Alphonse Lemerre (p. 203-214).
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XXXIX


L’église de Givonne était pleine de blessés. Sur le seuil, mêlée à la boue, de la paille piétinée faisait un amas qui fermentait.

Au moment où nous allions entrer, des infirmiers, le tablier gris maculé de placards rouges, balayaient par la porte d’entrée une sorte de mare fétide, comme celle où clapote le sabot des bouchers dans les abattoirs.

L’odeur de ces eaux était si forte que les infirmiers, pour ne pas les sentir, fumaient à grandes bouffées leurs pipes et s’entouraient d’un nuage de tabac.

Nous entrâmes.

Les malades baignaient dans l’urine et dans le sang.

Ils étaient étendus sur des bottes de paille et n’avaient pour se couvrir que leurs manteaux.

Les litières étaient des fumiers.

Des caillots gluants plaquaient sous les pailles et le sang pendait aux grabats en filamenteuses glus.

La rouge fontaine de vie s’égouttait sinistrement dans ce lieu funèbre où la Mort tournait le robinet.

Çà et là des gangrènes vertes et bleues mettaient au bord des plaies ouvertes des croûtes épaisses comme des orfèvreries et ailleurs bouillonnaient, spumeuses, ou les fleurs hideuses de la purulence s’épanouissaient sur ces morts vivants. Et les pus malins rongeaient la chair, pourrissaient le sang, salivaient aux lèvres des blessures.

L’hôpital râlait.

Des prêtres, des médecins, des chirurgiens, des jeunes gens des écoles, sublimes de zèle, se prodiguaient.

Cette chiourme de la mort voyait aussi passer la charité sous la figure d’une jeune fille ou d’une femme volontairement mêlée à l’immense douleur. Épouses, sœurs et fiancées, elles donnaient en viatique leur âme à ces maris, ces frères, ces amants, et d’une main douce rivaient aux pieds de ces galériens le boulet de l’éternité.

Les chirurgiens, manches retroussées, tablier aux reins, se penchaient sur les patients, et derrière, se groupaient les personnes de l’ambulance, avec de la charpie, des compresses, des bols d’eau, des flacons et des trousseaux, tous muets et les sourcils rigides comme des barres dans l’immobilité figée des faces.

Par moments les officiers de santé se mettaient à genoux ; quand ils levaient leurs bras nus, un petit éclair aigu luisait à leur main.

Des blessés étaient attachés à leur grabat par des cordes ; s’ils bougeaient, des hommes les tenaient aux épaules pour les empêcher de se mouvoir. Et quelquefois une tête blême se dressait à demi au-dessus de la paille et regardait avec des yeux de supplicié l’opération du voisin.

On entendait des malheureux crier en se tordant, quand le chirurgien approchait, et ils cherchaient à se mettre debout pour se sauver.

Sous la scie, ils criaient encore, d’une voix sans nom, creuse et rauque, comme des écorchés : Non, je ne veux pas ! Non ! Laissez-moi !

On n’avait presque plus de chloroforme.

— Faut-il t’endormir, l’ami, demandait un médecin à un vieux sapeur.

— Pas la peine, major, répondait le sapeur. Donnez-moi ma pipe.

Un autre répondait :

— Du chloro… Quoi ? Merci. J’en prends pas. Fichez-moi ça au blêmard ci-contre. Il en a plus besoin que moi.

Un zouave qui avait eu les deux jambes emportées grommelait dans ses dents :

— Qu’est-ce qu’ils ont donc à se faire endormir ? C’est bon pour les Prussiens, c’te drogue-là !

Un à un, quand passait la ronde, ils tiraient de leur longue main osseuse leurs couvertures et mettaient à nu, qui des blessures écarlates, qui d’horribles moignons déchiquetés.

Ce fut le tour du zouave.

— Faites excuse, la compagnie, dit-il. On m’a ôté les culottes.

Il avait gardé sa veste, et ses jambes étaient emmaillottées vers le bas dans des lambeaux où suintait du sang.

