Les Causes directes du dix-huit brumaire/03

Les Causes directes du dix-huit brumaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 5-32).
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LES CAUSES DIRECTES
DU
DIX-HUIT BRUMAIRE

III[1]
IMPOT PROGRESSIF ET LOI DES OTAGES
RETOUR DE BONAPARTE


I

L’impôt progressif de 100 millions sur les riches avait été déguisé sous le nom d’emprunt forcé ; le remboursement devait se faire en domaines nationaux ; seulement, ces biens ou leurs signes représentatifs ayant subi une dépréciation énorme, les prêteurs n’auraient en main qu’un gage à peu près illusoire. Aussi l’annonce seule de l’impôt, avant même que l’on sût comment il serait assis et réparti, répandit la panique parmi tous ceux qui possédaient encore en France et dépensaient. Au lieu de faire fructifier leur argent et de le mettre en activité, ils ne songèrent plus qu’à le retirer de la circulation, à le recueillir hâtivement, à l’enfouir en lieu sûr ; l’effet fut foudroyant, l’arrêt des transactions instantané.

La loi décidant l’impôt en principe avait été votée par les Cinq-Cents le 9 messidor. Le 12, les journaux écrivent : « Toutes les affaires de banque et de commerce sont dans la plus grande davantage : on achète et on ramasse beaucoup de louis, ce qui annonce que chacun ramasse son argent ; » 2 thermidor : « Il ne se fait plus presque aucune affaire à la Bourse de Paris. Les louis de 24 francs s’achètent à 16 et 18 sous la pièce en sus de leur valeur réelle ; la moitié de ceux qui ont fait des lettres de change les laissent protester. » Depuis longtemps, le crédit public était nul ; les fonds d’Etat baissèrent encore, personne ne se présentant plus pour en acheter ; en thermidor et fructidor, le tiers consolidé tomba plusieurs fois au-dessous de 8 francs.

Comme il était à prévoir que l’impôt prendrait pour base les signes extérieurs de la richesse, chacun diminuait son train, réduisait sa dépense, resserrait sa vie ; il n’était question que de réformer « son cabriolet, sa voiture, une partie des domestiques mâles. » A mesure que le Conseil des Cinq-Cents discuta le mode d’assiette et de recouvrement, à mesure qu’on le vit incliner vers un système persécuteur et s’enfoncer dans la violence, l’affolement s’accrut ; beaucoup de négocians et d’étrangers prirent des passeports pour Hambourg, la Suisse ou l’Espagne. Parmi ceux qui restaient, c’était à qui se dirait et se prouverait pauvre : « On met aujourd’hui autant d’affectation à cacher sa fortune qu’on en mettait autrefois à l’étaler et même à l’exagérer. Il y a aussi des personnes qui font banqueroute pour prouver plus sûrement leur misère, » et ces faillites fictives entraînèrent beaucoup de ruines réelles. Le luxe qui alimentait l’industrie et le commerce, qui nourrissait des milliers de familles, s’anéantit, et l’on apercevait en perspective « une immense quantité d’ouvriers sans travail, au commencement de l’hiver. »

De leur côté, les propriétaires de biens-fonds tombaient dans lu marasme : ils se sentaient menacés par la taxe ; de plus, comme il était certain que leurs terres ou leurs maisons ne trouveraient plus que très difficilement acquéreur, la valeur vénale de ces biens diminua sensiblement : le sol entier de la république éprouva une moins-value. On calculait déjà que les 100 millions exigés des riches appauvriraient de 500 millions l’ensemble de la France.

Le législateur resta sourd à cet avertissement des faits ; rien ne l’arrêta dans sa démence. Les Cinq-Cents convinrent d’abord que l’impôt se percevrait par prélèvement progressif additionnel aux contributions foncière, mobilière et somptuaire ; les basses cotes seraient épargnées. Il eût paru incivique de ne pas s’acharner spécialement sur les ex-nobles, les ci-devant, ces privilégiés à rebours, cette classe devenue taillable et corvéable à merci ; ils auraient à payer double ou triple taxe, suivant les cas. La Chambre sentait toutefois que cette matière imposable, tant de fois pressurée et tordue, dont on avait exprimé tout le suc, ne rendrait plus grand’chose ; l’effort porta principalement contre les enrichis de la Révolution, contre ceux dont le luxe, fait de rapines ou d’agiotage, s’était dressé insolent au milieu du peuple affamé, contre ceux qui avaient mené sous le précédent Directoire la bacchanale des écus ; l’ancienne caste nobiliaire n’avait pas excité plus de colères que cette grossière et flambante aristocratie d’argent, devenue le point de mire de toutes les haines, la cible de toutes les attaques.

Comment l’atteindre, puisque les fortunes à frapper se composaient moins de biens-fonds que de numéraire, puisqu’elles étaient en portefeuille et cessaient de se manifester par des signes extérieurs ? Ajoutez que certains hommes, accusés de gains excessifs, n’avaient jamais mené grand train ; ces spéculateurs étaient aussi des thésauriseurs. Par un entraînement à prévoir, par la logique impitoyable des conceptions fausses, on en vint très vite à l’idée d’une taxation purement arbitraire, d’une évaluation en l’air, d’après des données approximatives, d’un jury inquisiteur, sorte de tribunal révolutionnaire chargé d’exécuter la grosse finance.

Le projet de loi établi sur ces bases fut envoyé par les Cinq-Cents aux Anciens : le soulèvement de l’opinion était tel contre les « Wisigoths » qui avaient façonné « ce chef-d’œuvre d’absurdité, » que les Anciens le repoussèrent d’abord. Mais les Cinq-Cents tenaient à leur jury avec un entêtement obtus ; en vain des hommes compétens, versés dans l’économie politique, leur montraient la fuite des capitaux, l’évanouissement du luxe ; les Jacobins du conseil répondaient que l’argent se cachait méchamment, par passion contre-révolutionnaire ; qu’on saurait bien l’atteindre et le tirer de ses retraites. La loi légèrement adoucie fut renvoyée aux Anciens, et ceux-ci, de guerre lasse, finirent par la voter.

D’après le texte définitif, adopté le 19 thermidor-6 août, l’impôt progressif s’ajouterait d’abord au principal de la contribution foncière, les cotes au-dessous de 300 livres demeurant indemnes, celles entre 300 et 4 000 francs étant frappées d’après une progression effroyablement rapide, qui arrivait très vite à les doubler. Pour les cotes au-dessus de 4 000 francs, le jury avait droit de taxer jusqu’aux trois quarts du revenu annuel. La contribution mobilière servirait également de base. Enfin « le jury évaluerait en son âme et conscience la fortune de ceux qui, par leurs entreprises, fournitures ou spéculations, auraient acquis une fortune non suffisamment atteinte par la base des contributions ; » ici se concentraient surtout l’âcreté jacobine et le venin de la loi. Les enrichis dont il était question pourraient être taxés jusqu’à concurrence du revenu entier, calculé sur le vingtième du fonds, et cette suppression complète des revenus d’une année équivaudrait à une entaille au capital. Le jury se composerait de citoyens non assujettis à l’emprunt ; chaque contribuable pourrait appeler de ses décisions à un jury reviseur, mais seulement après avoir acquitté une partie de sa taxe. L’article 13 invitait les citoyens à transmettre les renseignemens nécessaires pour découvrir les fortunes inconnues, non révélées par les contributions ; c’était faire appel à la délation, l’encourager et l’organiser. Les jurys agiraient en véritables comités de confiscation partielle, procédant d’autorité contre les hommes coupables de s’être enrichis par moyens illicites ou simplement coupables d’être trop riches, toute grande fortune étant alors réputée « scandaleuse. »


