Roy & Geffroy (p. 51-60).


VI

LE VOYAGE


En effet, au bout de quelques instants les voyageurs virent une troupe assez nombreuse de cavaliers émerger de la forêt.

Le Cœur-de-Pierre marchait en tête de cette troupe ; don Pedro reconnut, avec un vif mouvement de satisfaction, que les chevaux et les mules de charge qui lui avaient été si audacieusement dérobés venaient à la suite du détachement.

— Ah ! ah ! fit-il, les voleurs ont été contraints de lâcher leur proie.

— Il parait, répondit le vieillard avec un imperceptible sourire.

Cependant le chasseur avait fait arrêter sa troupe à peu de distance du teocali ; lui-même avait mis pied à terre et s’était avancé vers les voyageurs, auprès desquels il arriva bientôt.

— Je vois que vous avez réussi dans votre expédition, lui dit le Chat-Tigre d’un ton railleur.

— Oui, répondit-il laconiquement en détournant la tête.

— Je suis heureux de cette circonstance, reprit le vieillard en s’adressant à don Pedro, vous rentrerez, grâce à elle, sur vos propres chevaux et sans avoir rien perdu, dans votre habitation.

— Je ne sais réellement comment reconnaître toutes les obligations que je vous ai, señor, répondit l’haciendero avec un accent pénétré.

— En ne me remerciant pas : ma conduite envers vous a été toute simple et dictée seulement par l’intérêt que m’inspirait votre malheureuse position.

Bien que l’intention évidente du Chat-Tigre fût de faire une réponse courtoise, ces paroles furent sifflées d’une voix si ironique, avec un accent de sarcasme si prononcé, que le Chat-Tigre produisit un effet tout contraire de celui qu’il voulait atteindre ; sans en comprendre bien la raison, don Pedro se sentit blessé comme si au lieu d’un compliment on lui eût adressé une insulte.

— Finissons-en, dit brusquement le Cœur-de-Pierre, le soleil est haut déjà, et il est temps de partir si vous voulez traverser la forêt avant la nuit.

— En effet, reprit le Chat-Tigre, malgré le chagrin que j’éprouve de vous voir vous éloigner, il est de mon devoir de vous avertir que, si rien ne vous retient plus ici, vous ferez bien de vous mettre en route.

Don Pedro et ses compagnons se levèrent, et, accompagnés des deux chasseurs, ils descendirent dans la plaine.

Pendant les quelques mots qui avaient été échangés sur le teocali, les cavaliers indiens s’étaient éloignés en abandonnant les mules des Mexicains à l’endroit où ils s’étaient primitivement arrêtés.

L’haciendero, avant de se mettre en selle, tourna à plusieurs reprises la tête vers l’endroit où les Indiens avaient disparu.

— Que cherchez-vous, señior ? lui demanda le vieillard, inquiet de la répétition de ce mouvement.

— Vous m’excuserez, répondit don Pedro, mais je crains de m’engager sans guide dans cette forêt inextricable, et je ne vois pas celui que vous aviez bien voulu me promettre.

— Il est devant vous cependant, señor, fit le Chat-Tigre en désignant le chasseur.

— Oui, dit alors celui-ci en jetant un regard de défi au vieillard, c’est moi qui vous guiderai, et je vous promets que, quelque obstacle qui se présente devant vous, qu’il vienne des hommes ou des bêtes fauves, vous arriverez sain et sauf à votre hacienda.

Le Chat-Tigre ne répondit pas à ces paroles évidemment prononcées pour lui ; il se contenta de hausser les épaules, tandis qu’un sourire d’une expression indéfinissable glissa sur ses lèvres serrées.

— Oh ! fit l’haciendero, si c’est vous qui nous devez conduire, señor, nous n’avons en effet rien à redouter, votre généreuse conduite passée est pour moi une sûre garantie pour l’avenir.

— Partons ! dit-il d’une voix brève, nous n’avons perdu que trop de temps.

Les voyageurs se mirent en selle sans répliquer.

— Adieu ! et bonne chance ! leur dit le Chat-Tigre en les voyant sur le point de s’éloigner.

— Un mot, s’il vous plaît, caballero, répondit l’haciendero en se penchant légèrement vers son hôte.

Celui-ci s’approcha en s’inclinant poliment.

