux fois, et encore d’une manière fugitive et superficielle. La première étude un peu sérieuse entreprise sur ce sujet date de 1817 ; elle est due à un ingénieur des mines, M. de Gallois, qui, au retour d’un voyage dans les districts houillers de l’Angleterre, rendit public le résultat des observations qu’il y avait faites[17]. Son écrit, que recommandaient de précieux détails techniques, n’envisage pas encore les chemins de fer comme pouvant servir au transport des personnes ; en revanche, M. de Gallois y avait nettement défini leur rôle par rapport aux marchandises. Il les croyait destinés à former un complément essentiel de nos voies de communication, c’était beaucoup pour l’époque, et le nom de M. de Gallois, injustement oublié, mérite une place honorable dans les annales de nos routes ferrées.

Dès qu’on voulut en France utiliser les observations recueillies chez nos voisins, on songea, comme eux, aux besoins de nos districts houillers. Dans le cercle d’idées où l’on était enfermé, il n’eût servi de rien d’avoir auprès de soi de grandes masses de population : il fallait seulement de fortes accumulations de matières premières. Un de nos départemens du centre, celui de la Loire, se présentait sous ce rapport dans des conditions tout à fait exceptionnelles. Sans parler des établissemens métallurgiques qui s’y étaient déjà développés, on y trouvait un bassin houiller inépuisable dont les deux villes de Saint-Étienne et de Rive-de-Gier sont les deux centres. Les concessionnaires des mines acheminaient leurs charbons soit sur la Loire, soit sur le Rhône ; mais pour gagner l’un ou l’autre de ces fleuves, ils n’avaient sur le versant des montagnes que des routes difficiles, incessamment dégradées par de pesans tombereaux. Un homme spécial, un ingénieur des mines comme M. de Gallois, M. Beaumier, qui a été depuis inspecteur général des mines et directeur de l’école des mines de Saint-Étienne, entreprit le premier de doter cette région d’une voie ferrée. La distance de Saint-Étienne à la Loire étant moindre que celle de Saint-Étienne au Rhône, il porta son attention sur le premier de ces fleuves. Après avoir étudié aux environs de New-Castle, dans le Northumberland, le système des constructions anglaises, il traça le plan d’un chemin entre Saint-Étienne et Andrezieux. Appuyé par quelques capitalistes, il obtint le 26 février 1823 une concession signée par le roi Louis XVIII, et à laquelle M. de Corbière, ministre de l’intérieur, attacha son nom[18].

Le chemin de Saint-Étienne à Andrezieux, qui a environ 20 kilomètres de longueur, nous montre l’art des constructions en fait de voies ferrées livré à la plus complète inexpérience. Non-seulement, au lieu de rails en fer, on emploie les rails en fonte, si cassans de leur nature, mais on ne se préoccupe guère de modérer les accidens d’une route, descendant des montagnes jusqu’au fond de la vallée de la Loire. On se lance sur le flanc des coteaux avec de simples détours comme s’il s’agissait d’un chemin ordinaire ; les courbes se resserrent parfois jusqu’à 50 mètres de rayon.

L’idée de mettre en contact les gîtes houillers du Forez avec le Rhône et avec la Saône au moyen d’un chemin de fer allant jusqu’à Lyon, était une conception infiniment plus audacieuse et plus féconde. L’espace à parcourir s’étendait à près de 58 kilomètres. Une voie qui devait ouvrira l’industrie du district de Saint-Étienne un débouché vers le midi, l’est et le nord-est de la France avait, au point de vue commercial, une importance incomparablement plus haute. L’initiative appartient ici tout entière à MM. Séguin frères et principalement à M. Séguin aîné, qui dans sa famille, si utilement mêlée à tant de grandes affaires, représenté à la fois l’esprit industriel et scientifique[19]. La concession de ce second chemin fut faite par adjudication le 4 février 1826. Ce fut encore M. de Corbière qui contresigna l’acte d’autorisation ; mais une large part dans tout le travail administratif revient à un ingénieur expérimenté, M. Brisson, qui, en sa qualité de secrétaire du conseil général des ponts et chaussées, était l’âme du service sous le nom du directeur des ponts et chaussées et des mines, M. Becquey. Sans avoir mis son nom à un acte qui sortait de ses attributions spéciales, le chef du ministère d’alors, M. de Villèle, témoigna envers l’œuvre entreprise un bon vouloir dont le souvenir mérite d’être conservé. En matière, d’affaires, M. de Villèle ne se rebutait point des choses parce qu’elles étaient nouvelles : il comprit qu’il y avait dans ces premiers essais un germe éminemment utile. Sachant d’ailleurs quelles difficultés de toute nature allait rencontrer l’exécution d’un chemin comme celui de Saint-Étienne à Lyon, il assura les concessionnaires qu’ils le trouveraient toujours prêt à les entendre, et qu’il emploierait son influence à les dégager de toute entrave mise arbitrairement à leurs travaux. Le mouvement de la politique emporta bientôt après le cabinet de M. de Villèle, mais cet homme d’état avait eu le temps de prouver que sa promesse n’était pas une parole vaine.

