Alphonse Lemerre (p. 215-220).
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XL


Nous dépassâmes Givonne et poussâmes nos chevaux dans les champs de bataille. Des paysans ramassaient du bois, des légumes, de la paille, des cartouches, pêle-mêle. Ces petites silhouettes grêles remuant dans l’immense plaine ajoutaient à la désolation de la terre crevée par les obus.

Le ciel s’était remis à la pluie et de grandes masses brumeuses flottaient à ras du sol, roulées par la rafale.

Çà et là la haute silhouette d’un cuirassier blanc se mouvait dans les lointains, à demi-corps profilée sur la couleur papier torchon de l’horizon, raide et le cheval au pas.

Du côté de Balan un gros de uhlans courait à toute bride, apparaissant et disparaissant tour à tour au bord des ravins, au tournant des bois, en plaine et dans les champs, comme de petits points noirs étoilés d’étincelles d’acier.

Des officiers de l’état-major prussien, les jumelles en sautoir, caracolaient par dessus les chevaux crevés, le doigt tendu sur le paysage comme sur une carte. Un groupe de vieux capitaines échinés, avec des barbes de patriarche tombant sur le nombril, les cheveux aplatis derrière les oreilles jusque dans le cou, inspectaient la plaine du haut d’une butte à travers des lorgnettes qu’ils soutenaient à deux mains.

L’énorme plaine brune mamelonnait dans un demi-jour ardoisé et rayé par l’ondée.

Je la contemplai longtemps : des tas de choses sans vie gisaient partout.

Je remarquai que les talus, aux deux côtés de la route, étaient labourés par un grand passage d’hommes et de chevaux : les fers de chevaux surtout avaient entaillé le sol de demi-cercles profonds. Sur les hauteurs, des ornières polies par la roue des canons trouaient la terre de sillons entrecroisés. Des planches et des billots juxtaposés plaquaient dans les boues aux endroits les plus détrempés : vraisemblablement les canons avaient posé dessus, à sec.

Je découvris près d’un petit bois dont la haie était défoncée, une quantité de papiers souillés que la pluie collait à terre. Ô ironie ! C’étaient des papiers à musique annotés de marches, de contre-marches et de pas redoublés. À quelques pas de là, une anche de haut bois gisait parmi des livrets de soldat trempant dans la glaise humide. C’est là que s’était trouvée la musique du 45me de ligne français.

J’attache alors mon cheval à un arbre du bois et je pénètre dans les taillis. Mon pied glisse sur quelque chose de gluant et je tombe sur les mains, en arrière. Une moiteur collante que je sens à la paume et du sang que je vois à mes poignets me font regarder à terre. Je m’aperçois que j’ai glissé sur des débris de cervelles épandues, semblables à de grosses moelles blanches teintées de rouge, et sur des caillots de sang coagulés. J’arrache des feuilles aux arbres et je les roule dans mes mains poisseuses.

Les petits arbres brisés jonchent le sol de bourrées : par places on dirait la trouée d’une troupe de sangliers. Les noisetiers, les coudriers, les merisiers, couchés à plat, ont été foulés aux pieds. On a fait ripaille dans les taillis : deux quartiers de bœuf écorchés, une éclanche de mouton, l’arrière-train d’un porc, à demi-pourris, répandent une odeur fade et tiède. Des intestins de bêtes, des peaux, des plumes de volailles traînent ça et là dans l’urine et les vidanges.

Je m’enfonce dans le bois : il y a au pied d’un arbre une jupe de femme, un corsage, un bonnet et des bas de laine marqués grossièrement d’un D rouge. Je tremble de découvrir l’indice d’un viol ou d’un assassinat ; je cherche : je ne vois rien.

À dix pas de la mystérieuse défroque, un peu de terre exhaussée, battue angulairement par la pelle, dessine vaguement la forme d’un cercueil. On a planté sur le tertre une branche de mélèze et on a accroché au moyen d’une fourragère jaune deux objets que le vent remue : la croix militaire et un scapulaire en laine rouge usée.

J’entends filtrer sous les feuilles, avec un grésillement, une petite source claire. J’y plonge les mains jusqu’au coude et m’y purifie de la souillure des cadavres.

Je remonte à cheval et reprends ma route à travers la plaine. À chaque instant la bête fait un écart et se jette sur le côté à cause des charognes de chevaux qu’il faut longer. Il y en a par milliers, le ventre en l’air, ballonnés comme des vessies soufflées, les jambes raides et la tête couchée à plat en arrière. Rien de hideux comme ces longs cadavres à postures rigides, l’œil grand ouvert et les intestins dégorgés sous la queue. La plupart ont le flanc troué, la poitrine déchirée, la tête emportée, et laissent couler par des plaies rondes leurs boyaux verts. Quelques-uns gardent dans la mort une attitude de combat et crispent funèbrement leurs jarrets au-dessus de leurs ventres comme s’ils étaient au grand galop. La bouche retroussée montre les dents jaunes, à demi écartées, et fait penser au hennissement. Ça et là je vois des ventres déchirés sur toute la longueur avec de petites dentelures de scie, comme une étoffe qui aurait craqué : la peau a crevé à force d’être tendue. Une moisissure jaunâtre bouillonne comme de l’écume dure sur les pus putréfiés, aux naseaux principalement, sous la queue et au ventre.

Je fume violemment pour ne pas respirer l’horrible pestilence de ces pourritures en fermentation.