— Parlez, señor, dit-il, est-ce un nouveau service que je puisse vous vendre ?

— Non, répliqua le Mexicain, je ne vous ai déjà que trop d’obligations ; seulement, avant de me séparer de vous, peut-être pour toujours, je désirerais vous dire que sans vouloir chercher les motifs qui vous ont poussé à agir envers moi ainsi que vous l’avez fait, votre conduite a été en apparence trop cordiale et trop noble pour que je ne vous exprime pas toute ma reconnaissance ; quoi qu’il arrive, señor, et jusqu’à preuve évidente du contraire, je me considère comme votre obligé, et, si l’occasion s’en présente, je saurai acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.

Et avant que le Chat-Tigre, stupéfait de cet adieu qui lui prouvait que l’haciendero n’était pas complètement sa dupe, eût reprit son sang-froid, le Mexicain piqua des deux et s’éloigna rapidement pour rejoindre ses compagnons qui l’avaient devancé de quelques pas.

Le vieillard demeura immobile, les yeux fixés sur les voyageurs, jusqu’à ce que ceux-ci eussent enfin disparu dans la forêt ; alors il regagna le teocali en murmurant d’une voix sourde :

— M’aurait-il deviné ? Non, c’est impossible ; pourtant ses soupçons sont éveillés, j’ai manqué de prudence.

Cependant les voyageurs étaient entrés dans la forêt à la suite de Cœur-de-Pierre ; celui-ci marchait seul en avant, la tête basse et plongé en apparence dans de sombres réflexions.

Pendant près de deux heures ils s’avancèrent ainsi sans échanger une parole ; le chasseur marchait comme s’il eût été seul, ne s’inquiétant nullement de ceux qu’il guidait ; ne se donnant même pas la peine de tourner la tête vers eux pour s’assurer qu’ils venaient derrière lui.

Cette conduite n’étonnait que médiocrement l’haciendero, qui, d’après la façon dont la veille il avait fait connaissance avec le chasseur, s’attendait de sa part à certaines bizarreries de caractère ; pourtant il était intérieurement blessé de la froideur et de l’indifférence qu’affectait cet homme dont par sa conduite il avait cherché à se concilier la bienveillance : aussi ne fit-il aucune tentative pour l’amener à rompre le silence et à se montrer plus sociable.

Un peu avant midi, les voyageurs atteignirent une clairière assez vaste, au centre de laquelle jaillissait des fissures d’un rocher qui s’élevait en forme de pyramide, à une assez grande hauteur, une source d’une eau claire et limpide comme le cristal qui fuyait en un mince ruisseau à travers d’épaisses touffes de glaïeuls.

Cette clairière, ombragée par les voûtes feuillues des arbres gigantesques qui l’entouraient, offrait à des voyageurs fatigués un lieu de repos délicieux.

— Nous attendrons ici que la plus forte chaleur du soleil soit tombée, dit le guide en prenant la parole pour la première fois depuis son départ du teocali.

— Soit, répondit l’haciendero en souriant ; du reste, l’endroit ne pouvait être mieux choisi.

— Une des mules de charge porte des vivres et des rafraîchissements dont il vous est loisible d’user, si bon vous semble, ils ont été pris pour votre usage, répliqua-t-il.

— Et vous, ne nous tiendrez-vous pas compagnie ? lui demanda l’haciendero.

— Je n’ai ni faim ni soif, ne songez pas à moi, d’autres soins me réclament.

Jugeant inutile d’insister davantage, don Pedro mit pied à terre, puis il enleva sa fille dans ses bras et la déposa sur le gazon au bord du ruisseau.

Les chevaux furent entravés et chacun ne songea plus qu’à prendre quelques instants de repos.

Le Cœur-de-Pierre, après avoir silencieusement aidé les peones à décharger la mule qui portait les vivres et les avoir étalés devant don Pedro et sa fille, s’était éloigné à grands pas et s’était enfoncé dans la forêt.

— Singulier homme ! murmura le capataz, tout en faisant honneur aux provisions placées devant lui.

— Sa conduite est incompréhensible, répondit don Pedro.

— Malgré ses manières brusques, je le crois bon, observa doucement doña Hermosa ; jusqu’à présent ses procédés ont été irréprochables à notre égard.

