Les Chansons des trains et des gares/Nous déjeunerons dans le train

Édition de la Revue blanche (p. 17-19).


NOUS DÉJEUNERONS DANS LE TRAIN


Foin des buffets, et foin des terminus,
Où le restaurateur, l’en accuse ma Muse,
Cynique et déloyal, abuse
De ce que le train n’attend point :
Des buffets, des terminus, foin !
Installons-nous bien tranquillement dans le coin
De ce wagon, — nous allons loin,
Et le train est omnibus.

Qu’on est donc bien, qu’on est donc bien !
Ah ! c’est ce Monsieur Adrien,

Qui a toujours de bonnes idées !
Admirez, la vue est superbe, —
Et c’est comme un dîner sur l’herbe,
Sans rien à craindre des ondées…

Voyons d’abord dans le panier
Si Anna n’a rien oublié :
Allons, voilà toujours le sel
(Pour les œufs durs, essentiel) ; —
Ne manquerons-nous pas de pain
C’est que je me sens une faim !…
Ah ! le chemin de fer ça creuse !…

Voilà qui va des mieux ; oh ! oh !… —
Gourmand, on connaît vos défauts,
C’est la surprise :
J’ai vidé le petit flacon d’eau dentifrice,
Et je l’ai rempli de chartreuse. —

De l’eau !… apprenez, Henriette,
Qu’en voyage, on ne boit pas d’eau…
Je vais vous passer mon couteau :
C’est un couteau, avec une fourchette,
Et un tire-bouchon ; j’en avais fait emplette

Exprès, — c’est très commode, et même, dans le manche
Est pratiqué un trou qui peut servir pour boire…
— Comme c’est bien imaginé !… Faites-moi voir ?… —
Bon, voilà que ça se démanche !… —

— Fifille, ce Monsieur dans l’autre coin, là-bas,
Qui fait semblant de lire les Débats,
Qui sait s’il n’a pas faim, et s’il ne voudrait pas
Prendre avec nous une petite chose ?…
Demande-lui !… — C’est que je n’ose pas… — Va, ose !…
— Monsieur, voulez-vous me permettre ?…
De saucisson si vous plaisaient quelques rondelles ?…
Et le Monsieur, galant : — Certes, Mademoiselle,
Deux rondelles,

Deux, si vous les donnez au bout de la fourchette,
Et trois,
Trois, si vous les offrez avec vos jolis doigts. —