Les Chansons des trains et des gares/Les horlogers

Édition de la Revue blanche (p. 127-131).
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LES HORLOGERS


J’ai toujours considéré les horlogers
Comme de nature inoffensive, un peu puérile,
Et singulièrement sujets
À se forger
Des tas d’occupations inutiles.
 
C’est égal, ils n’ont pas de honte
Ces horlogers,
Gens adultes et parfois même assez âgés,
— Tandis que la guerre civile peut-être gronde,
Et qu’au dehors attend et nous menace l’étranger, —
Ils n’ont pas honte, ces horlogers,

De passer les journées le plus vides du monde,
À arranger, puis déranger,
Rarranger, et redéranger,
Des montres,
Qu’ils montent et tantôt démontent,
Sans que leur calme imperturbable se démonte.

Et d’abord, rien qu’à cette lunette qui n’a qu’un verre,
Dont ils se fourrent, de travers,
Le gros bout dans le coin des yeux,
On voit bien tout de suite que ça n’est pas sérieux.

Ou encore, étant leur lunette,
Gravement ils écoutent, en hochant la tête,
Ils écoutent la petite bête ;

La petite bête, à l’âge de ces Messieurs ;
— Écoute, mon mignon, écoute !… —
Vous admettrez bien qu’ils s’en foutent ;
Ou alors c’est qu’ils sont gâteux ; —
Ou bien les deux. —

Cependant, flattant leur folie,
Complaisamment, nous les laissons

Pénétrer, au moins une fois le mois, dans nos maisons,
— Je vous demande un peu ce que ça signifie, —
Et nous souffrons qu’à nos intimités ils s’initient,
Ces gens qu’à peine nous connaissons :

Tout cela, sous le prétexte ridicule,
De vérifier nos pendules ;

Pendant une heure, ils tournent les aiguilles,
Et font
Sonner l’artistique (de bronze doré) petite fille
Qui court après un papillon,
Ou le berger contant à la bergère sa passion,
Ou la biche agile, le chien fidèle, le fier lion.
Ou Laure tendrement enlacée à Pétrarque, —
Nous n’y faisons pas attention,
Ce sont de pauvres maniaques ;
Remarque
Que si nos domestiques s’amusaient de la sorte,
Ce que nous les ficherions à la porte !…
Mais on dirait vraiment qu’une grâce d’État
Protège ceux qui, d’être horlogers, font état.


Pourtant, où cette manie n’est pas sans péril,
C’est quand ils grimpent, les imbéciles,
En haut des clochers de la ville :
Car vainement on voudrait les en empêcher,
Ils ont la rage d’escalader tous les clochers,
Et, comme des fous, ils se moquent
Et du vertige, et du danger,

Et vont causer, près de la girouette, avec le coq.

Quand soudain vos fils apparaissent
Ainsi perchés sur le clocher d’ardoise
De la mairie, ou de l’église de la paroisse,
Mères des horlogers, qui dira votre angoisse ?

L’horloge passe avant tout : régler l’horloge !
À la dignité de ce rôle,
Jamais l’horloger ne déroge ;
Hâte-toi, écolier qui te rends à l’école,
Et que les fidèles se pressent
Pour arriver, avant l’Évangile, à la messe :

L’horloger, au péril de sa vie, règle les horloges.

Cette formalité lui semble nécessaire,
Dût trembler et pleurer sa mère ;
Les horlogers pourtant, ne sont pas méchants.
Mais ils raisonnent comme des enfants…

La nature des horlogers est puérile.