— C’est vrai, dit son père, cependant il semble affecter une froideur qui, je l’avoue, m’inquiète malgré moi.

— Nous ne pouvons mal penser d’un homme qui, malgré tout, jusqu’à présent, ne nous a fait que du bien, reprit la jeune fille avec une certaine chaleur, nous lui devons la vie, moi surtout qu’il a sauvée d’une mort certaine et horrible.

— C’est vrai, tout cela est fort difficile à concilier.

— Pas le moins du monde, mon père : cet homme, habitué à vivre parmi les Indiens, en a malgré lui pris le mutisme et les manières réservées ; ce qui vous semble de la froideur n’est probablement que de la timidité vis-à-vis de personnes avec lesquelles il n’est sans doute pas accoutumé à se trouver et auxquelles, dans l’ignorance où il est de nos usages, il ne sait comment parler.

— C’est possible, après tout, peut-être as-tu raison, mon enfant, cependant j’en veux avoir le cœur net, et certes je ne me séparerai pas de lui sans chercher à le faire un peu causer.

— À quoi bon le tourmenter, mon père ? nous ne pouvons exiger de lui autre chose que de nous guider fidèlement jusqu’à l’hacienda : laissons-le donc agir à sa guise, s’il remplit la promesse qu’il nous a faite.

— Oui, señorita, objecta le capataz, mais avouez que nous serions bien embarrassés en ce moment, s’il lui plaisait de ne pas revenir.

— Cette supposition est inadmissible, don Luciano, son cheval broute avec les nôtres ; d’ailleurs, dans quel but commettrait-il cette indigne trahison ?

— Cet homme, malgré la blancheur de sa peau, est plutôt un Indien qu’un individu de notre couleur, et à tort ou à raison, señorita, je me méfie extraordinairement des Peaux-Rouges.

— D’ailleurs, appuya don Pedro, je ne vois pas quel motif assez urgent l’a engagé à nous laisser ainsi seuls et à s’enfoncer dans la forêt.

— Qui sait, mon père ? dit finement la jeune fille, peut-être est-ce dans l’intention de nous rendre un service.

— Dans tous les cas, señorita, reprit le capataz, ce que je vois de plus positif dans tout ceci, c’est que, si cet homme ne revient pas, notre position sera encore plus affreuse que celle dont il nous à tirés hier, car alors nous avions des fusils, et aujourd’hui nous sommes complètement désarmés et incapables de nous défendre, si nous étions attaqués, soit par des hommes, soit par des bètes fauves.

— En effet, s’écria en pâlissant l’haciendero, nos armes nous ont été enlevées pendant notre sommeil ; je n’y avais pas songé encore ; qu’est-ce que cela veut dire ? Serions-nous tombés dans un piège, et cet homme serait-il véritablement un traître ?

— Non, mon père, répondit vivement la jeune fille ; il est innocent, j’en suis convaincue : bientôt vous reconnaîtrez l’injustice de vos soupçons.

— Dieu le veuille ! murmura don Pedro avec un soupir étouffé.

En ce moment, un sifflement aigu et prolongé se fit entendre à une assez grande distance.

À ce bruit, le cheval du chasseur, qui jusque-là avait broyé paisiblement sa provende, s’arrêta, releva la tête, dressa les oreilles, puis tout à coup, s’élançant du côté où le sifflet était parti, il bondit en poussant un hennissement de plaisir et disparut dans la forêt.

— Que vous disais-je, señorita ! s’écria le capataz, me croyez-vous maintenant ?

— Non, répondit-elle avec énergie, je ne vous crois pas, cet homme n’est pas un traître ! Si fortes que soient les présomptions qui s’élèvent contre lui, vous verrez bientôt que vous vous êtes trompé.

— Pour cette fois, ma fille, je partage entièrement l’avis de don Luciano : il est évident que, pour une raison ou pour une autre, ce malheureux nous a abandonnés.

L’haciendero continua :

— Que faire ? Il nous faut prendre un parti, nous ne pouvons demeurer dans cette position et attendre ici la nuit.

— Je crois, dit le capataz, que nous n’avons pas d’autre alternative que de partir immédiatement. Qui sait si ce misérable ne se prépare pas en ce moment à fondre sur nous à la tête d’une troupe de bandits de son espèce ?

