Roy & Geffroy (p. 60-69).


VII

L’ESCARMOUCHE


Cependant la nature a des droits qu’elle n’abdique jamais : quelle que fût l’inquiétude des Mexicains, les fatigues qu’ils avaient endurées pendant cette longue journée leur faisaient sentir le besoin impérieux de reprendre des forces ; aussi, après quelques sombres réflexions sur la position critique et presque désespérée dans laquelle ils se trouvaient, don Pedro donna l’ordre aux peones d’allumer du feu et de préparer le repas du soir.

Il est à remarquer que les hommes dont la vie est plutôt physique que morale ne laissent jamais, quelle que soit la situation dans laquelle les place le hasard, de manger et de dormir ; l’appétit et le sommeil ne leur manquent jamais ; la raison en est simple : exposés à chaque minute à soutenir des luttes gigantesques soit contre les hommes, soit contre les éléments, il faut que leurs forces soient en rapport avec les efforts qu’ils auront à faire pour surmonter les obstacles qu’ils auront à vaincre ou les périls dont ils seront menacés.

Le repas fut triste et silencieux, chacun était trop vivement impressionné par l’approche de la nuit, moment que choisissent d’habitude les Peaux-Rouges pour attaquer leurs ennemis à la faveur des ténèbres, pour que les Mexicains songeassent à échanger entre eux quelques paroles.

L’absence du chasseur fut longue ; déjà depuis près de deux heures le soleil avait disparu derrière les hautes cimes des montagnes ; d’épaisses ténèbres enveloppaient la terre comme d’un sinistre linceul ; pas une étoile ne scintillait au ciel ; de gros nuages noirs couraient dans l’espace et voilaient complètement le disque de la lune.

L’haciendero n’avait voulu s’en remettre qu’à lui-même du soin de veiller à la sûreté commune : couché à plat ventre sur la plate-forme afin que, si quelque ennemi invisible était aux aguets, il ne pût l’apercevoir, il interrogeait anxieusement la ligne noire de la rive, ayant à ses côtés le capataz qui, pas plus que lui, n’avait consenti à chercher un repos que l’inquiétude qui le dévorait devait rendre impossible.

Les hautes falaises des rives étaient nues et désertes ; seulement, à un endroit où la plage se faisait accessible, on voyait par intervalles des ombres noires s’agiter quelques instants avec de sourds grondements de colère, puis disparaître.

Ces ombres étaient évidemment des bêtes fauves qui regagnaient leurs repaires après s’être désaltérées à la rivière.

— Venez ! dit tout à coup une voix basse et accentuée à l’oreille du Mexicain.

Don Pedro se retourna en étouffant un cri d’étonnement : le chasseur était près de lui, appuyé sur son rifle.

Les trois hommes entrèrent dans la caverne.

Les restes du feu allumé pour le repas du soir répandaient une lueur suffisante pour distinguer les objets.

— Vous avez bien tardé ! dit l’haciendero.

— J’ai fait six lieues depuis que je vous ai quittés, répondit le chasseur, mais il ne s’agit pas de cela : un homme, qu’il est quant à présent inutile que vous connaissiez, a résolu de vous empêcher d’atteindre les plantations ; un parti apache est à notre poursuite ; malgré mes précautions je n’ai pu parvenir à dérober nos traces à ces démons rusés dont l’œil perçant découvrirait dans l’air la trace du passage de l’aigle ; les Indiens sont campés près d’ici, ils préparent des radeaux et des pirogues pour vous attaquer.

— Sont-ils nombreux ? demanda l’haciendero.

— Non, une vingtaine tout au plus, dont cinq ou six seulement ont des fusils ; les autres n’ont que des flèches et des lances. On vous sait désarmés, ou du moins on croit que vous l’êtes, on compte s’emparer de vous sans coup férir.

— Mais quel est l’homme qui s’acharne ainsi après nous ?