II

Les gros fournisseurs, les spéculateurs éhontés, race peu intéressante, n’étaient pas gens à se laisser plumer sans se débattre. Ils discutèrent avec les jurys, ergotèrent, chicanèrent ; ils surent éparpiller et dissimuler leurs capitaux, dénaturer leur fortune ; d’ailleurs, par le fait même qu’ils étaient très riches, ils disposaient de mille moyens pour influencer le jury, pour l’entraîner dans des voies de collusion et de fraude. Quelques grands voleurs furent atteints ; la plupart rompirent les mailles du filet qu’on prétendait resserrer sur eux. Leur haine ne s’en attacha pas moins au gouvernement qui traitait l’argent en suspect, en ci-devant, en ennemi public. Ils se jurèrent, dès qu’ils en trouveraient l’occasion, de passer contre ce gouvernement de la défensive à l’offensive et de le renverser. Quelques-uns, n’ayant pas réussi à composer avec le jury, se rebellaient déjà et mettaient carrément le fisc au défi de les atteindre. L’anecdote suivante courut sur le spéculateur Collot. qui passait pour avoir fait une fortune énorme dans la fourniture des viandes à l’armée d’Italie. Taxé à 600 000 francs, il en aurait offert 50 000 ; l’administration les aurait refusés : « Le fournisseur a ainsi terminé la discussion : Vous n’en voulez pas, vous n’aurez rien ; adieu. » Deux mois plus tard, ce même Collot se fera l’un des principaux commanditaires du coup d’Etat bonapartiste.

Loin des fournisseurs, de solides et sérieuses maisons de banque subsistaient sur la place. Leurs chefs aussi étaient spécialement visés. Toutefois ils restaient assez forts, assez nécessaires, pour que le gouvernement dût traiter avec eux de puissance à puissance. Dépourvu de toutes ressources et littéralement sans le sou, le ministre des finances, Robert Lindet, qui ne voyait de l’argent « qu’en rêve, » avait sollicité le concours des principaux banquiers parisiens. Avec un zèle louable, encouragé par la probité personnelle du ministre, les banquiers consentirent à des avances bien garanties, facilitèrent des opérations de trésorerie, qui permirent d’assurer une moitié des services.

À ce prix, ils obtinrent peut-être quelques ménagemens. D’ailleurs, leur crédit, leurs réserves suffisaient à leur faire supporter sans trop de peine la suprême expérience financière du jacobinisme. Ils ne s’en plaignirent pas moins amèrement du « régime destructeur de toute confiance, où les citoyens qui s’étaient mis le plus libéralement en avant étaient précisément ceux qu’on avait frappés avec plus de rigueur[2]. »

En somme, la force des capitaux mobiliers se trouva désormais acquise au premier qui entreprendrait de jeter bas le régime spoliateur. Quand Bonaparte reviendra d’Egypte, les capitaux l’accueilleront en libérateur ; les fournisseurs iront à lui tout de suite, à la veille de brumaire ; les banquiers viendront le lendemain ; après l’argent aventureux, l’argent prudent et circonspect. Marchandant un peu leur concours, se prêtant sans se donner, les banquiers aideront néanmoins Bonaparte à monter son gouvernement ; pendant plusieurs mois, il sera facile de distinguer derrière lui un groupe de souscripteurs éminens, fournissant leur apport et faisant dans une certaine mesure les fonds de l’entreprise ; ce syndicat financier pour l’organisation de la dictature se transformera un peu plus tard en une officielle et imposante institution : la Banque de France.

Les grosses fortunes avaient été terrorisées, exaspérées par l’emprunt forcé, plutôt que réellement écornées. Les vraies victimes furent les gens de moyenne et de petite aisance. Le poids de la taxe tomba lourdement sur eux, et de plus ils en subirent le contre-coup de façon cruelle. Comme la haute industrie réduisait ses productions, les négocians, qui s’étaient un peu refaits depuis quelques années, ne trouvèrent plus à s’achalander qu’à des prix exorbitans ; la consommation diminuant d’autre part, ils ne trouvèrent plus à écouler leurs marchandises ; la faillite s’ensuivit ; ils furent ruinés et ruinèrent leurs créanciers. Au lendemain du 18 brumaire, le Moniteur constatera que la classe des négocians est particulièrement dans la joie ; le fait se conçoit, les négocians ayant affreusement souffert sous le Directoire expirant.

Durant la même période, les petits fabricans, ceux qui confectionnaient des objets de luxe ou simplement de confort, virent leurs commandes tomber à rien ; un ébéniste du faubourg Saint-Antoine disait : « Ils ne m’ont taxé qu’à 300 francs, mais ils m’ont fait perdre pour 27 000 francs de commandes en effarouchant mes pratiques. » Les ouvriers en boutique, renvoyés par leurs patrons, furent jetés sur le pavé avec les bandes innombrables de travailleurs que les manufactures cessaient d’employer. La détresse se généralisa ; la loi avait prétendu mettre les riches à la diète ; elle enlevait aux pauvres leur gagne-pain. Toutes les villes qui avaient conservé un reste d’industrie, tous les centres de production parurent frappés de mort. A Lille, les ouvriers, n’ayant plus de quoi manger, demandaient à s’enrôler et à partir pour la frontière. A Lyon, ville d’initiative et de sens pratique, on vit un phénomène extrêmement remarquable : le pauvre, instruit par une expérience brutale, reconnaissant sa solidarité d’intérêts avec le riche ; l’ouvrier venant au secours du capital, afin que celui-ci continuât d’employer ses bras et de le faire vivre.

« Tous ceux de nos concitoyens qui se trouvaient atteints par l’emprunt de 100 millions, — disent le 2 vendémiaire les correspondances de Lyon, — se sont réunis et ont formé entre eux une espèce de jury répartiteur. Ils se sont arrangés de sorte que, sans nuire aux intérêts de la république, aucune des cotes n’a excédé la somme de 2 000 francs ; et cette cotisation exemplaire a été de suite acquittée. Un nombre considérable de citoyens non sujets à l’emprunt ont voulu contribuer de leur modique fortune, et l’on a remarqué, parmi ces dignes citoyens, une infinité d’ouvriers, la plupart sans ouvrage. On n’a pu voir d’un œil sec des pères de famille sans bien porter leurs douze francs à la caisse commune, en disant : « Nous aimons bien mieux nous priver de pain pendant quelques jours que de voir l’emprunt fermer nos ateliers et nos fabriques. » Ce dévouement héroïque a déjà eu les plus heureux résultats. Déjà plusieurs fabriques sont rouvertes à Lyon. On assure que plusieurs villes de commerce ont adopté ce système salutaire ; on cite, entre autres, Bordeaux. Si tous les départemens imitaient ce bel exemple, non seulement on n’aurait point à craindre les caprices de l’arbitraire que semble consacrer la formation du jury répartitionnaire, mais encore les cotisations seraient moins onéreuses et plus tôt payées. »

Ainsi, la loi dirigée contre une classe d’individus ne l’avait qu’imparfaitement atteinte ; elle frappait indirectement toutes les autres. Encore les pouvoirs publics furent-ils déçus dans leur espérance d’un subside immédiat. L’administration eut beau déployer un appareil formidable de poursuites, de saisies, d’expropriations, de contraintes par corps ; comme elle ne pouvait, selon la remarque d’un journal, mobiliser une armée de garnisaires, construire d’immenses garde-meubles pour recueillir les objets séquestrés, élargir les prisons pour enfermer tous les réfractaires à l’impôt, l’argent ne se rendit pas, demeura invisible, terré, retranché ; il ne se déversait dans les caisses du Trésor que par petites sommes et à grand’peine.