Le chemin de fer dont il avait patronné le premier essor peut fournir matière à diverses critiques, quand on le compare à des constructions ultérieures ; il n’en était pas moins tracé d’une manière savante et hardie pour une époque surtout où il n’existait qu’un bien petit nombre d’exemples, et d’exemples imparfaits à étudier. De Saint-Étienne à Givors, la voie glisse le long de la montagne. Très brusque jusqu’à Rive-de-Gier, la descente s’adoucit de Rive-de-Gier à Givors. De cette dernière ville, la pente, remontant vers Lyon le long du Rhône, est peu sensible. Dans la montagne, les courbes sont fréquentes ; sauf de rares exceptions, elles décrivent d’assez longs circuits. Un premier plan avait été dressé avec des courbes très réduites, à peu près comme sur le chemin d’Andrezieux ; mais M. Séguin, ayant visité le railway de Stockton à Darlington, qui venait de s’ouvrir, rejeta le système des courbes resserrées, et, transformant résolument un tracé déjà fini, il y substitua le système de courbes d’un plus grand rayon[20]. Le chemin, à partir de Givors et surtout de Rive-de-Gier, traverse un pays montueux et coupé de ravins plus ou moins profonds. Il a nécessité la construction de quinze souterrains, de profondes tranchées, et des remblais considérables. Le remblai de Saint-Romain représente à lui seul plus de 60,000 mètres cubes. Les souterrains de la vallée du Gier, qui passent sous la ville de Rive-de-Gier, ont près d’un kilomètre de longueur ; le souterrain de Terre-Noire, plus de 1,500 mètres[21]. Dans tous ces travaux, il n’y a certes pas ce qu’on peut appeler du luxe. Les concessionnaires font juste ce qu’il faut pour rendre l’exploitation possible, rien de plus. À une époque où les capitaux se livraient fort difficilement à de pareilles entreprises, on aurait couru gros risque de ne pas trouver les fonds nécessaires pour des œuvres somptueuses.

Un troisième chemin fut concédé en 1828, sous le ministère de M. de Martignac, pour le service du même bassin houiller, à deux industriels, MM. Mellet et Henri. Ce chemin s’embranchait au lieu dit la Quérillière, un peu au-dessus d’Andrezieux, sur le railway de Saint-Étienne à cette dernière ville, et de là il allait aboutir à Roanne. Sa longueur est de 67 kilomètres. L’avantage qu’on y avait vu, c’est qu’il abrégerait la navigation d’une centaine de kilomètres dans une partie du cours de la Loire où cette rivière, parsemée de roches, est à peine navigable, et à la descente seulement, pour des radeaux grossièrement construits et incomplètement chargés. Pendant la moitié à peu près du trajet, dans la partie rapprochée d’Andrezieux, l’exécution du chemin de fer ne présentait pas de difficultés sérieuses. Les rails se développent à travers la vaste plaine du Forez en longues lignes droites raccordées par des courbes à très grand rayon ; mais après avoir dépassé Feurs, à partir de Balbigny, il fallait, pour gagner Roanne, escalader des montagnes abruptes. Ici le rayon des courbes n’a quelquefois pas plus de 200 mètres. Le chemin se compose d’une suite de plans inclinés réunis par des paliers et reliés les uns aux autres par des remblais. Le système des plans inclinés, dont les fondateurs du chemin de Saint-Étienne à Lyon ne s’étaient affranchis qu’en s’exposant à mille critiques, était alors universellement prôné en France comme en Angleterre. En l’adoptant, MM. Mellet et Henri payaient donc tribut à l’opinion régnante en faveur d’une méthode incompatible avec une grande vitesse, mais dont les inconvéniens n’ont été reconnus que plus tard. L’exécution de leur chemin était extrêmement imparfaite.

Sur les trois lignes ferrées de la Loire, la traction se fit longtemps par le concours simultané de machines à poste fixe, de locomotives, de chevaux et de bœufs. On employait tel ou tel mode suivant la disposition du terrain : les locomotives sur les plans horizontaux ou sur les pentes adoucies, par exemple dans les plaines du Forez et de Lyon à Givors ; les machines fixes sur les plans inclinés du chemin de Roanne ; les chevaux ou les bœufs sur les pentes prolongées de Givors à Saint-Étienne, ou dans les sinuosités tourmentées du chemin d’Andrezieux et du chemin de Roanne. En outre, à la descente, là où les pentes sont continues, comme de Saint-Étienne à Rive-de-Gier, les trains étaient lancés sur le flanc des montagnes, emportés par la seule force de la pesanteur.