— Que vous importe ? C’est un être étrange et mystérieux, dont l’existence est une suite continuelle de machinations ténébreuses ; son cœur est un abîme que nul n’a osé sonder et dont peut-être lui-même redouterait d’entrevoir le fond, lui qui cependant ne craint rien au monde. Mais laissons cela. Dans deux heures vous serez attaqués. Trois moyens s’offrent à vous pour tenter d’échapper au sort qu’on vous prépare.

— Quels sont ces moyens ? demanda vivement l’haciendero.

— Le premier est de rester ici, d’attendre l’attaque et de combattre vigoureusement : les Apaches, effrayés de voir armés et sur leurs gardes des hommes qu’ils supposaient surprendre sans défense, perdront peut-être courage et se retireront.

Doña Hermosa, éveillée par le bruit des voix, s’était rapprochée et écoutait avec anxiété.

L’haciendero secoua la tête.

— Ce moyen me semble hasardeux, dit-il, car, si nos ennemis parviennent à prendre pied sur le rocher, ils finiront par nous accabler par le nombre et s’emparer de nous.

— C’est ce qui arrivera probablement, dit froidement le chasseur.

— Voyons le second moyen ; ce que vous m’avez proposé me semble impraticable.

— Ce rocher communique, par un souterrain sous le lit de la rivière, à un rocher assez éloigné de l’endroit où nous sommes. Je vous conduirai à ce rocher ; arrivés là nous monterons dans la pirogue : une fois débarqués sur l’autre rive, nous prendrons nos chevaux et nous confierons notre salut à la rapidité de leur course.

— Je préférerais ce moyen, si nos chevaux n’étaient pas aussi fatigués et si une fuite de nuit à travers le désert n’était pas une chose à peu près impossible.

— Les Peaux-Rouges connaissent aussi bien que moi le rocher sur lequel nous sommes réfugiés ; peut-être ont-il gardé déjà l’issue par laquelle nous espérons fuir.

— Oh ! oh ! fit tristement l’haciendero ; malgré toute votre bonne volonté pour nous servir, les moyens que vous me proposez ne sont pas heureux.

— Je le sais ; malheureusement il ne dépend pas de moi qu’il en soit autrement.

— Enfin, murmura don Pedro avec résignation, voyons le dernier.

— Le dernier, vous le trouverez, j’en ai bien peur, plus impraticable encore que les deux autres. C’est une tentative folle et désespérée qui offrirait peut-être des chances de succès, si nous n’avions pas avec nous une femme qu’il ne nous est pas permis d’exposer à un péril pour la faire échapper à un autre.

— Alors il est inutile d’en parler, fit l’haciendero en jetant un regard douloureux sur sa fille.

— Pardonnez-moi, mon père, s’écria vivement doña Hermosa ; voyons ce moyen, au contraire, peut-être est-ce le seul qui soit réellement bon. Expliquez-vous, señor, continua-t-elle en s’adressant au chasseur. Après ce que vous avez fait pour nous, nous serions ingrats de ne pas suivre vos conseils. Ce que vous hésitez à nous dire par égard pour moi est, j’en suis convaincue, la seule voie de salut qui nous soit ouverte.

— Peut-être, répondit le chasseur ; mais, je vous le répète, señorita, ce moyen est impraticable avec vous.

La jeune fille se redressa, un sourire railleur plissa ses lèvres roses, et, reprenant la parole d’une voix légèrement ironique :

— Vous me croyez donc bien faible et bien pusillanime, señor, que vous n’osez parler ? Je ne suis qu’une femme, il est vrai, débile comme nous le sommes toutes, mais je pense vous avoir prouvé, depuis les quelques heures que nous voyageons de compagnie, que mon cœur est au-dessus d’une crainte vulgaire et que, si chez moi la force physique ne répond pas à l’énergie morale, ma volonté triomphe de cette débilité, qui malheureusement appartient à mon sexe, et me place toujours à la hauteur des événements, quels qu’ils soient.

Le Cœur-de-Pierre avait attentivement écouté la jeune fille ; le masque d’impassibilité qui couvrait ses traits s’était fondu au son de cette voix mélodieuse, et une ardente rougeur avait envahi son visage.

— Pardonnez-moi, señorita, répondit-il d’une voix que l’émotion intérieure qui l’agitait faisait tremblante, j’ai eu tort, je vais parler.

