Les Chansons des trains et des gares/Carnaval

Édition de la Revue blanche (p. 181-185).


CARNAVAL


Le Carnaval agite ses grelots,
        Partout souffle un vent de folie ;
        Bannissons la mélancolie
        Bonne aux seuls malades et aux
                          sots, —
        Ohé ! Arlequins et Pierrots,
                          Dominos,
        Et Colombines, et Folies : —

Le Carnaval agite ses grelots !

        Pour célébrer le Carnaval,
        De quel joli déguisement
        Vont-ils parer, les bons parents,
Leur petit garçon si travailleur et si intelligent,
        Espoir du collège Chaptal ?

        En incroyable ou bien en page ?
        Clown ? Postillon ? pas davantage ;
        Sera-ce en juge ? en avocat ?
                          Pouah !

        Mais, est-il besoin qu’on le dise,
Vous l’avez deviné et vous rendez justice
Au choix impérieux dont les soucis de l’heure
                          Expliquent
        La haute portée patriotique :

Oui ! que le cher petit sente battre son cœur
        Sous un dolman d’officier supérieur
        De notre vaillante armée d’Afrique !

        Et maintenant, il est bon qu’on l’emmène,
        Pour qu’on l’admire, chez sa marraine :

Car vous pensez comme la bonne dame sera fière,
        Surtout d’apprendre qu’en chemin,
        Signe des temps, en voyant ce gamin,
— Ô France, de ton peuple à tort on désespère ! —
Un conducteur d’omnibus lui serra la main,
Et un sergent de ville répondit, débonnaire,
        À son salut militaire…

        — Allons, petit, a dit la bonne dame,
                          Allons !
        Il faut arroser ces galons :
Qu’une liqueur de choix élève aussi nos âmes ! —
        — Attendez, reprend le papa,
        Auparavant il vous dira
                          Sa fable :
        Commence, et ne te presse pas ! —
        Le bambin monte sur la table ;

  (On peut penser ce qu’on voudra
De la personnalité de Déroulède,
Mais l’austère beauté de ses « Chants du Soldat »
Est un point sur lequel il faut que chacun cède.)

Le petit garçon si travailleur et si intelligent
        A récité le Vieux Sergent !

        La marraine, en transports ravie,
        S’écrie :
        — En voilà un bon Carnaval
        Que je n’oublierai de ma vie !… —
        Et, des prunes à l’eau-de-vie,
        Elle va chercher le bocal…

        Le père est encor tout ému
        De cette chaude poésie ;
        Il se laisse aller, là-dessus,
        À de rapides aperçus,
Et, tout en remplissant les verres, il confie
        Que ce qui l’inquiète le plus
        C’est l’avenir de nos colonies :

        — La France est toujours le pays
        De la bravoure et de l’honneur,
        Mais nous n’avons pas le génie,
        Le génie colonisateur…

        La Chine surtout, cette Chine
Est pour notre Tonkin une rude voisine… —

Et c’est ainsi que par de constantes leçons,
        Avec un ton de badinage,
Les pères avisés savent, dès le jeune âge,
    Mûrir l’esprit de leurs petits garçons.

— Mais il convient que l’expansion coloniale
Ne nous fasse oublier les prunes du bocal ;
        Voyons ces excellentes prunes ? —

        Disant ces mots, il en prend une
                Entre ses doigts,
        Puis va pour la mordre : mais quoi,
        Quelle singulière amertume,
        Chez un tel fruit hors de coutume ?

                Les prunes
        S’étaient déguisées en chinois.