Avec des combinaisons si diverses, le voyage sur ces chemins de fer était des plus pittoresques. Supposez-vous parlant d’Andrezieux pour Roanne : vous voilà, durant quelques kilomètres, remorqué par des chevaux ; puis une locomotive vous fait franchir huit ou dix lieues ; ensuite, à chaque pas, vous voyez changer les moyens de traction. Sur tel plan incliné, vous vous sentez hissé par les cordages de la machine fixe ; sur tel autre, ce sont les chevaux qui reparaissent ; ailleurs, à la descente, vous glissez rapidement par l’effet de votre propre poids, Quelquefois, quand deux pentes se rejoignent à un plateau étroit avec des inclinaisons analogues, on utilise le poids d’un train descendant sur un des flancs du coteau pour aider à en faire remonter un autre sur le flanc opposé, le danger à craindre avec les machines immobiles et dont la pensée seule donnait le frisson à quelques voyageurs, c’était la rupture des cordes. Si en pareil cas le conducteur d’un convoi n’avait pas été assez prompt à serrer les freins de manière à fixer les wagons sur les rails, on aurait roulé à reculons jusqu’au bas de la côte. Les capricieux arrangemens établis sur le chemin de Roanne, et résultant du tracé même, avaient sans doute nécessité un réel effort d’esprit chez ceux qui les avaient combinés ; mais la faculté inventive était ici, il faut le reconnaître, bien tristement appliquée. Les rectifications projetées aujourd’hui pour permettre sur cette route l’emploi exclusif des locomotives et la prochaine suppression des machines fixes semblent plus faciles à concevoir que les bizarres inventions des premiers ingénieurs, Le chemin de Lyon à Saint-Étienne n’avait point donné lieu à une variété aussi marquée dans les moyens de traction ; la vapeur finit par être employée sur tout le parcours. D’Andrezieux à Saint-Étienne, on ne s’est jamais servi à la fois que d’un seul moyen de traction ; seulement ce moyen a varié. À l’origine, on gravissait la montagne à l’aide des bêtes de somme. C’est même là l’unique mode que le fondateur de ce chemin avait eu en vue ; plus tard on y substitua les locomotives. Le premier essai de ce genre eut lieu en 1841. On employa une de ces machines à quatre roues, déplorablement mises hors de combat sur le chemin de fer de Versailles (rive gauche) après la catastrophe du 8 mai, qui vint ici fournir une nouvelle carrière et marquer le point de départ d’un progrès nouveau. La compagnie d’Andrezieux, n’exploitant qu’une voie très-courte, ne pouvait pas se livrer à de coûteuses expériences, et elle regardait comme une bonne fortune l’achat d’appareils réformés dans le service de lignes plus fréquentées. L’essai ayant réussi, on ne craignit pas de faire des commandes de machines neuves. Quant au matériel destiné aux voyageurs, il s’est aussi singulièrement transformé sur les chemins de la Loire. On avait commencé par se servir de voitures sans nom, voitures indescriptibles, qui conviendraient tout au plus aujourd’hui au transport des matières les plus grossières ; puis on était passé à des chars-à-bancs, et enfin les voyageurs avaient eu des wagons assez comfortables.

Le rail-way de Saint-Étienne à Andrezieux et celui de la Quérillière, ou plutôt, comme on dit habituellement, d’Andrezieux à Roanne, n’avaient qu’une seule voie, avec des rails d’évitement aux gares. Le chemin de Lyon au contraire, bien plus savamment construit que les deux autres, avait reçu deux voies, sauf dans quelques souterrains. À un moment où les ateliers de l’industrie privée ne pouvaient avoir aucune idée des besoins du nouveau système de locomotion, les entrepreneurs furent obligés de fabriquer eux-mêmes la plus grande partie de leur matériel. Un d’eux, chargé spécialement de l’organisation du service, faute d’un nombre suffisant de mécaniciens, conduisait lui-même les convois. Ce qui manquait alors, et ce qui manqua longtemps à notre pays, ce n’étaient pas des ouvriers capables d’exécuter un travail indiqué, c’étaient surtout des contre-maîtres pour en diriger l’exécution. Telle fut la cause principale de notre infériorité en fait de constructions mécaniques vis-à-vis de l’Angleterre, infériorité d’où quelques grands établissemens habilement conduits ont fini par nous relever.