— Bien ! fit-elle avec un doux sourire ; je savais bien que vous me répondriez.

— Les Apaches, ainsi que je vous l’ai dit, sont campés à peu de distance sur le bord de la rivière ; certains de ne pas être inquiétés, ils ne se gardent pas, ils dorment, boivent de l’eau de feu ou fument en attendant l’heure de vous attaquer. Nous sommes six hommes bien armés et déterminés, car nous savons que notre salut dépend de la réussite de notre expédition : débarquons sur l’île, surprenons les Peaux-Rouges, attaquons-les vigoureusement, peut-être réussirons-nous à nous ouvrir un passage, et alors nous serons sauvés, car, après leur défaite, ils n’oseront pas se mettre à notre poursuite. Voilà ce que je voulais vous proposer.

Il y eut un assez long silence ; ce fut doña Hermosa qui le rompit.

— Vous aviez tort d’hésiter à nous faire part de ce projet, dit-elle vivement, c’est en effet le seul praticable ; mieux vaut marcher bravement au-devant du danger que de trembler lâchement en l’attendant ; partons, partons, nous n’avons pas une seconde à perdre.

— Ma fille, s’écria don Pedro, vous êtes folle, songez que nous nous exposons à une mort presque certaine.

— Soit ! mon père, répondit-elle avec une énergie fébrile, notre sort est entre les mains de Dieu, sa protection a été trop évidente jusqu’à ce moment pour qu’il nous abandonne.

— La señorita a raison, s’écria le capataz, allons enfumer ces démons dans leur repaire ; d’ailleurs, ce chasseur, auquel je fais mes très humbles excuses d’avoir un instant soupçonné sa loyauté, nous fournira, j’en suis persuadé, les moyens d’arriver sans être découverts jusqu’au camp des Apaches.

— Du moins j’y emploierai tous mes efforts, répondit simplement le chasseur.

— Allons donc, puisque vous le voulez, dit en soupirant l’haciendero.

Les peones, bien qu’ils ne se fussent pas mêlés à la conversation, saisirent leurs rifles d’un air déterminé qui montra qu’ils étaient résolus à faire leur devoir.

— Suivez-moi, dit le chasseur en allumant une torche de bois d’ocote, afin d’éclairer la route.

Sans plus de discussion, les Mexicains s’enfoncèrent dans le souterrain.

En passant, ils reprirent leurs chevaux, auxquels les quelques heures de repos qu’on leur avait données avaient rendu toutes leurs forces.

Les voyageurs continuèrent alors à s’avancer dans le souterrain. Au-dessus de leur tête ils entendaient le bruit sourd et continu des eaux ; des milliers d’oiseaux de nuit, éblouis par la clarté subite de la torche, s’éveillaient sur leur passage et tournoyaient autour d’eux en poussant des cris lugubres et discordants.

Après avoir marché ainsi rapidement pendant environ vingt-cinq minutes, le chasseur s’arrêta :

— Attendez-moi, dit-il, et, remettant la torche au capataz, il s’éloigna en courant.

Son absence fut courte, bientôt il fut de retour.

— Venez, dit-il, tout va bien.

Ils le suivirent de nouveau ; soudain un air frais et piquant les frappa au visage et devant eux dans l’obscurité ils virent briller deux ou trois points lumineux ; ils avaient atteint le second rocher.

— Maintenant il faut redoubler de prudence, dit le chasseur. Ces points que vous apercevez dans le brouillard sont les feux de campement des Apaches ; ils ont l’oreille fine, le bruit le plus léger révélerait notre présence.

La pirogue fut remise à l’eau, les Mexicains s’embarquèrent ; le capataz, placé à l’arrière de la frêle embarcation, tenait réunies dans sa main les brides des chevaux qui suivaient à la nage.

La traversée dura quelques minutes à peine ; bientôt l’avant de la pirogue grinça sourdement sur le sable de la plage.

L’endroit avait été habilement choisi par le chasseur : une roche élevée projetait sur l’eau, à une assez grande distance, une ombre tellement épaisse qu’à dix pas il eût été impossible de distinguer les voyageurs.