Après deux mois et demi, le jury n’était arrivé à taxer que jusqu’à concurrence de 61 millions, qui seraient vraisemblablement réduits par le jury reviseur à 50, dont 35 seulement paraissaient susceptibles de recouvrement effectif ; à Paris, sur 12 millions attendus, 90 0 000 francs avaient été perçus. L’inepte législateur n’était pas au bout de ses mécomptes. La commune souffrance s’étant subitement accrue, les impôts précédemment établis, les contributions normales rendaient encore moins qu’à l’ordinaire ; on payait mal l’impôt progressif, on ne payait plus du tout les autres. Les relevés officiels accusèrent dans les recettes, pour les trois derniers mois de l’an VII, une diminution d’un tiers sur la période correspondante de l’année antérieure. Le fisc avait peu gagné, beaucoup perdu : l’opération se soldait, en fin de compte, par une perte sèche ; c’était pour en arriver à ce résultat que les financiers des Conseils avaient totalement perturbé le peu de vie économique qui restait à la France, ameuté les intérêts, accru les haines, fait un mal immense au régime.


III

La loi de l’emprunt progressif mettait les biens en coupe réglée et frappait à la bourse ; celle des otages supprima sur plusieurs points la sécurité relative des personnes et la menaça partout. Cette loi n’était pas née d’un seul coup dans le cerveau des révolutionnaires ; ce fut la conséquence logique et affreuse de l’état de guerre qui subsistait entre deux portions du peuple français et qui mettait aux prises les partisans et bénéficiaires de la Révolution avec ses adversaires en armes. Les premiers avaient vaincu les seconds, sans les soumettre ; en beaucoup d’endroits, ils restaient campés sur leurs positions comme en pays conquis, harcelés d’ennemis, fusillés à tout bout de champ par les Chouans et les rebelles, au milieu de populations qui sympathisaient secrètement avec les bandes. Fatalement, ils devaient en venir aux plus excessives pratiques que se permet une armée d’étrangers en territoire occupé, à l’iniquité suprême, au système des responsabilités indirectes et collectives, à l’enlèvement de citoyens inoffensifs et notables qui répondaient pour tous. La loi du 10 vendémiaire an IV sur la responsabilité pécuniaire des communes, en cas de désordres, avait marqué un premier pas dans cette voie. Depuis longtemps, certaines administrations départementales saisissaient des otages, afin d’intéresser la population entière à la répression des troubles, et vantaient l’excellence du procédé. La loi du 24 messidor an VII ne fit que généraliser et régulariser cette méthode, en y ajoutant un luxe de raffinemens barbares.

Cette loi invitait les pouvoirs locaux, dans tout département qui aurait été déclaré par acte législatif en état de troubles, et elle les autorisait dans les autres, en cas de troubles imminens, à désigner des otages parmi les parens d’émigrés, leurs alliés, les ci-devant nobles, sauf certaines exceptions, et les ascendans d’individus notoirement connus pour faire partie des rassemblemens ou bandes.

Les otages désignés devraient se constituer prisonniers sous dix jours, à peine de mort. Pour tout assassinat ou enlèvement d’un fonctionnaire, d’un acquéreur de domaines nationaux, d’un « défenseur de la patrie, » ou de ses père, mère, femme ou enfans, quatre otages seraient déportés, expédiés en de lointaines prisons, sans préjudice d’une forte amende. Les otages répondraient en outre corporellement ou pécuniairement des sévices, pillages, dégâts commis par les bandes. Une foule de dispositions accessoires complétaient l’atrocité de ces mesures, par lesquelles toute une partie de nos provinces tombaient en proie aux pires rigueurs de la conquête, étaient mises plus que hors la loi, mises hors la France.

Dans le courant de thermidor, la loi des otages fut déclarée applicable à six départemens de l’Ouest en totalité, partiellement à quatre autres. On la mit aussi en vigueur dans certaines régions du Midi. Plusieurs départemens se trouvant frappés, tous s’attendirent à l’être, et le résultat fut d’exaspérer au lieu de terrifier.

L’élasticité du texte permettait aux autorités locales d’assouvir leurs haines particulières, de multiplier les procès de tendance, d’inventer et d’étendre démesurément le délit de complicité morale avec les insurgés, de créer partout des catégories, des groupes de suspects, qui seraient autant de fournées désignées pour l’échafaud, si les terroristes parvenaient à le relever. Instruit par l’expérience, on aima mieux mourir en combattant, après s’être vengé, que de se laisser traîner à l’abattoir comme un stupide bétail. Des ligues de défense, des associations de représailles surgirent : dans la Gironde, une affiliation se forma sous ce titre : Amis confédérés de l’ordre et de la paix. Dans leur manifeste, les chefs ne s’avouaient pas royalistes, quoiqu’ils le fussent au fond ; ils prétendaient ne s’enrôler sous aucun drapeau politique, se mettre seulement en garde contre les effets d’une loi de sang et de rapine : « nous ne nous révoltons ni contre le gouvernement ni contre la loi constitutionnelle, mais bien contre la plus révoltante tyrannie. Ou cessez d’enseigner les droits de l’homme aux enfans qui balbutient, ou convenez que jamais il n’y eut plus juste sujet d’en faire usage. » A tout fonctionnaire qui tenterait d’appliquer la loi des otages, on opposerait des sévices sur sa personne, sur sa famille, sur ses biens : la loi du talion. Les adhésions à cette ligue de fureur se comptèrent par milliers ; il en vint des départemens voisins et notamment de la Charente.

Dans l’Ouest, les gens de bon sens avaient immédiatement compris que la loi irait contre son but et grossirait le nombre des opposans actifs. Les soldats républicains le sentaient eux-mêmes ; ils disaient publiquement dans les rues d’Angers : « La nation vient de faire dix mille Chouans. » Fouché reconnaissait que la loi était un instrument dangereux, une arme à deux tranchans, propre à blesser qui le manierait ; il souhaitait quelque ménagement dans l’application et craignait les suites. En effet, les villes, les bourgs se vidèrent en un clin d’œil d’une quantité d’habitans paisibles par tempérament ou dégoûtés de la lutte ; se sentant matière propre à faire des otages, ils disparurent, s’enrôlèrent dans les bandes qui tenaient la campagne ou leur prêtèrent aide et conseil. Les Chouans se mirent de leur côté à saisir des otages, à organiser de sanguinaires représailles. L’insurrection générale existait déjà de fait, sans avoir pris encore, sur l’ordre des chefs, un caractère régulier et en quelque sorte officiel. La loi des otages l’aggrava, en lui fournissant beaucoup de recrues, en transformant de simples mécontens en rebelles, en leur donnant une audace de désespérés.

La chouannerie (déborde dès à présent de son foyer primitif, entame les départemens voisins. La Manche, l’Orne, l’Eure, la Seine-Inférieure sont atteints. Dans le pays d’Indre-et-Loire, une grosse bande terrorise les campagnes ; à Blois, les autorités pensent à se replier sur Orléans et préparent leur déménagement. Par la Saintonge et la Gascogne, la chouannerie tend à se relier aux restes de l’insurrection méridionale, à les ranimer. La Haute-Garonne et les départemens limitrophes, la région pyrénéenne, le Languedoc, n’ont recouvré qu’une tranquillité précaire. Plus loin, une véritable épidémie de brigandage couvre maintenant toute la surface des Bouches-du-Rhône, de Vaucluse, du Var et des Alpes-Maritimes. Le brigandage existe à l’état sporadique dans la presque totalité des autres départemens, car la loi appelant sous les drapeaux les conscrits de toutes classes, on multipliant par masses énormes le nombre des réfractaires, lui fournit un formidable renfort.