Le besoin de créer à tout moment, et comme par improvisation, les moyens de satisfaire à d’impérieuses nécessités a donné lieu, sur le chemin de Saint-Étienne à Lyon, aux plus utiles expériences. Les idées ingénieuses abondent dans les combinaisons qui se rapportent à ce que j’appellerai la partie technique de l’entreprise ; malheureusement on ne porta pas des vues aussi prévoyantes, aussi habiles, dans l’exploitation commerciale. Loin de chercher à s’accommoder aux exigences locales, on voulut imposer violemment au commerce ses propres convenances. On avait raison, sans aucun doute, de résister à certaines prétentions abusives, par exemple à celle qu’émettaient les extracteurs de houille, de faire opérer en trois ou quatre mois, dans la saison des ventes, le transport de tous leurs charbons, sauf à laisser ensuite inactif le matériel de la compagnie ; mais on poussa la résistance jusqu’à des limites extrêmes, jusqu’à vouloir réglementer arbitrairement les transports et à n’avoir qu’un matériel insuffisant pour les besoins réels. Dans les détails du service, on suscitait aux expéditeurs mille difficultés tracassières ; on élevait mille prétentions injustifiables ; on recourait à mille subterfuges en vue de hausser les tarifs existans pour le transport des marchandises. Ce que ces procédés soulevèrent de plaintes et de récriminations est incalculable ; le chemin se trouva en lutte ouverte avec presque tous les intérêts locaux. Dès qu’on jette les yeux sur les longues enquêtes auxquelles il fut procédé par les soins de l’autorité[22], on reconnaît que les difficultés viennent surtout de l’imprévoyance du cahier des charges, imprévoyance d’ailleurs inévitable, car personne en 1827 n’était en mesure de définir les obligations qui devaient incomber aux chemins de fer. Les contestations auxquelles donnait lieu cette absence de règles précises, on comprend sans peine qu’elles aient surgi, principalement sur le chemin de Lyon à Saint-Étienne, qui possédait une clientèle infiniment plus considérable que celle des deux autres chemins de la Loire, et touchait à des intérêts plus nombreux et plus puissans. Le transport des personnes donna naissance, comme celui des matières premières, à divers abus. L’acte de concession n’avait pu fixer ici aucun tarif, parce qu’à l’origine on n’avait en vue que les marchandises. Quand il fallut abattre la concurrence des anciennes voitures, le transport des voyageurs se fit à des prix modérés ; mais on le porta un peu plus tard à un taux excessif. Tandis que le public réclamait une intervention plus active de l’autorité dans la surveillance du service, la compagnie en repoussait au contraire l’idée, alléguant les termes du contrat. D’autres chemins de fer ayant été concédés avec des cahiers des charges plus détaillés, la pression du dehors devînt plus vive, et on fut contraint de céder quelque chose. Le terrain ne fut gagné pourtant que pied à pied, et quelquefois à l’aide de transactions plus ou moins secrètes entre les concessionnaires et les principaux opposans de la localité. On put juger là une fois de plus combien le monopole, livré à lui-même, se laisse aisément emporter à des exagérations, au préjudice même de son intérêt bien entendu.

Les trois chemins de la Loire avaient été terminés et livrés au public dans l’ordre chronologique des concessions. Sur celui de Saint-Étienne à Andrezieux, le service régulier commença le 1er octobre 1828. Antérieure de deux années à l’ouverture du chemin de Liverpool à Manchester, cette date nous reporte bien à l’ère primitive des railways. Les diverses fractions de la ligne de Lyon à Saint-Étienne ne furent mises en exploitation que successivement. On circula de Rive-de-Gier à Givors dès le mois de juin 1830, c’est-à-dire quelques mois encore avant l’inauguration du chemin de Liverpool. À la fin de 1832, la ligne entière était ouverte. Les transports commencent sur la route ferrée de Roanne en 1834. La même année, les railways du Forez sont reliés les uns aux autres, et quoique l’accord passé entre les compagnies laisse place à des difficultés ultérieures, on peut dès lors éviter les embarras d’un transbordement.

Une même fortune n’était pas réservée à ces trois rameaux d’un même groupe ; mais pour apprécier la diversité de leurs destinées, il faut savoir ce qu’a coûté chacun de ces premiers chemins de fer. Le complet achèvement de la ligne de Saint-Étienne à Andrezieux nécessita, en comptant les frais du matériel, une dépense de 2,087,555 francs[23] ; c’était, à raison de 20 kilomètres, une somme de 104,377 francs par kilomètre. Le chemin de Lyon, malgré l’économie apportée dans l’exécution des travaux, exigea beaucoup plus. La dépense totale, sans y comprendre les intérêts payés aux actionnaires pendant la construction, mais en comptant les frais du matériel et tous les frais accessoires, fut d’à peu près 14,500,000 francs, ou de 248,000 fr. par kilomètre. Cette énorme différence tient principalement à deux causes : l’extension considérable des travaux d’art et le prix des terrains, infiniment plus élevé dans un pays mieux cultivé ou aux alentours de localités populeuses[24]. Quant à la ligne de Roanne, frayée à travers une région perdue, elle n’avait entraîné qu’une dépense d’environ 90,000 francs par kilomètre, ou, en total, d’à peu près 6 millions[25].