— Oui, mais où aller ? Nul de nous ne connaît la route, objecta l’haciendero.

— Les chevaux ont un instinct infaillible et qui ne les trompe jamais pour se diriger vers les habitations ; abandonnons-leur la bride sur le cou et laissons-les aller à leur guise.

— C’est une chance à tenter ; peut-être réussira-t-elle. Mettons-nous en route sans plus tarder.

— Mon père ! au nom du ciel ! s’écria doña Hermosa avec prière, réfléchissez à ce que vous allez faire ; n’agissez pas avec une précipitation que bientôt vous regretteriez, j’en suis certaine ; attendez encore : à peine est-il midi, une heure de plus ou de moins est de peu d’importance.

— Je n’attendrai pas une minute, pas une seconde ! s’écria l’haciendero en se levant avec violence. Allons ! muchachos, sellez les chevaux vivement, nous partons.

Les peones se mirent en devoir d’obéir.

— Prenez garde, mon père, dit la jeune fille, j’entends le pas d’un cheval dans le fourré, votre guide revient.

Ebranlé malgré lui par l’accent de conviction de sa fille, l’haciendero se laissa aller de nouveau sur le gazon en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

Doña Hermosa ne s’était pas trompée, le bruit qu’elle avait entendu était bien le pas, non point d’un cheval, car il était lent et lourd, mais du moins celui d’un animal d’une grande espèce ; du reste, il se rapprochait sensiblement.

— Peut-être est-ce un ours gris, murmura l’haciendero.

— Ou un cougouar en quête d’une proie, répondit a voix basse le capataz.

Cependant l’anxiété des voyageurs était vive : abandonnés sans armes pour se défendre dans cette forêt, ils comprenaient que, si effectivement une bête féroce les attaquait, leur perte était certaine, car la fuite même leur était impossible à cause de leur ignorance des lieux.

— Vous vous trompez, dit la jeune fille, qui seule avait conservé son sang-froid et sa présence d’esprit, nul danger ne nous menace : voyez, les chevaux continuent à paître sans témoigner la moindre inquiétude.

— C’est vrai, observa don Pedro ; s’ils avaient senti l’âcre fumet d’une bête fauve, ils seraient fous de terreur et auraient déjà pris la fuite.

Soudain les buissons s’écartèrent, et le chasseur parut conduisant son cheval par la bride.

— J’en était sûre ! s’écria la jeune fille avec un accent de triomphe, pendant que son père et le capataz, honteux de leurs soupçons, baissaient la tête en rougissant.

Le visage du chasseur était froid et aussi impassible que lorsqu’il avait quitté la clairière, seulement sa physionomie était plus sombre.

Son cheval portait sur le dos un lourd paquet de forme oblongue fait d’une peau de bison soigneusement ficelée.

— Vous m’excuserez de vous avoir aussi brusquement quittés, dit-il d’une voix empreinte d’une certaine émotion, mais je me suis aperçu trop tard que vos armes vous avaient été enlevées, à moins, ce que je ne suppose pas, que vous les ayez oubliées au teocali, et, comme il est plus que probable que vous aurez à vous défendre avant de sortir du désert, je suis allé chercher ces armes qui vous manquaient.

— Ainsi, c’est pour cela que vous nous avez quittés ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ? répondit-il simplement. Je vous ai amenés en ce lieu parce que, à quelques pas d’ici, je possède une de ces caches que nous autres chasseurs nous disséminons dans le désert, afin de nous servir au besoin ; mais, ajouta-t-il avec un sourire amer, elle a été découverte et pillée, j’ai été contraint de me rendre à une seconde plus éloignée, voilà pourquoi j’ai sifflé mon cheval, dont le secours me devenait indispensable ; sans ce contretemps, je serais de retour depuis une demi-heure au moins.

Cette explication fut donnée par le chasseur sans emphase et du ton d’un homme convaincu qu’il n’a fait qu’une chose toute simple.

Il déchargea le cheval et ouvrit le ballot : il contenait cinq rifles américains, des couteaux, des sabres droits nommés machetes, de la poudre, des balles et des haches.

— Armez-vous ; ces rifles sont bons, ils ne vous failliront point quand l’heure sonnera de vous en servir.