Cette loi ne s’exécutait qu’avec des difficultés inouïes. Après deux mois, quelques départemens avaient seuls fourni et équipé leur bataillon de conscrits. Dans des milliers de communes, les appelés refusent de partir, restent chez eux ou se cachent. La gendarmerie envoyée pour les prendre, pour installer chez leurs parens des garnisaires, est accueillie à coups de pierre, repoussée de vive force. Les conscrits obéissans, ceux qui se laissent conduire au chef-lieu, s’y voient parqués dans des locaux délabrés, malsains, dépourvus d’objets de casernement ; leur mécontentement s’aigrit. Dès qu’on les met en route, la désertion fait fondre les colonnes ; les conscrits ne veulent pas aller dans ces armées où l’on meurt de faim et de détresse plus encore que par le feu de l’ennemi ; beaucoup préfèrent la vie sauvage ; ils rejoignent les détrousseurs de grands chemins, les pilleurs de diligences, les chauffeurs, les forçats évadés, les réfractaires aux anciennes levées, les criminels et les désespérés ; partout où des bandes armées circulent, ils les grossissent ; ailleurs, ils en forment.

Le nord de la France, à l’exception des départemens réunis, l’Est, une grande partie du centre, avaient joui jusqu’alors d’une paix relative ; certains de leurs départemens y étaient proposés en exemple aux autres et bien notés. Maintenant, dans le Nord, le Pas-de-Calais, l’Aisne, on relève des faits d’insubordination, des ravages. La garde nationale de la Somme témoigne d’un si mauvais esprit qu’il faut la désarmer. Dans les Ardennes, une portion du contingent résiste à l’appel. A Chalons-sur-Marne, un mouvement insurrectionnel éclate dans le bataillon auxiliaire. Dans l’Yonne, les conscrits crient : Vice le Roi ! En Saône-et-Loire, une colonne mobile, commandée pour les faire rejoindre, refuse d’obéir. L’Allier, la Nièvre, présentent aussi quelques symptômes inquiétans, quoique leurs habitans soient en général fidèles ou au moins dociles.

A mesure que l’on remonte la vallée de la Loire et que l’on descend celle du Rhône, le mal apparaît effrayant. « Le nombre des déserteurs est si grand dans la Haute-Loire qu’il dépasse plusieurs milliers. L’administration centrale regarde comme impossible que la force armée qu’elle a à sa disposition puisse en arrêter même la cinquième partie ; ceux qu’on a arrêtés désertent de nouveau. » Les massifs montagneux du Puy-de-Dôme et du Cantal fourmillent de réfractaires. Dans la Corrèze, il est impossible de fournir aux recrues des objets d’habillement et d’équipement : « L’aristocratie du pays a profité de cette circonstance pour engager les conscrits des campagnes à déserter. » La Lozère est en pleine fermentation : « Les conscrits s’y sont attroupés au chef-lieu et ont menacé le commissaire municipal, qui les invitait à se rendre à leur poste. » L’Ardèche s’agite, au seuil de cet enfer de haines et de crimes qu’est le Midi provençal : là, tous les témoignages montrent les réquisitionnaires, conscrits, déserteurs, renouvelant incessamment les bandes. Dans l’Hérault, « la désertion est organisée. » Les conscrits de la Haute-Garonne se réfugient en Espagne ; un voyageur les rencontre errant par groupes de cinq cents sur le bord de la frontière. Dans la Dordogne, « les réquisitionnaires, déserteurs et conscrits désobéissans sont organisés en bataillons ; ils ont des chefs, des armes et beaucoup de poudre, que leur fournissent de fausses fabriques établies à Bergerac. » Ils poussent des pointes dans la Gironde, s’unissent aux mécontens, arborent la cocarde blanche, coupent les arbres de la Liberté. Il y a des réfractaires armés dans les landes de Gascogne, dans les replis boisés du Limousin, dans les forêts mon tueuses de l’Auvergne, dans les causses des Cévennes et tout le long de la chaîne ; il y en a dans le dur pays du Rouergue, dans les îles du Rhône, dans les Alpes et les Alpilles, et beaucoup préfèrent se réfugier et se perdre dans les grandes villes, qui offrent à tous les élémens de désordre de commodes réceptacles.

Les autorités se sentent moins que jamais en sûreté ; dans beaucoup de communes, elles s’avouent à la merci d’un mouvement des factieux, d’une commotion toujours prévue, d’une mauvaise nouvelle des frontières ; elles fatiguent le gouvernement de leurs plaintes, réclament de l’argent, réclament des troupes, n’obtiennent rien et s’affolent.

Là même où subsiste un semblant d’ordre matériel, c’est le désarroi administratif, le dénuement et la ruine des services ; peu de police, plus de travaux publics ; pas d’argent pour réparer les routes défoncées, pour reconstruire les bâtimens nationaux qui tombent en ruine, les prisons, dont les murs crevés laissent échapper les détenus, les hôpitaux, où les malades et les enfans assistés meurent d’inanition ; des fonctionnaires harassés, impayés, volant pour vivre ; l’usure profonde et la dislocation de tous les rouages, le détraquement de la machine ; et Fouché, placé au centre, observant l’ensemble, voit se lever tous les signes d’une « désorganisation sociale. » Pour trouver un étal matériel analogue à celui où la Révolution avait mis la France, il eût fallu chercher loin dans le passé ou loin dans l’espace. A quelque temps de là, un Mamelouk d’Egypte, débarquant avec Bonaparte, habitué à l’anarchie orientale, croira en arrivant chez nous se retrouver dans son pays : il verra en France « des Bédouins. » c’est-à-dire des nomades qui errent par bandes et qui pillent, des fonctionnaires qui s’en vont percevoir l’impôt à la tête de colonnes armées, qui prélèvent le tribut à la pointe du sabre, comme font les pachas de Turquie ou les sultans du Maroc. La Révolution n’est plus qu’un retour à la barbarie, un phénomène de régression brutale ; elle arrive à faire ressembler la France aux empires inorganiques de l’Orient. Sans doute, les maux qui produisent cet effet n’ont pas sévi depuis dix ans avec une intensité égale ; ils ont passé par des périodes d’exaspération et d’accalmie relative. En 1799, sous l’action de deux causes connexes, — retour du péril extérieur et accumulation de lois écrasantes, — ils redoublent de virulence ; leur force dissolvante s’accroît ; tout périclite, tout s’effondre, et de mois en mois, de jour en jour, la République descend plus bas dans un abîme d’ignominie et de misère.


IV

Dans cet état affreux, que pense et où va la France ? Gouvernans méprisés, députés, fonctionnaires, membres des comités jacobins, émigrés en rupture de ban, « conspirateurs royaux, » Chouans de Normandie, « loups bretons, » chauffeurs du Midi, conscrits en révolte, quel que soit leur nombre, ce n’est pas là toute la France ; ce n’en est, après tout, qu’une minime partie. La grande majorité de la population se compose de ceux qui voudraient seulement travailler et VIe Te, de ceux qui souffrent de cet abominable désordre, sans y participer. Chez ces millions d’hommes, voit-on se former un courant d’opinion, une aspiration définie ; existe-t-il alors un état d’esprit césarien ? D’un dessein préconçu, la France cherche-t-elle l’homme, le sauveur. le maître, qui sera chargé de la pacifier despotiquement et de remettre toutes choses en leur place ?