Le railway de Saint-Étienne à Andrezieux, qui a toujours été honnêtement exploité, a donné à ses actionnaires un intérêt raisonnable, un intérêt moyen de 5 à 6 pour 100 par année ; il a donc pu se soutenir par ses propres forces. Celui de Roanne, témérairement entrepris sans tenir assez de compte de la concurrence que lui feraient les deux chemins créés déjà dans le Forez, n’a jamais rien produit pour les capitalistes qui en avaient supporté les frais. Une première société, après de cruelles années de détresse, fut réduite à liquider ses affaires ; la ligne fut vendue 3,990,000 francs. Une seconde société, constituée en 1841, reçut de l’état un prêt de 4 millions, et cependant elle eut de la peine à tenir ses comptes en équilibre. La compagnie de Saint-Étienne à Lyon, au contraire, est arrivée à la plus brillante fortune. La propriété avait été divisée en deux mille deux cents actions, dites actions de capital, ayant opéré, chacune un versement de 5,000 francs, et en quatre cents actions d’industrie au profit des fondateurs et gérans, n’ayant rien versé, mais ne devant venir au partage des bénéfices qu’après que l’exploitation vaudrait par année 4 pour 100 au capital. Ces dernières actions devaient alors prendre pour elles seules la moitié des bénéfices nets. Plus tard, il fut convenu que les actions de capital produiraient d’abord 7 pour 100 ; 3 pour 100 appartiendraient ensuite aux actions d’industrie, et au-dessus de 10 pour 100 de bénéfices, on reviendrait au partage par moitié. Comme la société avait dû faire divers emprunts dont il fallait servir les intérêts, les actions d’industrie attendirent leur tour pendant plus de quatorze ans ; mais quand il arriva, elles se trouvèrent dotées d’un revenu splendide. Malgré de longues discussions et des tiraillemens multipliés entre les titres de l’une et de l’autre origine, les actions d’industrie ont gardé leur opulente situation jusqu’au moment où la ligne de Saint-Étienne à Lyon, de même que les deux autres chemins de fer de la Loire, a été cédée à la compagnie dite du Grand-Central (1er avril 1853)[26]. En prenant une moyenne depuis 1843 jusqu’au 1er avril 1853, on trouve que chaque action d’industrie a reçu par an une somme de 934 fr. 50 cent., et chaque action de capital 380 fr. 85 cent, seulement ; mais la situation des premières avait été établie dans des conditions bien plus aléatoires que celle des secondes.

Durant la phase originelle des chemins de fer, les créations forésiennes restent sans rivales en France. C’est à peine si on compte deux ou trois autres essais, essais infiniment plus modestes. Un chemin de 28 kilomètres, conduisant des houillères d’Epinac, dans le département de Saone-et-Loire, au canal de Bourgogne, fut concédé au mois d’avril 1830 ; il n’a jamais servi qu’au transport des marchandises. En 1833, on autorisa la construction d’une sorte d’embranchement sur le chemin de Roanne, partant du village de Montrond pour aboutir à Montbrison. Cet embranchement n’arrivait pas jusqu’à l’artère dont il dépendait, les concessionnaires d’un pont jeté sur la Loire en face de Montrond n’ayant pas voulu consentir à livrer passage. On s’était d’ailleurs borné, pour ce rameau, à poser des rails sur un des accotemens de la route départementale de Lyon à Montbrison. Si faibles qu’en eussent été les frais, ce chemin a été complètement abandonné après quelques années d’exploitation. C’est le seul exemple chez nous d’une route ferrée qui n’ait pu alimenter son service ou au moins former l’objet d’une vente.

Une conception aussi hardie et devenue plus tard tout aussi féconde que celle des railways de la Loire, la conception des chemins du dard et de l’Hérault, se range aussi dans le cercle des plus anciennes initiatives prises en France en matière de chemins de fer. Si la réalisation du projet primitif se fit attendre jusqu’à ce qu’une loi eût accordé en 1837 au réseau méridional le concours de l’état, la première pierre de l’œuvre n’en avait pas moins été posée en 1833 par la concession du chemin d’Alais à Beaucaire. L’idée de ce chemin, comme celle des annexes qui l’ont complété et qui ont associé le midi de la France au mouvement industriel de l’époque, appartient à un ingénieur d’un esprit éminent et fécond en ressources, M. Paulin Talabot. Sachant deviner les besoins à satisfaire, habile à stimuler l’activité locale quand elle était engourdie, il a ouvert dans le Bas-Languedoc des sources de richesse et de prospérité qui ont transformé l’aspect de la contrée[27].