Les Mexicains ne se firent pas répéter l’invitation ; bientôt ils furent armés jusqu’aux dents.

— Maintenant, au moins, dit le chasseur, vous pourrez vous défendre comme des hommes, au lieu de vous laisser égorger comme des antilopes.

— Oh murmura la jeune fille, je savais bien, moi, qu’il agirait ainsi.


Le capataz tenait dans sa main les brides des chevaux qui suivait à la nage.

— Merci ! señorita, répondit-il, merci d’avoir eu foi en moi !

En prononçant ces paroles, ses traits s’étaient animés, et un éclair était passé dans son regard, mais, reprenant aussitôt son impassibilité marmoréenne :

— J’ai promis de vous conduire sains et saufs à votre habitation, dit-il, et je vous y conduirai.

— Craignez-vous donc quelque danger ? lui demanda don Pedro.

— Le danger existe toujours, répondit-il avec amertume, dans le désert surtout.

— Serions-nous menacés d’une trahison ?

— Ne m’adressez pas de questions, je n’y répondrais pas ; seulement, faites votre profit de mes paroles : si vous tenez à conserver votre chevelure, il faut, quoi que vous me voyiez faire ou dire, quelle que soit ma conduite, avoir en moi la plus entière confiance et m’obéir, sans hésitation et sans crainte, en tout ce que je vous ordonnerai, car toutes mes actions n’auront qu’un but : vous sauver. Consentez-vous à ces conditions ?

— Oui, s’écria vivement doña Hermosa, quoi qu’il arrive, nous ne mettrons pas en doute votre loyauté et nous n’agirons que d’après vos conseils.

— Je vous le jure, appuya l’haciendero.

— C’est bien, maintenant je réponds de tout ; n’ayez nulle inquiétude ; ne me parlez plus, j’ai besoin de me recueillir quelques instants.

Après s’être incliné légèrement, il s’éloigna de quelques pas et s’assit au pied d’un arbre.

Cependant la curiosité des Mexicains était fortement excitée ; ils comprenaient qu’un danger sérieux, sans doute, planait sur leur tête, et que le chasseur cherchait dans son esprit les moyens de le leur faire éviter ; mais maintenant qu’ils avaient de bonnes armes, des cornes pleines de poudre et de balles, ils envisageaient leur position sous un tout autre aspect, et, bien que leur inquiétude fût grande, ils ne désespéraient pas de parvenir à échapper aux pièges tendus sous leurs pas.

Le chasseur, après être demeuré pendant environ une demi-heure immobile comme une statue, redressa la tête, calcula la longueur de l’ombre des arbres et, se levant avec une certaine vivacité :

— À cheval, dit-il, il est temps de partir.

En un tour de main les chevaux furent garnis et les voyageurs en selle.

— En route, reprit le chasseur, en file indienne, suivez attentivement mes mouvements.

Dans les prairies on appelle marcher en file indienne s’avancer l’un derrière l’autre, afin de laisser moins de traces de son passage.

Mais, au lieu de continuer à s’avancer dans la direction qu’il avait suivie jusqu’alors, le chasseur fit entrer son cheval dans le ruisseau, dont il descendit le courant jusqu’à un endroit peu éloigné, où deux affluents lui apportaient le tribut de leurs eaux ; le Cœur-de-Pierre prit l’affluent de gauche qu’il descendit à son tour.

Les Mexicains avaient ponctuellement exécuté cette manœuvre, le suivant, la tête de chaque cheval sur la croupe de celui qui marchait en avant.

La chaleur était étouffante sous le couvert, où la circulation de l’air, arrêtée par le feuillage, était presque insensible. Le calme le plus profond régnait dans la forêt, les oiseaux tapis sous la feuillée avaient cessé leurs chants, on n’entendait que les bourdonnements monotones des innombrables myriades de moustiques qui tournoyaient au-dessus des marécages.

Cependant le ruisseau que suivaient les voyageurs s’élargissait de plus en plus et se changeait peu à peu en rivière ; déjà çà et là apparaissaient de noirs chicots[1] sur lesquels étaient perchés sur une patte des flamants roses et des hérons ; les rives s’escarpaient à droite et à gauche et les chevaux s’étaient depuis quelques instants mis à la nage.

