Les Chansons des trains et des gares/La bonne éducation

Édition de la Revue blanche (p. 155-159).


LA BONNE ÉDUCATION


Le petit éléphant de carton hocha la tête,
Et dit : — Je commence à en avoir par-dessus la tête.
J’en ai assez de vos baraques du boulevard,
         Ah ! qu’on me rende mon bazar !

Dans cette calme arrière-boutique, au fond d’un passage
         Bien chaudement enveloppé
                           De papier,
         Je coulais des jours sans orage :
         Chez mes braves petits marchands,
Jamais je n’avais vu pénétrer un chaland,
                               C’était charmant !
         Et seulement lorsqu’avaient été sages

Leurs enfants (ils avaient deux garçons et trois filles),
Ou encor lorsqu’il leur venait de la famille,
         On me sortait en grande pompe,
         On remuait un peu ma trompe,
(J’avais surtout le don d’amuser le vieil oncle
                           Alphonse),
         Et puis l’on me laissait tranquille.

         Soudain, voici que, sous prétexte
         Que c’est bientôt la saint Silvestre,
         Veille du premier jour de l’An,
Brusquement on vient m’arracher de ma retraite,
                           On me jette
         Au beau milieu de ce Paris bruyant,
Où l’on me force à rester, tout le jour, ballant,
                           Ballant la tête !…

         D’abord, je ne suis pas très fier,
Mais, je vous le demande un peu, de quoi ai-je l’air ?…
                           J’ai l’air d’une bête !
         Saluer, d’un geste entendu.
         Des gens que l’on n’a jamais vus,

         Faire ainsi de petits signes d’intelligence
À des tas de passants que l’on ne connaît pas…
         On doit me prendre pour un gaga,
Et j’en rougis jusqu’à l’extrémité de mes défenses !

         Et puis quelle promiscuité !
Nous autres éléphants aimons à nous abstraire :
         Et j’ai, tout juste, à mes côtés,
         Un chemin de fer circulaire,
Qui tourne constamment avec un bruit d’enfer !

Cela s’aggrave encor de boîtes à musique ;
         Il y a de tous les métiers
                      Dans cette boutique :
Balayeuses, cireurs de bottes, palefreniers,
         Qui, pour attirer les pratiques,
         Trémoussent bras, et tête, et pieds :
         C’est une agitation folle, —
Même un lapin, ridiculement habillé,
Un pauvre lapin, qui bat du tambour, vous croyez !…
         Peut-être se trouve-t-il drôle ?
Que voulez-vous ? — Moi, ça me fait pitié !…


         Mais le plus affreux de l’affaire,
         Ce sont les soldats que voici,
         Soldats de plomb, soldats de bois aussi,
Qui passent le temps à me demander mon avis,
Mon avis d’éléphant, sur la suprématie
Ou du pouvoir civil, ou bien du militaire ? —

         — Du moins, dis-je, quand vient la nuit,
         Tu peux sommeiller ? — Vain espoir !
Elles sont là toute une bande de toupies,
         En forme de cœur ou de poire,
         Qui ronflent, à peine endormies… —

Ému par la douleur que trahissaient ces mots,
— Viens avec moi, repris-je alors, je te promets
                       Que jamais
         Je ne troublerai ton repos.
Et ne te secouerai la trompe hors de propos. —

Mon interlocuteur, avec reconnaissance,
Accepte, et nous montons en voiture tous deux ;
Je le laissais dans son coin, respectueux
De son immobilité et de son silence :

Spontanément, sa tête à nouveau se balance…

         — Est-ce nerveux, interrogé-je,
Ou, habitué au mouvement, aurais-tu donc
         Une crampe dans la trompe ?
                      — Tu te trompes,
Répondit-il ; — malgré ma fatigue, n’empêche
         Que je connais les usages du monde ;
Regarde à la portière, ami, et rends-toi compte : —

Un convoi déroulait son funèbre cortège.