Le médecin se mit à enlever ces lambeaux, mais ils collaient l’un à l’autre, et le dernier adhérait à la chair vive.

On versa de l’eau chaude sur le grossier bandage, et à mesure qu’on versait l’eau, le chirurgien détachait les loques.

— Qui t’a amidonné comme çà, mon vieux ? demandait le chirurgien.

— C’est le camarade Fifolet, major. Ouf ! Ça me tire jusque dans les cheveux. Il avait eu le cul emporté et moi les jambes. Et je lui dis : Fifolet, nous voilà bien tombés. Oui, qu’il me dit, je vas devoir remplacer mon assiette par une écuelle. Et puis, pan ! v’là qui tombe le nez en terre, sens dessus dessous, quoi ! J’arrache la capote d’un Prussien qui disait : Gniou ! gniou ! en faisant sa paillasse avec les ongles, et je lui enveloppe ça, au camarade Fifolet, le mieux que je peux. Là-dessus il se relève et j’ai le temps de crier : Cré nom d’un ! Je tombe à mon tour, il arrache sa veste, et la v’là à mes jambes, major.

Le chirurgien examinait en ce moment les tronçons de jambes du zouave :

— Du courage, vieux. Ça ne sera pas long.

— En joue fixe ! fit le zouave.

Il mit sa moustache dans ses dents.

Je vis, à travers le groupe des aides et des infirmiers, le bras nu du chirurgien qui remuait horizontalement et puis diagonalement quelque chose de blanc. Certainement les blessés faisaient une grande rumeur en se lamentant et leurs râles remplissaient l’église ; mais tout cela n’empêchait pas d’entendre le grincement de la scie qui mordait les os du zouave.

Le chirurgien leva le bras qui tenait la scie et frotta du revers de la main la sueur de son front.

La scie, étroite et longue, laissait des gouttelettes à chacune de ses dents.

Il y eut un mouvement dans le groupe : on déposait à terre un tronçon.

— Encore une seconde, mon brave ! dit le chirurgien.

Je passai ma tête dans le créneau des épaules et je regardai le zouave.

— Allez vite, major, disait-il. Je sens que je vas battre la breloque !

Il mordait sa moustache, blanc comme un mort et les yeux hors de tête. Il tenait lui-même à deux mains sa jambe et hurlait par moments d’une voix grelottante un hou ! qui vous faisait sentir la scie dans votre propre dos.

— C’est fini, mon vieux loup, dit le chirurgien en abattant le second moignon.

— Bonsoir, dit le zouave.

Et il s’évanouit.

Les blessés étaient tellement pressés l’un contre l’autre que la ronde pouvait à peine passer entre les grabats. Ils se retournaient en tous sens sur leurs couches et demandaient la mort. D’horribles contorsions nouaient sous les couvertures leurs pauvres corps mutilés. On en voyait qui, dans l’excès de la douleur, arrachaient leurs bandages, et d’autres, à force de s’agiter, roulaient sur les dalles ensanglantées. Ils entraient tout à coup en fureur, frappaient des poings leurs membres coupés, hurlaient, bavaient, se mettaient debout et puis retombaient en mordant à pleines dents la paille où ils étaient couchés.

Le tremblement de la fièvre secouait les amputés, leurs dents claquaient, on entendait leurs poumons faire heu ! heu ! chaque fois qu’ils respiraient. À boire ! À boire ! criaient-ils en se tordant les bras.

Un Prussien mourut au moment où je passai près de lui. De ses doigts crispés il faisait le pli des agonisants dans le pan de sa capote. Brusquement il se dressa sur son séant, terrible. C’était fini : il retomba aussitôt après. Il avait le crâne ouvert.

Deux hommes s’approchèrent ; on prit le mort par la tête et les pieds et on le porta dans la sacristie.

Je suivis les hommes. Un reflet de soleil traînait dans les pénombres humides, vague et doux. J’aperçus plusieurs civières, les unes par terre, les autres debout contre le mur.