La phase primitive de l’histoire des chemins de fer, que nous avons vue commencer en Angleterre par le chemin de Stockton à Harlington, et qui se clôt chez nous par la conception des chemins du midi, prend fin en 1834. L’initiative avait appartenu dans notre pays à la restauration, qui fit pour les voies ferrées tout ce que permettait alors l’état de la science. La France, il est permis de le dire en présence des faits, s’était activement associée dès l’origine aux exemples donnés des deux côtés de l’Océan Atlantique. l’époque où nous amène cette récapitulation, une carrière plus vaste est sur le point de s’ouvrir. En 1834 commence la grande expansion des voies ferrées en Angleterre et aux États-Unis. À ce moment aussi, on va autoriser chez nous divers essais dans des conditions toutes nouvelles. Bornons-nous pour aujourd’hui à résumer les traits généraux de la période que nous venons de traverser. Durant cette période, toutes les opérations n’offrent guère qu’un intérêt local. Le problème ne se produit point comme pouvant affecter l’avenir des sociétés modernes. Plus ou moins considérables, presque tous les essais auxquels on se livre ont lieu sur des points éloignés des regards du public. Les oppositions dirigées contre ces œuvres naissantes sont aussi d’une nature toute privée. On peut pourtant déjà saisir dans ces entreprises quelques-unes des tendances qui se développeront plus tard. Partout on voit s’épanouir, grâce à l’impulsion ainsi donnée, l’activité industrielle et se multiplier les élémens de travail. Les cités que touchent les chemins de fer, Liverpool, Manchester, Saint-Étienne, Rive-de-Gier, Givors, augmentent d’importance, ou commencent à en acquérir. En France particulièrement, toutes les industries des montagnes de la Loire ont pris, depuis l’ouverture des voies ferrées, un essor inoui. La fabrication des rubans elle-même, qui n’exige pas le transport de matières encombrantes, a profité des routes nouvelles, en ce sens que la facilité des communications a sollicité davantage les voyageurs du commerce et singulièrement développé le cercle des affaires. C’est surtout dans l’industrie de la houille, et dans celle des fers que devait se manifester l’élan imprimé à la production. L’extraction de la houille, qui, en 1830, ne s’élevait dans le bassin de la Loire qu’à 683,000 tonnes, arrive, dix ans plus tard, en 1840, à plus de 1,100,000 tonnes[28]. Nulle part au reste, on n’aperçoit mieux que dans l’industrie houillère toute l’influence qu’exercent sur le développement de la production la facilité et le bon marché des transports.

Jusqu’à l’établissement du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, les usines métallurgiques que la présence du combustible avait fait surgir dans le pays étaient dans un état très languissant. Des déficits annuels propageaient le découragement ; mais le chemin de fer vint permettre de réaliser une économie de 8 à 10 pour 100 par tonne sur le prix de revient des minerais amenés des bords du Rhône. Une réduction analogue fut effectuée sur le transport des produits fabriqués acheminés vers Lyon. Dès ce moment, les hauts-fourneaux et les forges reprennent courage et se multiplient. La production de la fonte, qui en 1834 n’était que de 8,300 tonnes, était en 1842 de 10,400 tonnes, et elle a quadruplé depuis lors. Une progression plus rapide encore s’est déclarée dans la fabrication du fer forgé, dont l’importance dépasse ici celle de la fonte. Grâce à ces diverses extensions, le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon est de tous les rail-ways du monde celui qui possède le plus fort tonnage de marchandises[29].

Pendant que les moyens de travail se multipliaient autour des voies ferrées en des proportions si considérables, pendant que des bras condamnés jadis durant une grande partie de l’année à une inaction absolue trouvaient à s’employer continuellement, qu’arrivait-il pour le prix des objets de première nécessité ? La famille ouvrière, dont le revenu était grossi par le fait d’un travail plus suivi, voyait-elle annihiler cette augmentation par le renchérissement des produits de première nécessité ? Disons d’abord que les conséquences observées ne sont pas les mêmes par rapport à tous les articles. Là, les prix diminuent ; ici, ils montent moins qu’ils ne l’auraient fait ailleurs ; le renchérissement est moins sensible, grâce à des ressources plus abondantes. On voit par exemple une baisse notable se déclarer dans le prix des houilles après l’ouverture du chemin de Stockton à Darlington. Ce prix fléchit, sur les ports d’embarquement, de 18 shillings à 8 shillings 1/2. Aussitôt que Manchester fut réuni à Liverpool par une ligne ferrée, le sucre, qui est en Angleterre bien plus qu’en France une denrée de consommation usuelle, diminua sensiblement de prix, de même que celui de vingt denrées exotiques. Chez nous, dans nos montagnes du Forez, le fer, qu’emploient tant de petites forges isolées, est vendu à beaucoup meilleur marché après la mise en exploitation des chemins de fer. Un grand nombre d’articles de vêtement, importés plus facilement de Lyon ou de Paris, éprouve une réduction marquée. Tels objets regardés naguère comme des articles de luxe rentrent désormais dans la consommation générale. Quant aux denrées alimentaires, le prix de ces articles ne s’élève pas à Rive-de-Gier et à Saint-Étienne, au milieu d’une activité si puissamment agrandie, en une proportion plus large et plus rapide que dans les villes de France où les élémens de travail demeurent stationnaires. La progression équivaut donc à une baisse relative.