Cette rivière inconnue, dont les eaux bleues n’avaient jamais reflété que l’azur du ciel ou le dôme de verdure que lui formaient les arbres capricieusement penchés sur ses rives, offrait un aspect grandiose et majestueux qui imprimait au cœur une espèce de mélancolie douce et de crainte religieuse.

Les voyageurs avançaient toujours, silencieux comme des fantômes, nageant lentement dans le lit de la rivière, à la suite de leur guide, dont le regard d’aigle explorait les rives.

Arrivé à un certain endroit où un immense rocher s’élevait comme une sentinelle solitaire et s’avançait en une voûte énorme au-dessus de l’eau, le Cœur-de-Pierre obliqua légèrement, et, se glissant à bas de son cheval, dont il confia la bride à don Pedro, qui venait immédiatement après lui, il se jeta à la nage et s’enfonça sous la voûte, après avoir d’un geste ordonné à ses compagnons de continuer leur route.

Bientôt le chasseur reparut ; il était dans une de ces pirogues indiennes faites de l’écorce du bouleau enlevée au moyen de l’eau chaude et dont la légèreté est sans pareille.

En quelques coups de pagaie il atteignit les voyageurs ; ceux-ci montèrent dans la pirogue et les chevaux, débarrassés de leurs cavaliers, purent nager plus facilement.

Doña Hermosa fut heureuse de ce changement. Encore souffrante de sa blessure, elle commençait à éprouver une extrême difficulté à se tenir à cheval, malgré tous ses efforts pour cacher sa fatigue.

Mais l’œil clairvoyant du chasseur avait deviné la lassitude de la jeune fille, aussi était-ce pour la soulager qu’il avait été chercher la pirogue.

Ils continuèrent à avancer ainsi pendant une heure à peu près sans que rien vint exciter leur inquiétude et leur faire soupçonner la présence d’un ennemi ; enfin ils atteignirent un endroit de la rivière où la plage, dans une longueur assez étendue, s’escarpait à une hauteur prodigieuse et encaissait profondément la rivière entre deux murs de rochers taillés à pic.

Au centre de la rivière s’élevait un bloc de granit grisâtre d’environ soixante mètres de tour ; ce fut vers ce rocher que le chasseur dirigea la pirogue.

Les Mexicains, d’abord étonnés de cette manœuvre, ne tardèrent pas à la comprendre ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une courte distance du rocher, ils reconnurent qu’une de ses faces s’abaissait en pente douce et que sur cette face s’ouvrait la bouche béante d’une caverne.

La pirogue accosta ; les voyageurs débarquèrent ; lorsqu’ils eurent mis le pied sur le rocher, ils se hâtèrent d’y amener les chevaux ; les pauvres animaux étaient rendus de fatigue.

— Venez, dit le chasseur en chargeant la pirogue sur ses épaules.

Les Mexicains le suivirent.

La caverne était spacieuse et paraissait s’étendre sous l’eau à une grande distance.

Les chevaux furent parqués dans un compartiment éloigné, où on leur donna la provende.

— Ici, dit le chasseur, nous sommes en sûreté autant qu’il est possible de l’être au désert ; si rien ne vient nous troubler, nous y passerons la nuit afin de donner à nos chevaux le repos qui leur est indispensable ; vous pouvez allumer du feu sans crainte, les fissures qui vous donnent la clarté divisent la fumée et la rendent invisible ; bien que je croie avoir dépisté ceux qui se sont mis à notre poursuite, je vais cependant pousser une reconnaissance au dehors. Soyez sans inquiétude : de près ou de loin je veille sur vous ; dans une heure je reviendrai ; surtout ne vous montrez pas : dans les forêts vierges, on ne sait jamais par quels yeux on risque d’être vu. À bientôt.

Il sortit laissant ses compagnons en proie à une anxiété d’autant plus vive que, bien qu’ils devinassent qu’un grand danger les menaçait, ils ne pouvaient prévoir ni d’où ni de quelle façon ce danger fondrait sur eux, et qu’ils étaient complètement à la merci d’un homme dont il leur était impossible de découvrir le véritable caractère et les intentions positives.



  1. On nomme chicots des arbres déracinés et entraînes par les fleuves et les rivières ; ces chicots offrent souvent de sérieux dangers à la navigation. (G. A.)