Certes, jamais pays ne fut plus mûr pour la dictature que ne l’était alors la France ; elle y allait toutefois inconsciemment, par la force des circonstances plus que par l’accord raisonné des volontés. Depuis longtemps, des observateurs éclairés, des témoins placés en dehors de la tourmente, ceux qui regardaient de haut et pouvaient voir de loin, annonçaient la dictature et la signalaient à l’horizon. Dans le monde politique, chaque chef de parti voulait se fortifier d’un général, d’une épée. mais il entendait rester la main qui dirigerait cette arme et subordonner le pouvoir militaire à une faction civile. Parmi ces groupes raisonneurs, à demi lettrés, hantés de souvenirs historiques, on savait que les révolutions en démence aboutissent à Cromwell, aboutissent à César, mais on repoussait avec horreur ces spectres détestés. L’idée d’un despote unique, sorti de l’armée et s’appuyant sur elle, restait communément odieuse. Ceux mêmes qui eussent accepté le despote, qui le désiraient peut-être, eussent rougi d’avouer ce sentiment. Le 27 fructidor, à la tribune des Cinq-Cents, Lucien avait parlé de resserrer et de concentrer le pouvoir : « La dictature ! » s’était écrié ironiquement quelqu’un. Et devant l’image évoquée, la réprobation avait été telle que Lucien avait dû s’expliquer, crier plus fort que les autres contre toute idée de dictature et renchérir sur la protestation unanime. Paroles vaines, déclamations creuses, dira-t-on ; soit, mais nul ne comprendra la Révolution s’il ne tient compte de l’extraordinaire empire exercé à cette époque par les mots et les formules.

Dans les masses profondes et illettrées, où l’on n’avait pas lu l’histoire, on ignorait ce qu’avait été Cromwell, ce qu’avait été César. La pensée de s’en remettre à un seul du salut de tous était pourtant inhérente à notre esprit latin ; six siècles de monarchie à la romaine l’avaient développée en nous, mais en l’accaparant, en la régularisant au profit d’une race. L’idée de chercher en dehors d’elle le despote réorganisateur demeurait très vague ; c’était un instinct qui ne s’était point formulé en doctrine, converti en passion. On peut consulter les innombrables témoignages, rapports de fonctionnaires, rapports de policiers, rapports d’agens civils et militaires, qui renseignent alors sur l’état des esprits ; on ne trouvera dans aucun l’écho de ce cri si souvent répété depuis : « Un homme, il nous faut un homme, » c’est-à-dire, un chef non pourvu nécessairement du prestige héréditaire, un citoyen issu de la masse et assez fort pour s’élever au-dessus d’elle, pour la dominer et la rassembler.

La raison en est simple. C’est Bonaparte consul et empereur qui a fait plus tard, par la magnificence tragique de son règne, par sa prise formidable sur l’esprit du siècle, l’éducation césarienne de la France. Le remède du césarisme, ce remède des grands jours d’angoisse, ce spécifique terrible, qui sauve et qui tue, c’est un legs de Bonaparte. Il l’a si profondément infusé dans les moelles de la nation que l’effet s’en fait sentir depuis un siècle par intermittences, au profit de ses héritiers et de ses contrefacteurs. Des générations ont vécu, elles vivent encore dans l’hallucination de son souvenir ; du fond de son tombeau, il continue de susciter des Césars. Avant son avènement, en 1799, il était difficile à beaucoup de Français de concevoir le retour à l’ordre autrement que sous forme de restauration monarchique. Le royalisme faisait incontestablement des progrès ; tous les témoignages en conviennent. Les révoltés contre l’iniquité des lois, contre la conscription, contre l’impôt, crient tous : Vive le Roi ! c’est le cri d’opposition, sinon de conviction. Le Directoire s’aperçoit du danger ; à l’occasion de l’anniversaire du 48 fructidor, il lance une proclamation dirigée exclusivement contre le péril de droite. Faisant appel toujours aux sentimens bas, exploitant la peur, il dit, répète qu’une solidarité existe entre tous les Français ayant participé, à un degré quelconque, aux actes de la Révolution ; qu’ils seront tous exposés, en cas de réaction, aux mêmes vengeances raffinées et cruelles. Pour caractériser ces supplices, il cherche des mots forts, des expressions effrayantes, et l’insistance de son langage donne la mesure’ de ses craintes.

Faut-il en conclure que la France fut alors en majorité royaliste ? Tout au plus peut-on dire qu’elle eût accepté la royauté ; certainement, elle ne se fût pas levée pour la rétablir. En dehors de minorités acharnées, chez les royalistes même, chez ceux qui le sont d’inclination et de tendances, l’égoïsme individuel domine, l’esprit d’entreprise et de sacrifice manque totalement ; suivant le mot d’un général républicain, « le parti opposé ne ferait pas la dépense de trois francs pour opérer une réaction. » A Paris, pour toute entreprise violente, « il eût été impossible, sur six cent mille bienveillans, de réunir six coopérateurs. » Le peuple, sous le poids de ses maux et l’accablement de la défaite, demeure partout inerte et prostré. « Stagnation » des esprits, disparition du civisme, « abandon de la chose publique, » insouciance, apathie, torpeur, « sommeil léthargique, » voilà les mots qui reparaissent incessamment, comme une plainte invariable et monotone, dans les rapports d’agens. La masse subira les événemens et ne cherche plus à les faire ; incapable de vouloir et même d’espérer, tombée à une sorte d’hébétude, elle n’attend plus le salut de nulle part ni de personne. Pourtant, un être extraordinaire lui était récemment apparu, fulgurant météore, et avait fasciné les imaginations ; il avait rempli un instant le vide immense qui s’était fait dans la pensée française. Cet homme s’est éloigné ensuite ; son souvenir est resté. Il n’existe qu’une réputation vraiment hors de pair, incomparable, colossale, celle de Bonaparte. Les bulletins de ses victoires sont encore affichés sur les murs de toutes les communes. Son nom a pénétré jusqu’aux plus humbles chaumières des plus ignorans villages. On le connaît surtout comme grand général, comme gagneur de batailles, mais on sent confusément que tout irait mieux, si cet homme était là. Que n’est-il là ! L’écrivain Fiévée, retiré dans les environs de Reims, causait volontiers avec les paysans : ils lui faisaient tous cette question : Pourquoi le général Bonaparte ne revient-il pas ? .« Jamais aucun ne s’informait du Directoire, »


V

L’ennemi du dehors avançait toujours. En Hollande, l’armée anglo-russe approchait d’Amsterdam, refoulant nos forces. Sur le Rhin, les Impériaux cernaient Manheim, tête de pont française au de la du fleuve, et menaçaient Mayence. En Italie, les Autrichiens, tout en guerroyant contre notre armée de Ligurie, commençaient à peser sur le département des Alpes-Maritimes, inondé de révoltés et de « barbets. » Plus haut, ils reconnaissaient, tâtaient les passages des Alpes.

