Les Chants du bivouac/Le Chansonnier des Armées

Texte établi par Avec une préface de M. Maurice BarrèsLibrairie Payot et Cie (p. vii-xiv).


PRÉFACE















LE CHANSONNIER DES ARMÉES


Millerand a fait une jolie chose. Il a chargé Botrel de se rendre « dans tous les cantonnements, casernes, ambulances et hôpitaux, pour y dire et chanter aux troupes ses poèmes patriotiques ». Et depuis trois mois le bon chansonnier circule au milieu de nos troupes, amusées et intéressées. Je rêvais de l’entendre et de voir son public, et justement voici qu’à Belfort, au rez-de-chaussée de l’hôtel où vivent familièrement tous les officiers et l’aimable préfet patriote, quelqu’un me dit :

— Botrel est ici.

— Ah ! c’est un brave garçon plein de cœur et qui sait son affaire. Je voudrais beaucoup l’applaudir.

— Rien de plus aisé. Matin et soir, on groupe autour de lui les soldats, et dans l’intervalle il s’en va chanter auprès des blessés.

Le lendemain matin, fort aimablement, on est venu me chercher et me conduire au quartier, dans l’immense salle du manège où deux mille soldats en bon ordre étaient déjà rangés devant une estrade très haute et peu solide, gentiment décorée de faisceaux tricolores. On m’installe, j’en suis tout confus, dans le fauteuil présidentiel, au milieu du petit groupe des officiers ; mais, faute de place, les deux mille soldats demeurent debout et fort serrés. Diable ! me disais-je, c’est moi qui ne voudrais pas être à la place de Botrel ! Comment va-t-il dégeler son monde et se dégeler lui-même ? Comment va-t-il, dans cette salle plutôt froide et sombre, saisir la pensée de ses hommes à jeun et la faire rayonner ?

Il arrive d’un pas ferme, un peu balancé, à la manière des matelots ; il monte là-haut, la figure avenante et tranquille, et, tout de suite, d’une voix usagée mais chaude et forte, il s’explique, il dit ses titres, ses raisons d’être bien accueilli et adopté. Le tout clairement et modestement, d’une manière qui passe la rampe et intéresse le public. Il se met à chanter :

« N’attendez pas, mes camarades, — que j’aille amollir votre ardeur — par de vaines jérémiades — qui ne viendraient pas du cœur ! — Quand l’Alsace criait à l’aide, — sous la botte de son larron — petit sergent de Déroulède, — j’ai vingt ans sonné du clairon… »

Il se réclame de Déroulède, il est un de ses fils en esprit, et près de moi, parmi ces officiers, voici un jeune lieutenant, fils de mon cher ami le marquis de Morès, dont les patriotes gardent la mémoire. Ainsi apparaissent de nouvelles générations qui accomplissent les rêves de leurs pères. Dans quel noble milieu je me trouve ! C’est vraiment un foyer tout prêt, d’où sortiront demain l’enthousiasme de la bataille, l’acceptation du sacrifice, le grand frisson de l’héroïsme. Et ces héros en puissance, pour le plus grand nombre des paysans, regardent le chanteur avec ébahissement et circonspection, comme la lampe mystérieuse des contes magiques. Eux qui possèdent une telle puissance de calorique latent, ils s’émerveillent de cette petite flamme de lumière et de chaleur. Beaucoup d’entre eux, simples gens de la campagne, trouvent pour la première fois une expression à leurs sentiments. Botrel les attendrit, puis il les fait rire ; il les réunit en leur proposant des pensées chères à tous et surtout en leur donnant physiquement un rythme.

« Il nous faut la victoire, pour venger le drapeau », leur chante-t-il sur un vieil air populaire. Et puis c’est la Lettre du soldat à sa grand’mère : « Si je meurs (dame ! faut tout prévoir), — priez Dieu, pour moi chaque soir, — et réconfortez la Marie : — dites-vous, fières de cela — que je suis mort en bon soldat, — pour la Patrie ». Mais, au moins, n’allez pas larmoyer ! Voici sur l’air de Marlborough un « Guillaume s’en va-t-en guerre » qui déchaîne un immense rire. Et quel succès pour Les Goths, chanson d’actualité : « Je viens d’explorer en Champagne, — châteaux et maisons de campagne — d’où l’état-major allemand — vient de déguerpir lestement. » La propriétaire revient. « À ses hôtes d’une semaine, — montrant le sac de son domaine, — elle dit, jupon haut troussé — et le nez gentiment pincé : — La France a subi les ravages, — messieurs, de trois hordes sauvages, — Goths, Ostrogoths et Visigoths : — il lui manquait les Saligoths ! » Avouez que ça n’est pas mal. Puis c’est Les lauriers vont fleurir. Le Paimpolais, Plumons-la donc, En revenant de guerre, etc.

Et, pour finir, la Kaisériole, sur l’air de la Carmagnole : « Le Kaiser s’était bien promis — d’être en sept, huit jours à Paris. — Mais il ne l’a pas pu, — grâce au Belge têtu », etc., etc.