Le couvert de la forêt éloigné de vingt pas à peine de la plage offrit immédiatement la protection de ses broussailles aux fugitifs.

— La señorita demeurera ici avec un peon pour garder les chevaux, dit rapidement le chasseur, pendant que nous tenterons notre coup de main.

— Non, répondit résolument la jeune fille, je n’ai besoin de personne ; l’homme que vous laisseriez avec moi vous ferait faute ; donnez-moi un pistolet pour me défendre au cas peu probable où je serais attaquée, et partez.

— Cependant, objecta le jeune homme, señorita…

— Je le veux ! dit-elle péremptoirement ; allez ! et que Dieu nous protège !

L’haciendero serra convulsivement sa fille sur sa poitrine.

— Du courage ! mon père, lui dit-elle en l’embrassant, tout finira bien !

Elle lui enleva un pistolet et s’éloigna rapidement en lui faisant un signe d’adieu.

Le chasseur recommanda une dernière fois la prudence à ses compagnons, et la petite troupe s’engagea sur ses traces dans la forêt.

Après avoir marché en file indienne pendant environ un quart d’heure, ils aperçurent briller à peu de distance les feux des Apaches.

Sur un signe du chasseur, les Mexicains s’allongèrent sur le sol et commencèrent à ramper silencieusement, n’avançant qu’avec une extrême précaution, pouce à pouce, l’oreille au guet, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect de leurs ennemis.


Don Fernando lui tordit le poignet si rudement que le misérable laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

Mais rien ne bougea ; les Apaches dormaient, pour la plupart plongés, ainsi qu’il était facile de le deviner, dans l’ivresse brutale causée par l’abus des liqueurs fortes.

Seulement trois ou quatre guerriers que la plume de vautour, plantée dans leur chevelure au-dessus de l’oreille, faisait reconnaître pour des chefs, étaient accroupis devant un feu et fumaient avec cette gravité automatique qui caractérise les Indiens.

Sur l’ordre du chasseur, les Mexicains se relevèrent doucement, et chacun d’eux s’abrita derrière le tronc d’un arbre.

— Je vous laisse, dit le chasseur à voix basse ; je vais entrer dans le camp.

Demeurez immobiles, et quoi qu’il arrive ne faites pas feu avant de m’avoir vu jeter mon bonnet à terre.

Les Mexicains inclinèrent silencieusement la tête et le chasseur disparut au milieu des broussailles.

De l’endroit où les voyageurs étaient embusqués ils pouvaient voir facilement tout ce qui se passait dans le camp des Peaux-Rouges et entendre même ce qui s’y disait, car une distance de quelques dizaines de mètres les séparait seulement du feu autour duquel étaient gravement accroupis les sachems.

Le corps penché en avant, le doigt sur la détente du rifle et les yeux fixés sur le camp, les Mexicains attendaient avec une impatience fébrile le signal de faire feu.

Les quelques minutes qui précèdent une attaque sont solennelles ; l’homme livré seul dans la nuit à ses pensées, sur le point de jouer sa vie dans une lutte sans pitié, se sent, si brave qu’il soit, envahir malgré lui par une terreur instinctive qui fait courir un frisson dans tous ses membres ; à cette heure suprême, il voit avec une rapidité vertigineuse sa vie tout entière passer devant lui comme dans un songe et, chose étrange, la pensée qui frappe son esprit avec le plus de force est l’appréhension de ce qui l’attend au delà de la mort, l’inconnu.

Une dizaine de minutes s’étaient écoulées depuis le départ du chasseur, lorsqu’un léger bruit se fit entendre dans les broussailles, du côté opposé où les Mexicains étaient embusqués.

Les chefs apaches tournèrent nonchalamment la tête, les buissons s’écartèrent, et le Cœur-de-Pierre parut dans la zone de lumière produite par les flammes des feux de veille.

Le chasseur s’avança à pas lents vers les chefs. Arrivé auprès d’eux, il s’arrêta et s’inclina cérémonieusement, mais sans parler.