Cependant, notre situation ne serait irrémédiablement compromise que si les républicains perdaient la Suisse, ce massif de cimes et de glaciers inséré entre l’Italie et l’Allemagne, ce bastion proéminent, cette grande place d’armes d’où nos soldats pourraient toujours paralyser deux des invasions imminentes, en inquiétant leurs flancs. Les coalisés avaient fini par le sentir. Après beaucoup de tergiversations et de discordes, ils s’étaient décidés à un grand effort en Suisse. Les Autrichiens de Hotze, les Russes de Korsakof pressaient Masséna entre Zurich et Lucerne ; Souvorof remontait de Milan vers le Nord, se jetait dans les Alpes et essayait de tomber, par le col du Saint-Gothard, sur les derrières de notre armée. S’il réussissait à prendre Masséna entre deux feux, à l’écraser, nul obstacle n’arrêterait plus sa marche entreprenante ; il n’aurait qu’à pousser devant lui, chassant l’ennemi ; entré vainqueur à Lucerne, il serait le lendemain à Bâle, le surlendemain au seuil de l’Alsace, et, par la trouée de Belfort, par cette tissure de nos frontières, se coulerait en Franche-Comté, où le parti royaliste était nombreux, organisé, impatient.

Nos départemens frontières sentaient le péril. L’Alsace, le Dauphiné, la Provence commençaient à craindre. Souvorof et ses Russes occupaient terriblement l’imagination populaire ; on se les figurait des géans barbares, invincibles, irrésistibles, la grande réserve du Nord s’abattant sur la France. Nos paysans comprenaient que l’invasion étrangère serait encore pour eux le pire des fléaux, la calamité suprême, mais où étaient la confiance, l’ardeur nécessaires pour la repousser ? Çà et là, quelques restes d’énergie se manifestaient, nulle part, un mouvement d’ensemble, rien de cet élan de 1792 et de 1793, qui avait fait de la France en furie, dressée contre l’étranger, une chose épouvantable et grande. Et pourtant des réserves profondes de vitalité, des trésors de vigueur cachée subsistaient en ce peuple de France, mais ces forces somnolaient, sans direction, sans commandement, sous un régime déprimant et honni. Les classes jadis aisées, odieusement traitées, se préparaient à recevoir, à fêter peut-être le conquérant libérateur. A la tribune des Cinq-Cents, un député dénonçait avec indignation le fait suivant : les demoiselles de Marseille apprenant le russe afin de pouvoir converser plus facilement avec les officiers de l’armée d’invasion.

A Paris, où l’on était plus loin de l’ennemi, on craignait surtout que la violation des frontières n’amenât une recrudescence du péril intérieur et des jours affreux. Les vaincus des 27 -et 28 fructidor, c’est-à-dire les Jacobins, ne se résignaient pas à leur défaite ; ils cherchaient, préparaient leur revanche. Le bruit courait qu’ils faisaient appel à leurs affidés des départemens, qu’ils avaient convoqué le ban et l’arrière-ban du parti. Des inconnus, des arrivans à mine sinistre, se faufilaient dans la ville ; on les apercevait le soir, rôdant par les rues. Ils se réunissaient, disait-on. en conciliabules secrets, avec signes convenus et rites mystérieux : « Ce sont des espèces de loges maçonniques, » écrivaient les journaux. Paris tremblait chaque jour de se réveiller le lendemain sous le coup d’une surprise affolante, d’un massacre dans les prisons, d’un envahissement des barbares. La police arrêtait beaucoup de monde ; de temps à autre, Fouché faisait saisir illégalement un journal, qui continuait la lutte sous un autre nom ; le Journal des Hommes libres en était à sa troisième transformation ; il s’appelait maintenant le Journal des Hommes, tout court. Le gouvernement se donnait ainsi l’odieux de l’arbitraire et n’arrivait pas à convaincre de sa force, à rétablir la sécurité, à rassurer Paris, à lui rendre un peu de vie.

Paris sans luxe, sans équipages, sans réceptions, se mourait d’inquiétude et de langueur. La vie sociale s’interrompait : affaires et plaisirs, tout était suspendu ; signe des temps, les journaux de modes avaient cessé de paraître. Plus d’Opéra ; on essayait de préparer sa réouverture pour les mois d’hiver. Les autres théâtres étaient pleins, mais jouaient devant un public mal vêtu. En vain les plaisirs d’été, qui ne furent jamais si abondans, si variés, si étincelans que sous le Directoire, s’offraient aux Parisiens. En vain Tivoli enguirlandait ses jardins de verres de couleur, tirait des feux d’artifices, multipliait les attractions, ascensions d’aérostats, ballets en plein air, « pantomimes pyrotechniques, » départ « d’une flotte aérienne ; » en vain Marbeuf, Biron, l’Elysée faisaient concurrence. La foule venait à ces spectacles par habitude, par désœuvrement, mais manquait d’entrain. D’ailleurs, la pluie tombait à chaque instant, éteignant les illuminations, noyant les préparatifs de fête, avachissant les décors, ajoutant sa tristesse à la mélancolie des circonstances. En ce pluvieux été de 1799, lourd d’orages, entrecoupé d’averses, quand les émotions de la rue et les agitations jacobines faisaient trêve, une grande stupeur morne pesait sur la ville.

Paris s’était déshabitué des bulletins de victoire. Pourtant, le premier jour de l’an VIII, le 1er vendémiaire-23 septembre, on apprit un beau fait d’armes : en Hollande, l’armée de Brune s’était heurtée aux Anglo-Russes, près de Bergen, et les avait vivement repoussés.

Ce n’était toutefois qu’un demi-succès, les deux partis s’étant remis sur leurs positions respectives, après l’affaire, et restant face à face. Chacun sent d’ailleurs que la grosse partie va s’engager en Suisse. Que fait donc Masséna, avec la nombreuse armée dont il dispose ? Que n’a-t-il hâte d’écraser Korsakof et Hotze, avant que Souvorof soit venu par le Gothard le tourner et l’étreindre. Bernadotte l’a en vain stimulé, aiguillonné ; les directeurs ont songé à le remplacer, puis ont ajourné cette mesure. Soudain, le 7 vendémiaire, une dépêche transmise par le télégraphe aérien annonce la reprise de Zurich et le gain d’une bataille, une grande bataille, cette fois, et une grande victoire : plusieurs milliers de Busses tués ou blessés, des drapeaux, beaucoup de canons enlevés, les battages de l’ennemi et ses magasins pris, un désastre pour l’armée de Korsakof. Le même jour, sur la Linth, Hotze était tué, et ses troupes, sous l’effort de Soult, reculaient en désordre.

L’effet dans le public fut grand. Paris ressentit pour la première fois depuis longtemps une émotion saine. Quelques signes d’enthousiasme se manifestèrent dans la foule. Aux amis sincères de la Révolution, l’avenir apparaît un peu moins noir ; une espérance, une fierté rentre en eux ; il est donc vrai que la république peut se sauver encore par ses vertus militaires, par l’intrépidité de ses soldats et le talent de ses capitaines.

Les jours suivans, comme si l’exploit de Masséna avait rompu la malchance, des bulletins réconfortans arrivent sans discontinuer : il en vient de toutes parts ; de quelque côté que l’on regarde, l’horizon s’éclaircit. En Suisse, Souvorof a débouché du Gothard, mais s’est trouvé en face de Masséna vainqueur ; il s’est heurté à Molitor dans des combats de géans ; contenu, poursuivi, traqué, il erre maintenant dans un chaos de montagnes, aux prises avec une meurtrière nature. Paris haletant suit les détails de cette agonie. Les transmissions télégraphiques, incomplètes, interrompues souvent par l’état de l’atmosphère, suscitent d’anxieux espoirs. Un jour, le bruit se répand que la perte totale de Souvorof est assurée ; la nouvelle est aussitôt démentie ; pourtant les journaux publient ce tronçon de dépêche, attribué à Masséna : « Il se défend comme un dogue, mais je le tiens. » La vérité est que Souvorof lutte en désespéré et finira par échapper : il sauvera six mille hommes sur vingt-quatre mille, un débris d’armée, et l’Helvétie sera tout de même le tombeau de sa gloire. En Hollande, le succès de Bergen apparaît plus important qu’on ne l’a cru d’abord ; Brune prend définitivement l’avantage. Sur le Rhin, les Impériaux se sont éloignés de Mayence. La délivrance des frontières soulage d’autant plus Paris qu’elle ôte aux revendications des partis extrêmes beaucoup de leur force ; en frappant sur l’ennemi du dehors à coups redoublés, nos généraux ont indirectement battu les Jacobins.