Vous sentez bien qu’à ces couplets-là, depuis longtemps, la verve de Botrel avait achevé de se répandre dans la salle et de se réfléchir sur la physionomie de ses auditeurs. Ils étaient à l’unisson, et sans effort, dès qu’il le leur demanda, ils commencèrent de chanter avec lui. Il ne les quitta pas qu’ils n’eussent appris ses refrains les mieux cadencés et les plus limpides. Tout le monde était ravi, et c’est de bien bon cœur que je lui donnai l’accolade.

— Alors, mon cher Botrel, ce bon apostolat de la chanson, vous le menez depuis plusieurs semaines ?

— Depuis le 30 août, qui est la date où le ministre a pris sa décision. Voilà mon carnet avec les attestations des chefs militaires qui m’ont accueilli. Vous voyez que je ne me suis pas reposé un seul matin ni un seul soir.

— Dites-moi, Botrel, ce carnet, voulez-vous me permettre de le feuilleter à mon aise ?

J’ai emporté le petit agenda à l’hôtel. On y trouve en quelques lignes l’opinion du chef de service chez qui Botrel a chanté ; et puis, en travers, deux, trois lignes du chansonnier sur sa journée. Quel joli bibelot, oh ! pardon, quelle précieuse et touchante relique de la guerre sera plus tard ce modeste livret, témoin de la bonne volonté d’un poète et des plaisirs de nos blessés.

Voulez-vous avec moi y jeter un coup d’œil ? Le 1er septembre, Botrel part de Paris à 1 h. 32 ; il arrive à la Ferté-Milon à 4 heures, il est obligé de retourner à Paris : on se bat vers Villers-Cotteret, et l’armée anglaise, protégée par son artillerie, défile sur la voie. — Le 2, il repart de Paris à 6 heures, pour arriver à Toul à 9 heures du soir. « Ville absolument fermée. Rien à manger ni à boire. Pas d’hôtel. » Il couche dans la gare. N’est-ce pas que cet abrégé donne schématiquement certaines couleurs de la guerre ? Le 3, le 4 et le 5, Botrel chante à Nancy au milieu des ambulances ; le 6, à Mirecourt, le 7 et le 8 à Épinal et à Neuchâteau, au pays de Jeanne d’Arc. Écoutez cette note du 9 septembre : « Parti à 8 heures, je fais à pied les cinq kilomètres qui séparent la gare et Domremy. Temps idéal. Deux hommes seulement pour faire les foins. Les prés sont mauves de veilleuses qui annoncent déjà l’automne. Au loin le canon. Je compose une poésie : Chez Jeanne. »

J’aime cette indication, que le chanteur des foules sache maintenir autour de son être un peu de désert, assez d’espace pour que sa muse et le pays se parlent. À feuilleter ensemble plus longuement ce carnet, nous y trouverions beaucoup de traits à recueillir, et qui font de nous tous des amis de Botrel. Celui-ci par exemple, à la date du 14 septembre : Botrel a chanté à Brienne devant six ou sept cents éclopés et blessés du dépôt, et le médecin-chef écrit d’une belle écriture claire : « Résultat inattendu de la visite de M. Botrel : la plupart des éclopés ont demandé à repartir en avant. N’est-ce pas le meilleur éloge à adresser au chansonnier ? »

Là-dessus, j’ai mis le carnet dans ma poche et je suis sorti en rêvant que Botrel, ainsi accepté, applaudi, entouré par le plus noble et le plus vrai des publics, agrandît et fortifiât son genre, et qu’il ajoutât au meilleur de son acquit ce que lui proposent de largement national les moments extraordinaires où il se meut. Le voilà côte à côte avec des réalités grandioses. Puisse-t-il en accueillir la leçon ! Parlons plus net : je voudrais que sa chanson, dorénavant contînt quelque semence que ses rythmes persuasifs déposeraient dans les esprits.

Mais qu’est-ce que je veux de plus ? Tout à l’heure, au manège, quand il achevait de chanter, j’ai entendu un capitaine dire à mi-voix : « Voilà de la bonne semence. Les Allemands s’en apercevront. »

J’en étais là de mes réflexions, tout en suivant le quai de la Savoureuse, quand deux soldats s’arrêtent et me font le salut militaire. Naturellement, je leur tends la main :

— Bonjour, camarades ! Vous me connaissez ?

— Oui, monsieur Botrel.

— Non, pas Botrel. Je suis son ami et je l’admire, mais je m’appelle Barrès.

— Ah ! Maurice Barrès ! ça, c’est bien aussi.

Le « ça » était charmant de délicatesse, de désir de plaire ! Allons, mon cher Botrel, qu’est-ce que j’avais à vouloir secrètement, dans mon esprit, vous conseiller, vous guider ? C’est Grosjean qui veut en remontrer à son curé. Vous menez votre affaire admirablement. Votre besogne est salubre. L’Académie devrait bien vous donner un joli prix. Et vous, un jour, après la guerre, est-ce que vous ne pourrez pas me faire une place dans l’une de vos chansons, en souvenir de notre rencontre à Belfort et pour m’introduire dans la sympathie de cet immense public qui vous aime ?

Maurice Barrès,xxxxxxxx
de l’Académie française.
Novembre 1914.