Les sachems lui rendirent son salut avec cette politesse innée chez les Peaux-Rouges.

— Mon frère est le bienvenu, dit un chef, veut-il s’asseoir au feu du conseil ?

— Non, répondit sèchement le chasseur, le temps me presse.

— Mon frère est prudent, reprit le chef ; il a abandonné les Visages-Pâles parce qu’il sait que le Chat-Tigre les a livrés aux longues flèches cannelées des guerriers apaches.

— Je n’ai pas abandonné les Visages-Pâles, mon frère se trompe : j’ai juré de les défendre, je les défendrai.

— Les ordres du Chat-Tigre s’y opposent.

— Je n’ai pas à obéir au Chat-Tigre ; je hais la trahison ; je ne laisserai pas les guerriers Peaux-Rouges accomplir celle qu’ils méditent.

— Ooah ! fit le sachem, mon frère parle bien haut. J’ai entendu le milan narguer l’aigle, mais du bout de son aile l’oiseau tout-puissant l’a pulvérisé.

— Trêve de railleries, chef ; vous êtes un des guerriers les plus renommés de votre tribu, vous ne consentirez pas à vous faire l’agent d’une infâme trahison. Le Chat-Tigre a reçu ces voyageurs sous son calli, il leur a donné l’hospitalité ; vous le savez, l’hospitalité est sacrée dans la prairie.

L’Apache se mit à rire avec mépris.

— Le Chat-Tigre est un grand chef, il n’a voulu ni boire ni manger avec les faces pâles.

— Ceci est une fourberie indigne.

— Les faces pâles sont des chiens voleurs, les Apaches prendront leurs chevelures.

— Misérable ! s’écria le chasseur avec colère, moi aussi je suis une face pâle : prends-moi donc ma chevelure !

Et d’un mouvement rapide comme la pensée, en même temps qu’il jetait à terre le bonnet de fourrure qui lui couvrait la tête, il se précipita sur le chef indien et lui plongea son couteau dans le cœur.

Soudain cinq coups feu éclatèrent, et les autres chefs réunis autour du feu roulèrent agonisants sur la terre.

Ces chefs étaient les seuls qui eussent des armes à feu.

— En avant ! en avant ! cria le chasseur en saisissant son rifle par le canon et se ruant au milieu des Apaches effarés.

Les Mexicains, aussitôt après leur premier feu, s’étaient élancés dans le camp au secours du guide.

Alors commença une mêlée terrible de six hommes contre une quinzaine, mêlée d’autant plus horrible et d’autant plus acharnée que chacun d’eux savait qu’il n’avait pas de merci à attendre.

Heureusement pour eux, les Blancs avaient des pistolets ; ils les déchargèrent à bout portant dans la poitrine de leurs ennemis, puis les attaquèrent à coups de sabre.

Les Indiens avaient été si complètement surpris, ils étaient si loin de s’attendre à être si vigoureusement pressés par des hommes qui semblaient sortir de dessous terre et dont ils étaient loin de soupçonner le nombre, que la moitié d’entre eux étaient morts avant que les autres eussent entièrement repris leur sang-froid et songé sérieusement à se défendre. Lorsqu’ils voulurent essayer une résistance sérieuse, il était trop tard, les Mexicains les serraient de si près qu’une plus longue lutte devenait impossible.

— Arrêtez ! cria le chasseur.

Blancs et Peaux-Rouges baissèrent leurs armes comme d’un commun accord.

Le chasseur reprit :

— Guerriers apaches, jetez vos armes !

Ils obéirent.

Sur un signe du guide, les Mexicains les garrottèrent sans qu’ils opposassent la moindre résistance.

Les Peaux-Rouges, lorsqu’ils reconnaissent qu’ils sont vaincus, se courbent avec une apathie et un fatalisme extrêmes à la loi, si dure qu’elle soit, qu’il plaît au vainqueur de leur imposer.

Des vingts guerriers apaches, huit seulement vivaient encore, les autres avaient été massacrés.

