Les Chansons des trains et des gares/Passage à niveau

Édition de la Revue blanche (p. 51-54).


PASSAGE À NIVEAU


— Un son de cloche,
Le train est proche ! —

Et tandis que dans le rapide
Trépide
La fièvre de nos courses folles,
Cahin-caha, les carrioles,
Cahin-caha,
S’arrêtent à la barrière,
Cabriolet, tapissière,
Et l’antique Victoria
Qui a
L’âge de la reine d’Angleterre.

C’est la voiture du médecin,
Le vieux médecin à besicles,
— Saignée, ipéca, sinapismes, —
Qui va chez le fermier voisin,
Dont la petite a dû manger trop de raisin,
Qu’elle se tortille en coliques…

Et le curé avec sa nièce,
Plus très jeune et jamais très belle,
Un peu niaise,
Mais qui excelle,
Qui excelle la brave Adèle,
À préparer la mayonnaise, —
Gloire des repas d’Adoration perpétuelle…

Et la demoiselle du château,
(Ses mitaines), blanche douairière,
Avecque le fidèle Pierre,
Très fier
Sous la toile cirée un peu rougie de son chapeau,
Mais encor de belle tenue et très comme il faut,
Son chapeau haut…


Ils ont de paisibles juments,
Qu’ils baptisent
Ou bien Cocotte, ou bien La Grise,
Qui vont leur chemin à leur guise,
Pourvu seulement qu’on leur dise,
De temps en temps amicalement,
Quelques mots d’encouragement, —
Car les bonnes bêtes tranquilles,
Elles aussi, font un peu partie de la famille…

Et là-bas, sur la quiétude
Des arbres en bosquets touffus,
Pointe un petit clocher pointu
Évocateur des Angelus, —
Et de Millet, bien entendu,
Pour n’en pas perdre l’habitude…

Oh ! comme tous ces gens sont calmes,
Dans le désarroi de nos âmes ;
Qu’ils prennent peu de peine à vivre,
Et comme ça leur est égal
Tous nos poèmes et tous nos livres : —
Ils ne s’en portent pas plus mal.


Aussi lorsque nous passerons,
Au roulement de nos wagons,
Ils ne comprendront guère, oh ! non,
Nos courses folles,
Que nous puissions avoir besoin
D’aller si vite, aller si loin : —
Mieux vaut
Rester au passage à niveau, —
On est très bien en carriole.

Et pourtant au même passage,
Peut-être, du calme village,
Un soir sans lune,
Un pauvre gars, le cœur pantois,
Viendra s’étendre sur la voie,
Pour l’amour d’une fille brune…