Sur une des civières, deux cadavres déjà rigides étaient étendus : le Prussien fut mis dessus, en travers.

Un vieux monsieur décoré, à moustaches grises, brusque et sec, qui venait d’entrer après moi, se pencha vivement sur la civière, repoussa des deux mains la tête du prussien et regarda dessous les cadavres.

— C’est le général qui cherche son fils, me dit-on.

Les fiévreux déliraient lamentablement. On grelottait à les écouter parler de leurs familles, de leurs pères, de leurs mères, de leurs sœurs et du village où ils étaient nés. Car tous ces malheureux, ces écorchés, ces amputés, avaient là-bas une mère, une sœur, un père, une fiancée qui, pendant qu’ils râlaient, priaient à deux genoux que le roi de Prusse voulût bien finir la guerre.

Un jour, quand ceux qui n’auront pas laissé leurs os dans quelque coin de terre ignoré, sans croix, sans pierre et sans linceul, quand ceux qui seront sortis de champs de bataille, des prisons et des ambulances seront revenus, le bras en écharpe, la tête dans un bandeau, avec une jambe en moins et des béquilles sous les bras, au foyer de la famille, des voisins, mères, pères, sœurs, fiancées, maîtresses, attendront des mois et des mois à la fenêtre et à la porte le fils, l’amant, l’absent, et, ne le voyant pas revenir, s’arracheront les cheveux en se cognant le front au seuil des maisons.

Nous allions sortir ; un jeune homme étendu sur de la paille près de la porte, me tira par l’habit en me montrant un bout de papier. Il l’avait trouvé dans ses poches et y avait écrit au crayon quelques lignes.

— J’ai une vieille mère qui pleure à l’heure qu’il est, nous dit-il, et voilà un mot que je lui écris. Si vous avez pitié de la douleur, trouvez un moyen de le lui faire parvenir.

Il nous conta qu’il s’était enrôlé pour faire la guerre et qu’il avait un frère soldat comme lui. Il avait été blessé dans les champs de Givonne. On avait crié tout à coup : sauve qui peut ! et il s’était mis à courir comme les autres. Un éclat d’obus lui avait alors coupé à demi le pied et il était tombé. Il se rappelait seulement qu’au milieu de la nuit il avait entendu près de lui un gémissement : il s’était levé sur son coude et il avait vu des ombres qui se traînaient en rampant et d’autres par terre qui ne bougeaient plus. Il avait mis la main à sa jambe, le pied n’y pendait plus que par un lambeau de chair. Il avait voulu couper ce lambeau avec son couteau et il s’était évanoui. Le matin il avait été amputé par un chirurgien prussien.

Devant l’ambulance, des Prussiens et des Français causaient ensemble ; n’ayant pas les mots pour se faire comprendre, ils conversaient par gestes comme les muets. Ceux qui avaient les mains libres roulaient pour les autres des cigarettes. Ils avaient presque tous des écharpes à la tête, au bras, à la jambe, et s’appuyaient sur des cannes et des béquilles.

Un grand gaillard à face camarde faisait des grimages dans le groupe et se penchait sur épaule d’un petit lignard en poussant la langue. Voyant que je le regardais, il me regarda aussi et se mit à rire, les mains sur les genoux, bêtement et sans bruit, grommelant :

— Franzosenhund ! Hou ! hou !

C’était un bavarois : la mitraille l’avait rendu idiot.

Près de là, deux officiers français, blessés tous deux, s’embrassaient à bras le corps.

— Où vas-tu ? disait l’un.

— En Belgique, répondait l’autre. Et toi ?

— Je reste.

— Prisonnier sur parole ?

— Avant tout soldat français.

— À bientôt alors, nous nous reverrons.

Un amas de sacs, de sabres, de tambours, de shakos et de chassepots s’amoncelait à quelques pas de l’église. Je décrochai d’un baudrier de tambour une baguette dont le cuivre tordu était rouillé de sang. Je pris encore un sac ; j’y mis la baguette, un lambeau de guidon, une giberne de chasseur, et je me bouclai le sac au dos.