Et la série continue : le 13, un messager du Directoire est introduit dans le conseil des Cinq-Cents : « Victoire ! » crie-t-on à sa vue. Un secrétaire lit le message, qui débute ainsi : « Le Directoire exécutif vous transmet copie d’une dépêche qu’il vient de recevoir du général Bonaparte... » À ces mots, un tonnerre d’acclamations interrompt le lecteur. Il reprend sa communication : c’est bien Bonaparte qui recommence à faire parler de lui ; rentré en Égypte avec ses troupes, il a culbuté une armée de Turcs, débarquée près d’Aboukir ; par une lettre déjà vieille de deux mois, il promet à son tour une moisson de drapeaux conquis. De grands « vive la République » saluent cette nouvelle ; l’assemblée veut entendre deux fois la lecture du message.

Le 28, nouveau coup de théâtre ; « vers deux heures, » le canon retentit dans Paris, tirant en plusieurs endroits, et la population tressaille. Qu’est-ce encore ? c’est l’annonce d’un triple succès : Aboukir repris par Bonaparte, avec un grand carnage d’Ottomans ; Souvorof définitivement en retraite ; York battu une seconde fois par Brune, à Castricum : trois victoires, trois bonheurs à la fois. Les Conseils proclament que les armées d’Helvétie, de Batavie et d’Orient « ne cessent de bien mériter de la patrie. » Les orateurs ne trouvent pas de mots assez lyriques pour célébrer nos braves. « Quel changement, s’écrient les journaux, quelle brillante fin de campagne ! » Leurs colonnes s’emplissent de rapports, de relations circonstanciées ; ils donnent des détails, citent des traits d’héroïsme, énumèrent les trophées, dont le nombre connu va sans cesse grossissant, insistent sur les pertes de l’ennemi et sur leurs conséquences ; on parle maintenant de trente mille hommes mis hors de combat en Suisse ; dans le Nord, York va se rembarquer, par capitulation. Et Paris, à chacun de ces bulletins qui lui arrivent coup sur coup, à chaque choc, sort un peu plus de son assoupissement ; il s’émeut, s’exalte, renaît aux sentimens hauts. Enfin, comme si la fortune tenait à ménager ses effets et à procéder par gradation savante, à tant de nouvelles heureuses succède la plus extraordinaire de toutes, la plus inattendue, aussi funeste à la coalition que « trois autres batailles perdues : » Bonaparte en France.

Oui, il a débarqué près de Fréjus, avec Berthier, Lannes, Marmont, Monge, Berthollet, avec d’autres fidèles, ayant prévenu l’appel des directeurs et quitté l’Égypte depuis quarante-sept jours, ayant échappé aux périls de mer et aux flottes anglaises. Los gens de la côte, pour le voir plus tôt, se sont jetés à l’abordage de son bâtiment, au mépris des lois sanitaires, et lui ont ainsi fourni prétexte pour se dispenser de la quarantaine ; il est maintenant sur la route de Paris, il approche, il vient, soulevant sur son passage une traînée d’acclamations. Voilà ce que l’on commence à se répéter dans Paris le soir du 21 vendémiaire-13 octobre. Le lendemain matin, la nouvelle se précise, s’affirme, devient certitude, et l’enthousiasme éclate formidable.

Le Directoire, fâché que Bonaparte ait devancé ses ordres aujourd’hui que la frontière est sauve, se résigne à notifier le fait aux Conseils, en post-scriptum d’un message où il est longuement parlé de Castricum. Quand les messagers d’Etat, chargés de porter la communication, quittent le Luxembourg et traversent les rues, une foule de citoyens se joint à eux, avec des musiques ; elle fait irruption à leur suite dans l’enceinte législative, pousse des clameurs ; les musiques jouent ; c’est un délire général. Une autre partie de la population voit à ce moment passer les trophées vivans de nos victoires en Suisse, une longue colonne de prisonniers russes défilant sur les boulevards, traversant les Champs-Elysées, et ce spectacle la surexcite encore. Le soir, dans les théâtres, la nouvelle du retour de Bonaparte, annoncée sur la scène, est accueillie par des bravos, des trépignemens fous : « On boit à son retour jusque dans les cabarets ; on le chante dans les rues. » Le retour miraculeux est devenu la pensée, la conversation, l’émotion, la joie de tous ; les yeux se mouillent ; les mains se cherchent et se joignent : c’est un ensemble d’effusions comparables à celles qui ont signalé les débuts de la Révolution, un élan des cœurs, un épanouissement des âmes. Le matin. Béranger très jeune, ignorant la nouvelle, était entré dans un cabinet de lecture ; on s’attable, on ouvre les journaux ; la nouvelle y est ; d’un mouvement spontané, tous les assistans se lèvent et s’embrassent.

D’un bout à l’autre de la France, le frisson se communique, la vibration s’étend. Aux ivresses du Midi, au sursaut de Paris, répondent des fêtes improvisées dans les principales villes. On célèbre les victoires d’hier et l’insigne événement qui en promet d’autres ; pour un instant, l’unanimité nationale semble se refaire sur un espoir, sur un nom.


VI

Quel est donc le sens vrai de cet extraordinaire mouvement ? Est-ce enfin la poussée césarienne qui se fait, qui se prononce irrésistiblement et va tout emporter ? A considérer les témoignages de près, à se remémorer les passions et les besoins de l’époque, à se replacer dans l’air ambiant, il semble que l’élan de la nation porte plus haut et plus loin. On restait en pleine guerre, à peine sorti d’un pressant danger. L’ennemi était contenu, non réduit. L’homme qui revient, c’est le plus grand vainqueur qui soit apparu depuis des siècles. Certes, les généraux habiles et entreprenans ne manquent pas dans nos armées ; Masséna vient de remporter une belle victoire, Soult a gagné une bataille, Brune en a gagné deux, mais Bonaparte en avait gagné vingt, il en avait gagné cent. Surtout, réussissant où nul avant lui ne s’était même essayé, il avait vaincu assez pour terminer d’autorité la guerre, pour imposer à notre principal ennemi sur le continent un traité dicté presque en vue de Vienne, un traité qui était apparu comme le prélude de la pacification générale. Leoben et Campo-Formio avaient fait pour sa réputation autant qu’Arcole et Rivoli. S’il revient aujourd’hui, c’est pour reprendre son œuvre indignement compromise, pour réparer les fautes et consolider les succès ; seul, il paraît capable d’achever la victoire, de la pousser à fond et de la porter à sa fin naturelle : la paix.

