Les Chansons des trains et des gares/Le marteau

Édition de la Revue blanche (p. 151-154).


LE MARTEAU


        L’immeuble, hôtel jadis altier
        D’un président à mortier,
Affectait maintenant l’apparence vétuste
De ceux-là, qu’artisans des modernes quartiers,
        Font disparaître sans pitié
Les fiers démolisseurs aux pioches robustes.

        Seul le portail restait entier,
        Avec sa porte de noyer,
— De noyer, ou d’érable, ou bien de chêne, ou d’orme ?
                                La porte énorme,
        Où battait un marteau pesant,
Qui, du poing crispé d’un lutteur, avait la forme :


        Ah ! combien, pendant deux cents ans,
        Avaient, d’une main inquiète,
Soulevé ce marteau, et par la porte ouverte,
        En tremblant tendu leur requête,
        Ou quelque message pressant,
Au suisse majestueux et méprisant !…

Puis vinrent d’autres temps : de publiques enchères,
Soit licitation, soit quelque coup du sort,
Firent du vieil hôtel une maison de rapport,
Entre les mains d’un trop ingénieux propriétaire :
        (Appartements ornés de glace,
                            Eau et gaz !…)

        Et sur la porte furent mises
        Ces indications précises :
        — Frappez une seule fois, pour
Le pavillon qui est au fond de la cour ; —
        Deux fois (vous le deviez penser),
        Si vous allez au rez-de-chaussée : —
    — Frappez trois fois pour le premier étage, —
        Et quatre fois pour le second, —

        Et ainsi de suite ; mais, au fait, non :
Comme il n’y avait que deux étages dans la maison,
Il n’y avait pas lieu de frapper davantage…

Sur ces entrefaites, le propriétaire nouveau
S’avisa qu’il serait plus élégant, et plus pratique,
        De remplacer le vieux marteau
        Par une sonnerie électrique ;

        Mais quand vinrent les ouvriers,
        Voici que se mit à crier
                            La porte,
        Comme sait crier une porte :

        — Non ! je ne veux pas qu’on l’emporte,
        Mon marteau, mon cher compagnon !… —
        — Voyons, mon amie, voyons,
Dit le propriétaire, il faut se faire une raison :
Parbleu, je comprends bien, quand on vécut ensemble
Si longtemps, — tant de souvenirs ! — Mais il me semble
        Qu’à vivre avec cette
                            Sonnette,
        Vous serez beaucoup plus tranquille :
        Elle est très douce, bonne fille,

        Et ne vous fera aucun mal.
        Tandis que, trois fois sur quatre,
                            Le brutal
        Vous rossait, chère, comme plâtre !…
        Il n’est pas de ceux qu’on regrette. —
                            Mais elle :
        — Il me battait, je me rappelle !… —
Dit-elle alors, avec une expression vague et sensuelle :
    — Et si je suis dans le genre de cette Concha,
        (Prononcez Countcha, n’est-ce pas ?)
        Que Louÿs a si bien campée :
        Cela ne regarde que moi,
                            Et puis quoi :

Eh bien ! oui, là ! j’adorais être frappée ! —