Les Chansons des trains et des gares/Le buveur imprévoyant

Édition de la Revue blanche (p. 173-176).


LE BUVEUR IMPRÉVOYANT


    Les voilà bien les suites de l’orgie,
                    L’orgie romaine !
        Et le malheureux geint et gît,
        (À peine a-t-il figure humaine).
        Il geint et gît le triste J. ;
        — L’initiale du nom suffit.
                    Car inutile
        De compromettre la famille ; —
        Il geint et gît le triste J. ;
Regarde, cher enfant, regarde et réfléchis :
        Les voilà bien les suites de l’orgie.
                    C’est là que mène
L’usage inconsidéré de ces boissons américaines.

        Oh ! l’horrible cercle de fer
        Qui casque son front et l’enserre !
        Le bourdonnement des oreilles
                Pareil
        Au sourd lamento de la mer, —
        Ses oreilles, ruches d’abeilles, —

                Oh ! la forêt
                De son palais !

    Mais c’est surtout le bruit de ces voitures
Qui, dans la rue, passent sans trêve, passent toujours :
    — En certains cas, mieux vaut, bien sûr,
Avoir un tranquille petit appartement donnant sur
                        La cour ; —

        Et les voitures roulent toujours,
        Roulent, roulent, comme en sa tête,
        Roulent, roulent sous les fenêtres
        (C’est un quartier très passager),
        Les voitures des maraîchers,
        Et du Louvre, et du Bon Marché,
        Et de la Samaritaine (peut-être),
        Les fiacres, les coupés de maître,

            Et, pour des noces, les landaus :
Mais, c’est son crâne qu’ils piétinent, tous leurs chevaux !
                                Où faut,
            Où faut-il donc que ces gens aillent,

            Vers quelles besognes, quelles ripailles ?
            Ah ! pourquoi sont-ils si pressés !…
            Le malheureux va trépasser :
                — Un peu de paille !…

Par grâce, répandez, Messieurs, devant le seuil
Que peut-être demain franchira mon cercueil.
            Oh ! par pitié, un peu de paille !… —

        La paille, la paille d’or !… en un délire,
            Le moribond songe aux guérets,
            Où, jeune collégien, il courait,
        Quand sa tante Clara l’invitait à venir
        Dans sa propriété des environs de Guéret,
                                (Creuse) —
— C’est là que s’écoula son enfance heureuse. —

Temps béni où les bébés portent de grands cols,
        Et ignorent la passion funeste des alcools !

                À cette époque, on l’appelait Toto :
        Il attrapait des papillons, et, dans l’éteule,
Cueillait des bleuets bleus, et des coquelicots, —
En mettra-t-on, demain, autour de son linceul ? —

Paille d’or, près de la ferme, les grandes meules…

        La ferme, et la fermière… il rêve : —
        Et le bon lait des vaches et des chèvres !…
Fermière aux cheveux blonds, daigne adoucir ma fièvre
        Et m’apporte un peu, rien qu’un peu
        De ce lait, qui calme le feu
        Qui brûle ma gorge et mes lèvres… —

Le bon lait blanc, la paille d’or, les bleuets bleus…

            Soudain, il se dresse en sursaut,
            Hagard, et balbutie ces mots,
        Les yeux fixes, et les pupilles dilatées :
            — Au lieu de les garder plutôt,
Pour étouffer le bruit des roues et des chevaux,
        Buveur imprévoyant, que les ai-je jetées,

        Les pailles de mes chalumeaux !… —