Ainsi, en dernière analyse, de notables avantages locaux sont dérivés, durant la phase originelle des chemins de fer, de créations qui étaient elles-mêmes toutes locales. Peut-on dire néanmoins que ces premiers essais aient produit en France tout le bien qu’ils étaient susceptibles d’engendrer ? Peut-on dire qu’on a su s’en servir de la manière la plus conforme aux vrais principes de l’économie sociale ? C’eût été peut-être demander l’impossible. Le reproche qu’on peut adresser à ces exploitations consiste à n’avoir pas su s’inspirer assez de cette idée, que le meilleur moyen, pour réussir ou pour étendre son succès, c’est de consulter sans cesse les intérêts du public. La tendance à outrepasser son droit se manifeste dès l’origine. On ne cherche pas avec assez d’ardeur quels nouveaux services on pourrait ajouter à ceux qu’on rend déjà. Dans la Loire, les chemins de fer n’ont jamais été d’aucun avantage pour l’agriculture. Pourquoi ? C’est qu’ils n’ont pas voulu adopter des mesures, du moins des mesures constantes, comme telles et telles compagnies anglaises et américaines, pour faciliter le transport des engrais, des récoltes, etc. Relativement aux articles industriels même, les petits producteurs, par suite des rigueurs du tarif, n’ont pas toujours tiré profit des voies ferrées. Les imperfections, les inconvéniens signalés dans l’exploitation de ces voies font désirer de nombreuses améliorations ; mais la réalisation de ces réformes doit appartenir à une autre époque que celle où le plan de cette première étude nous oblige à nous renfermer.

Comment peut-on caractériser le rôle de chacun des pays dont les tentatives d’importance inégale remplissent la période originelle des chemins de fer ? Les deux peuples issus d’une même origine qui déploient sur l’un et l’autre bord de l’Océan, bien qu’avec de profondes différences de caractère, un génie également pratique, apparaissent ici sur le premier plan. Ils n’y apparaissent pas tous les deux sous le même jour ni avec le même mérite. L’invention appartient à l’Angleterre ; les États-Unis se distinguent ensuite par la rapidité apportée dans l’exécution. Quant à la France, elle se borne alors à imiter ; son vrai rôle n’était pas encore commencé. Ce n’est que durant la seconde période, durant la période des études scientifiques, qu’elle remplit véritablement une mission d’un ordre particulier. La question se dégage alors peu à peu des langes de l’empirisme ; elle sort du cercle des exploitations purement locales. Chacun comprend qu’elle se lie de près aux destinées de la civilisation moderne.


