Les Chansons des trains et des gares/Son image

Édition de la Revue blanche (p. 217-221).


SON IMAGE


Qui sait pour quel anniversaire,
Ce portrait, quand le fit-il faire, —
(Et puis, si l’on vient à mourir,
Il reste, au moins, un souvenir…) —
Qui sait, pour quel anniversaire,
Et par
Quel photographe de Montélimar ?

Et le photographe avait dit :
— Souriez ! — il avait souri,
Bonhomme, une main dans la poche,
Et en tournant la tête à gauche :

(Si seulement vous m’aviez écouté, vilain mari,
Et mis
Votre belle redingote !…)

Je songe, cependant, à ses portraits anciens,
Celui en petit collégien,
Bien sûr un daguerréotype,
Et le portrait pour la première communion,
Quand il avait des cheveux blonds,
Et qu’il chantait, de sa voix frêle, des cantiques…

Plus tard aussi, jeune avocat,
L’œil vif et la moustache retroussée,
Dans un cadre en peluche grenat,
Le beau portrait qu’il apporta,
Tout palpitant, un soir d’avril, à sa fiancée…

Tous, dans l’album de la famille,
Près de l’oncle, en lieutenant de la garde impériale,
Et de grand’mère, avec son châle,
Du temps qu’elle était jeune fille —
Ah ! comme on les laissait tranquilles !

Portraits discrets, et qu’on ne regardait
Qu’à la campagne, l’après-midi, quand il pleuvait…

Maintenant, jusqu’au fond de villages obscurs,
Des côtes de la Manche à la Côte d’Azur,
Ses traits resplendiront aux murs !

                        ENSEMBLE

        À l’auberge, à côté des règles
        Du jeu de la poule au billard,
        Sourira le portrait de l’aigle
        Du barreau de Montélimar,
                        De l’aigle
        Du barreau de Montélimar !

Et aussi, dans la clarté éblouissante des vitrines,
Avec les souverains d’Europe,
Le voici partout qui voisine,

Un peu gêné, tout de même, de sa redingote.

Qu’en pensera
Victoria ?

Qu’en dira le prince de Galles ?
Comment l’appréciera le roi de Portugal ?
Est-ce que le prince Bulgare
Ne lui lance pas des regards
De travers ?
Et pourquoi fronce-t-il ainsi
Les sourcils,
Silencieux, le roi Humbert ?

Mais surtout, c’est décourageant,
Ah ! si
Si l’empereur de la Russie
Allait trouver, en voyant sa photographie,
Qu’il n’a pas l’air suffisamment intelligent…

Et ce sont aussi toutes les petites actrices
Qui lui glissent,
À côté, leurs yeux en coulisse :
Célébrités de l’Opéra,
(Rats),
Prêtes à tous les sacrifices :
Les dames des Français ne font semblant de rien,

Mais n’oublions
Pas l’Odéon,
Car il faut que nous montrions
Que nous sommes bien parisiens, —

Il faut être bien parisiens, —

Et peut-être y en a-t-il qui regrettent l’AUTRE…
(Pourquoi n’a-t-il pas mis sa belle redingote !)

Mais de cet autre les brillantes photographies,
Peu à peu, disparaîtront ;
Elles s’en iront, c’est la vie,
Dans la poussière des cartons,
Suivant la fortune commune,

Vers l’éternel oubli, où vont
Les rois de toutes nations,
Les Grévy, et les Mac-Mahon

Comme les lunes.