Les Chansons des trains et des gares/Gants

Édition de la Revue blanche (p. 133-137).


GANTS


En un coffret de bois des îles,
Temple des souvenirs futiles,
En un coffret,
Dont la serrure est à secret,
Secret subtil, —
J’ai retrouvé le gant parfumé de verveine :

Et c’est une idylle ancienne.

Le gant, le long gant parfumé,
En peau de Suède,
La belle qui me l’a donné,
N’était-ce pas, autant que je me le puis rappeler,

N’était-ce pas à un bal costumé
À la légation de Suède, —
— Oh ! son bras blanc, son bras de neige !… —
Et de Norwège !

Ce gant, que je n’ai pas rendu,
— Oui, je veux garder en trophée,
L’empreinte de tes doigts de fée… —
Ce gant, naturellement, je ne l’ai pas rendu :
Et l’autre gant, alors, qu’est-il devenu ?

Maintenant cette idée m’obsède ;
Que deviennent les gants de Suède,
Que deviennent-ils,
Les gants de peau, les gants de fil,
Que deviennent
Les gants parfumés de verveine,
Ou qui ne sont pas parfumés,
Les pauvres gants périmés ?

J’en sais, des gants, j’en sais qui furent
Perdus en omnibus, perdus en voiture,

En bateau ou en chemin de fer :
Si les gens qui les retrouvèrent
N’avaient pas la même pointure,
Que purent,
Que purent-ils bien en faire ?

J’en sais des gants, j’en sais qui furent
Lancés à travers des figures,
— Au café, ou bien au cercle, ou sur le turf, —
De messieurs qu’on traitait de muffles :
Et ces gants-là, qui sait (qui sait ?)
Si personne les a ramassés..,

(Combien de gens, pourtant, à ce que l’on assure,
Qui, pour acheter des gants, durent
Se priver de nourriture…)

Où donc, où se peut-il bien qu’aillent
Les gants blancs, les gants gris-perle, les gants paille,
Avec lesquels nous convoitâmes des hymens :
(— Mon père, cette jeune fille est une perle ;
Mettez, mettez vos gants gris-perle.
Et m’allez demander sa main. —)


Une ou deux fois peut-être, alliant l’élégance
Aux économiques nécessités de l’existence,
Nous les avons envoyé
Nettoyer,
— Ô Benzine, Benzine sainte,
Des employés à deux mille cinq ! —
Aux commerçants qui s’occupent de dégraissage :
Et puis les voilà hors d’usage.

D’indigents nous faisons la joie.
Avec nos vieux chapeaux de soie ;
Et, d’un ancien habit à queue,
Nous charmons les pauvres honteux :

Mais nous n’avons jamais accoutumé de faire aumône
De nos vieux gants, en peau de chien, rouges ou jaunes,

Et, décolorés et flétris,
Sentant le vieux bout de cigare,
Ou de vagues poudres de riz,
Les gants, témoins jadis des amoureux hasards,
Compagnons des jeux et des ris,
Les gants sont jetés à l’écart :


— À moins encor que la nécessité barbare
Ne les fasse couper, horreur ! pour qu’ils préparent,
De quels onguents, ô gants ! enduits,
La guérison des panaris !…