A. AUDIGANNE.

  1. On peut voir une sorte d’échantillon des routes à la Stevenson établi tout nouvellement aux portes de Paris, entre l’Arc de Triomphe de l’Étoile et Neuilly.
  2. Il y a tel canal qui valut pendant cinquante années à ses actionnaires un revenu égal au chiffre primitif de chaque action, il n’était pas rare de voir ces titres monter jusqu’à plus de vingt fois leur valeur originelle.
  3. Quelques publications d’outre-Manche ont essayé de moitié le nom d’un Anglais. M. Bell (de Helensbourg), avant celui de l’ingénieur américain ; mais M. Bell doit se contenter d’avoir construit le premier bateau à vapeur qui ait navigué en Europe : c’était en 1811, quatre ans après l’heureux essai de Fulton.
  4. Le steamer américain l’Arctic, qui vient de périr si déplorablement, avait effectué son dernier voyage de New-York à Liverpool en neuf jours et demi.
  5. Pour cette excursion, l’appareil de M. Gurney avait subi une importante modification. Lors des premiers essais, la machine était attenante à la caisse occupée par les voyageurs ; cette fois elle en était séparée, elle ne servait plus qu’à remorquer la voiture. Cette séparation est devenue un principe invariable sur les chemins de fer.
  6. Des essais analogues, on se le rappelle, eurent lieu en France vers la même époque et sans plus de succès entre le Carrousel et Versailles.
  7. Il y a eu des cas où plus d’un demi-million de francs s’est trouvé de cette façon consommé sans fruit. Les choses ont radicalement changé depuis cette époque ; on a vu les country gentlemen encourager avec passion les projets les plus téméraires.
  8. A History of the English rail-way, by John Francis. Cet ouvrage, qui s’occupe exclusivement des chemins de fer anglais, n’a pas toujours le ton et le mouvement de l’histoire : mais il renferme des détails statistiques intéressans et des faits curieux.
  9. La machine Stephenson était une de ces machines dites « haute pression, et auxquelles on avait renoncé sur les bâtimens à vapeur à la suite d’accidens arrivés par explosion. Avec les machines à basse pression, la vapeur, moins comprimée, est plus facile à retenir ; mais il en faudrait une quantité infiniment plus grande pour produire une force égale. Renoncer aux machines à haute pression, qui donnent plus de force tout en prenant moins de place et en pesant moins, c’eût été, pour dire le mot, rendre les chemins de fer impossibles, tant les résultats obtenus en fait de vitesse eussent été faillies. On n’emploie sur les chemins de fer que des machines à haute et très haute pression, et comme les circonstances ne sont plus les mêmes ici que dans la navigation, ce système n’est accompagné d’aucun danger.
  10. Le même esprit se manifeste dans l’établissement de la navigation à vapeur. On sait combien de désastres a entraînés, mais sans la décourager jamais, la témérité systématique des Américains.
  11. Ce canal avait été commencé en 1817. L’essor des canaux en Amérique date de la même époque ; mais on mena si vite cette besogne, que douze ou quatorze ans plus tard. quand les chemins de fer prévalurent dans l’opinion publique, les États-Unis possédaient 4,000 kilomètres de canaux. Voyez l’important ouvrage de M. Michel Chevalier, Histoire et Description des voies de communication aux États-Unis d’Amérique, et The Progress of America, par M. Mac Culloch.
  12. On est étonné de la modicité du prix de revient des chemins de fer en Amérique. On l’évalue en moyenne à 150,000 francs le kilomètre. En Angleterre, cette moyenne dépasse 400,000 fr. On la porte en France de 300 à 350,000 fr. En Belgique, où le chiffre est regardé comme très bas, il est encore de 267,000 francs. Il est inutile de dire que ces chiffres sont nécessairement arbitraires, parce que la dépense a varié suivant les localités et les temps ; mais ils forment une indication comparative utile à connaître.
  13. Voyez l’ouvrage publié en 1840 par M. Bineau. Chemins de fer de l’Angleterre et Législation qui les régit.
  14. l’établissement de ces divisions devrait être rigoureusement obligatoire sur tous les chemins de fer du monde.
  15. Le sol restreint de la Belgique, où l’œil peut aisément embrasser le champ à parcourir, se prêtait au système de l’exécution par l’état. Les lignes du réseau primitif n’embrassent d’ailleurs à elles toutes que 559 kilomètres, ce qui n’est pas même l’équivalent du seul chemin de Paris à Bordeaux. De plus, grâce à un sol uni presque partout, les travaux d’art ne devaient pas être très coûteux. L’état a dépensé pour cet objet une somme de 165 à 167 millions seulement. L’industrie privée n’est point exclue d’ailleurs de toute action en Belgique ; elle a aussi ses chemins, seulement elle n’est venue qu’après le gouvernement et pour une étendue moindre. (Voyez l’ouvrage de M, Perrot, publié en 1845 : Les Chemins de fer belges.)
  16. Les houillières d’Anzin et les mines de plomb de Poullaouen se servaient de bandes en bois.
  17. L’opuscule de M. de Gallois est intitulé : les Chemins de fer en Angleterre, notamment à New-Castle, dans le Northumberland.
  18. Les capitalistes qui contribuèrent à ce premier essai, et dont il n’est pas hors de propos de citer les noms, étaient MM. Hochet, de Lur-Saluces, Boignes, Milleret et Bricogne, la plupart intéressés déjà dans quelques grandes usines du pays.
  19. Divers travaux dans la mécanique appliquée ont valu à M. Séguin aîné le titre de membre correspondant de l’Académie des sciences. On doit notamment à ce constructeur l’invention de la chaudière tabulaire, invention facilitée, il est vrai, par divers élémens recueillis en Angleterre, mais antérieure à toute autre réalisation complète, constatée en France par un brevet du 12 décembre 1827, et qui a seule rendu possible la construction de locomotives douées de la puissance nécessaire aux railuays.
  20. Le nivellement du chemin avait été fait avec beaucoup de soin par M. Biot, de l’Académie des sciences, que les fondateurs s’étaient adjoint.
  21. De l’Influence des Chemins de fer et de l’Art de les tracer et de les construire, par M. Séguin aîné. Ce livre renferme de curieux détails sur les travaux d’art du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon et d’utiles données sur les chemins de fer en général.
  22. On peut consulter ces enquêtes dans un livre intitulé Lois européennes sur les chemins de fer, publié à Saint-Étienne en 1837 par M. Smith, conseiller à la cour impériale de Lyon, membre et rapporteur d’une des commissions locales. Ce livre a d’ailleurs le mérite de résumer l’état de la science des chemins de fer au moment où il a paru.
  23. Le fonds de la société était seulement de 1,791,000 fr. L’excédant a été couvert par les produits de l’exploitation.
  24. On avait évalué les acquisitions de terrains à 1,200,000 fr. et on atteignit le chiffre de 3,633,000 fr. On était alors placé, en fait d’expropriation forcée, sous le régime si difficile de la loi de 1810.
  25. Sur un parcours plus long que celui du chemin de Lyon, les acquisitions de terrains n’avaient pas tout à fait absorbé un million de francs.
  26. À la veille de cette cession, les trois chemins s’étaient déjà fusionnés en une seule compagnie, sous le nom de Chemin de jonction de Rhône et Loire.
  27. On ne peut parler des lignes ferrées du midi sans citer le nom d’un autre habile ingénieur, M. Didion, à qui l’on doit, entre autres combinaisons grandes et ingénieuses, le magnifique viaduc établi près de Nîmes, sur le chemin de cette ville à Montpellier.
  28. En 1850, clin était de 1,500,000 tonnes ; en 1854, elle est de 2 millions. À 1,000 kilogrammes par tonne, c’est pour 1854 un poids de 2 milliards de kilog.
  29. Le mouvement des personnes forme aussi un indice utile à recueillir : en 1836, on ne comptait encore sur la ligne de Saint-Étienne à Lyon que 170,000 voyageurs, valant à la compagnie une somme de 437,000 flancs. Ces chiffres ne cessent plus de s’accroître d’année en année, et ils montent en 1852 à 756,000 voyageurs et 1,274,000 fr.