— Au lever du soleil je viendrai moi-même vous rendre la liberté, dit le chasseur ; d’ici là n’essayez pas de rompre vos liens : vous me connaissez, je pardonne une fois, jamais deux.

Les Mexicains ramassèrent les armes jetées par les Indiens, et s’éloignèrent.

Les chevaux des Apaches étaient entravés à une extrémité du camp, le Cœur-de-Pierre les chassa dans la forêt où ils disparurent en bondissant.

— Maintenant, dit le chasseur, retournons auprès de la señorita.

— Reviendrez-vous réellement rendre la liberté à ces hommes ? demanda l’haciendero.

— Certes : voulez-vous que je les expose à être dévorés tout vivants par les bêtes fauves ?

— Ce ne serait pas un grand malheur, observa le rancuneux capataz.

— Ne sont-ils pas des hommes comme nous ?

— Oh ! fit le capataz, ils le sont si peu, que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

— Ainsi, vous oserez vous livrer entre les mains d’hommes féroces exaspérés par leur défaite ? reprit l’haciendero, vous ne craignez pas qu’ils vous assassinent ?

— Eux ! répondît le chasseur avec un dédain superbe, ils n’oseraient.

Don Pedro ne put retenir un geste d’étonnement.

— Les Peaux-Rouges sont les plus vindicatifs des hommes, dit-il.

— Oui, répondit-il, mais je ne suis pas un homme pour eux.

— Qu’êtes-vous donc ?

— Un mauvais génie, murmura-t-il d’une voix sourde.

En ce moment ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient laissé les chevaux.

Le bruit du combat était arrivé jusqu’à doña Hermosa, mais la valeureuse jeune fille, abandonnée ainsi seule au milieu d’une forêt vierge, loin de se laisser dominer par la frayeur bien naturelle qu’elle éprouvait, comprenant l’importance de la garde qui lui était confiée, était demeurée ferme à la même place, un pistolet de chaque main, écoutant anxieusement les bruits du désert, prête à se défendre, et résolue à mourir plutôt que de tomber dans les mains des Indiens.

Son père lui expliqua en quelques mots ce qui s’était passé, puis on partit à fond de train.

La nuit entière s’écoula dans une course dont la rapidité ne se peut décrire.

Au lever du soleil, la forêt était franchie ; le désert nu s’étendait à l’horizon.

Ils coururent encore deux heures sans ralentir l’allure des chevaux ; enfin, on fit halte.

— Nous nous séparons ici, dit le chasseur d’une voix ferme, avec un sentiment de tristesse qu’il ne parvint pas à dissimuler complètement.

— Déjà ! dit naïvement la jeune fille.

— Merci de ce regret que vous exprimez, señorita, mais il le faut, vous n’êtes plus qu’à quelques milles de votre hacienda ; la route vous est facile, mon secours vous devient inutile désormais.

— Nous ne nous séparerons pas ainsi, señor, fit l’haciendero en lui tendant la main, j’ai contracté envers vous des obligations.

— Oubliez-les, caballero, interrompit vivement le jeune homme, oubliez-moi, nous ne devons plus nous revoir ; vous retournez à la vie civilisée, moi je retourne au désert ; nos voies sont différentes ; pour vous et pour moi souhaitez que le hasard ne nous remette plus en présence. Seulement, ajouta-t-il en levant les yeux sur la jeune fille, j’emporte de vous un souvenir qui ne s’effacera jamais ! Maintenant, adieu ! Voici là-bas des vaqueros de votre hacienda qui s’avancent à votre rencontre ; vous êtes en sûreté.

Il s’inclina jusque sur le cou de son cheval, tourna bride et partit au galop.

Mais en relevant la tête il vit doña Hermosa qui galopait auprès de lui.

— Arrêtez, lui dit-elle.

Il obéit machinalement.

— Tenez, reprit-elle avec émotion en lui présentant un mince anneau d’or, voici ce que je possède de plus précieux ; cette bague a appartenu à ma mère, que je n’ai pas eu le bonheur de connaître ; conservez-la en souvenir de ; moi, señor.

Et, lui laissant l’anneau dans la main, la jeune fille partit sans lui donner le temps de répondre.