Or, le peuple se rend compte que la prolongation de la guerre est la source première des maux dont la recrudescence l’accable. C’est la guerre qui a suscité la loi des otages, l’impôt progressif ; c’est elle qui donne prétexte aux Jacobins pour relever leur hideux drapeau ; qui encourage les complots et les soulèvemens royalistes ; c’est elle, la maudite, qui multiplie les levées, qui prend au paysan son cheval et son fils, qui jette aux bois, aux montagnes, ces milliers de réfractaires dont les bandes s’unissent aux brigands pour désoler la France. Depuis neuf ans, la crise extérieure complique affreusement la Révolution ; elle en a augmenté les malheurs et aggravé les forfaits. Aux yeux du peuple, le moyen de terminer la Révolution est de finir la guerre. Bonaparte semble l’homme de cette tâche ; le bienfait qu’il ne donnera jamais aux Français, ils l’attendent de lui très promptement ; l’éternel guerroyeur qu’il sera, on l’acclame, suivant l’expression d’un journal, comme « le précurseur de la paix. »

Assurément, les politiciens sentent qu’un facteur nouveau et formidable entre en jeu ; ils assistent à la déroute. de leurs combinaisons, s’occupent déjà de les reformer d’après des données différentes ; ils s’agitent affolés, sous le coup qui frappe en plein dans leur basse fourmilière. Pour la masse des citoyens, la question intérieure reste au second plan, sa solution dépendant de celle qui sera donnée à l’autre et que Bonaparte l’Italique, Bonaparte l’Égyptiaque, va imposer glorieuse et grande. Jourdan écrit très justement : « les personnes éclairées prévoyaient qu’il ne tarderait pas à s’emparer du pouvoir ; le peuple ne voyait en lui qu’un général toujours victorieux, destiné à rétablir l’honneur des armes de la République, » destiné à lui faire goûter ensuite un victorieux repos. C’est pour cela qu’on applaudit beaucoup plus à son retour en vendémiaire qu’on n’applaudira en brumaire à son rapt du pouvoir.

Aujourd’hui, si les paysans de Provence, à flots pressés, l’escortent pendant la nuit avec des torches, pour le préserver des brigands ; si Lyon, dès qu’il paraît, se lève dans un transport de joie, si le peuple danse dans les rues, déroule des rondes folles, illumine les maisons, assiège de cris et d’ovations l’hôtel où il est descendu ; s’il suffit de son approche pour que dix lieues à l’avance les relais de poste se pavoisent, pour que les villes, les villages, les maisons isolées, les citadins, les paysans arborent les couleurs nationales et prolongent sur les deux côtés de la route une bordure tricolore ; si les populations du Midi et du Sud-Est se serrent éperdument contre lui, c’est qu’elles voient dans sa présence leur sauvegarde contre l’étranger qu’elles sentent près d’elles, derrière les montagnes, et dont les armées menaçaient tout à l’heure de déborder des Alpes. A Fréjus, quand les habitans ont accosté son bâtiment et grimpé à bord, ils ont répondu à ceux qui leur opposaient les prescriptions sanitaires, le danger de la contagion : « Nous aimons mieux la peste que les Autrichiens. »

Ce peuple, sans doute, n’ignore pas que, pour écarter définitivement l’ennemi et conquérir la paix, il faudra fournir un suprême effort, mais on le donnera de bon cœur, puisque Bonaparte est là pour commander. Le tempérament national semble avoir repris subitement son nerf et son ressort. A Nevers, un bataillon de conscrits refusait de partir, faute d’équipement : on leur dit que Bonaparte est en France ; ils demandent à partir tout de suite, tels qu’ils se trouvent : ce ne sont plus les mêmes hommes. Qu’il rassemble toutes ces bonnes volontés, qu’il s’élance à leur tête en Italie, en Allemagne ou ailleurs, pour asséner le coup final, voilà ce qu’on attend de lui d’abord ; après, il fera ce qu’il voudra de la France. Dans le Midi, un orateur populaire l’a harangué en ces termes : « Allez, général, allez battre et chasser l’ennemi, et ensuite nous vous ferons roi, si vous le voulez. » Cette parole, contre laquelle Bonaparte proteste avec une pudique indignation, demeure d’ailleurs sans écho. L’opinion commune est qu’il va vaincre au profit de la République et la revivifier. L’effet de son retour est même de réconcilier beaucoup de Français avec ce régime, en leur persuadant que la République, triomphant au dehors par la main d’un grand homme, pourra s’assagir et se fixer au dedans, procurer enfin le soulagement des peuples et tenir ses promesses. À ces gens qui ont cru naguère à la Révolution, qui ont été déçus par elle, qui souffrent cruellement de ses sévices, qui l’exècrent dans ses représentans actuels, il semble un instant que l’ancien idéal, obscurci, voilé, souillé, se découvre à nouveau et resplendisse, s’incarnant en un homme.

Les contre-révolutionnaires endurcis le sentent bien et comprennent qu’un grand obstacle se dresse en travers de leur voie. Les plus contens sont les républicains sincères, exaltés, ceux qui le sont restés ou qui le sont redevenus ; ils n’ont pas appris encore à séparer Bonaparte de la République telle qu’ils la rêvent, saine, virile et fière. L’un des meilleurs, Baudin des Ardennes, apprend la nouvelle le 21 au soir, chez Siéyès, au Luxembourg ; il sort fou de bonheur, presque hors de sens. Le lendemain matin, il mourut ; le bruit se répandit qu’il était mort de joie. Aux Cinq-Cents, quand on lit le message, les membres de l’assemblée, jacobins ou modérés, tous révolutionnaires, se lèvent électrisés et « agitent leurs toques » aux cris répétés de : « Vive la République ! » Peu de jours après, ils éliront Lucien pour président. Tous les rapports constatent la renaissance de l’esprit public, c’est-à-dire, en langage officiel de l’époque, un renouveau de foi en la Révolution et en ses destinées. Au théâtre, où les airs patriotiques, joués par ordre, étaient écoutés depuis longtemps avec indifférence et ennui, on les applaudit maintenant, on les fait répéter. La première représentation d’une pièce de Legouvé, la tragédie d’Etéocle et Polynice, tout imprégnée de républicanisme classique, suscite un vif enthousiasme.

Les armées n’interprètent pas le retour autrement que les républicains civils ; c’est pourquoi elles exultent. L’armée d’Italie apprend la nouvelle aux ennemis par des hourras, des acclamations prolongées, s’élevant de nos cantonnemens. A l’armée d’Helvétie, sur le Rhin à sa naissance et profondément encaissé, un dialogue significatif s’engage d’une rive à l’autre entre une sentinelle française et une sentinelle autrichienne : L’Autrichien : Eh bien ! Français, votre roi est donc arrivé ? — Le Français : Nous n’en avons point et n’en voulons. — L’Autrichien : Mais Bonaparte n’est-il pas votre roi ? — Le Français : Non, il est notre général. — L’Autrichien : Eh bien ! vous le verrez roi ; il sera tout de même un brave homme, s’il nous donne la paix[3]. » Arbitre pacificateur entre les nations autant qu’irrésistible chef de guerre, c’est sous ces traits qu’il apparaît partout aux simples, aux humbles, et ressuscite en eux l’espérance.

Il semble que les victoires de Masséna et de Brune, en rendant sa venue moins nécessaire à la patrie, eussent dû en atténuer l’effet ; elles l’ont augmenté, au contraire, car elles ont secoué la torpeur générale ; elles ont relevé progressivement les cœurs ; elles ont refait momentanément aux Français une âme vibrante, frémissante, disposée à recevoir le choc décisif. Elles sont venues, ces victoires avant-courrières, pour dissiper la brume qui s’appesantissait sur la France ; elles ont mis au ciel une lueur d’aurore, et voici que l’astre lui-même se lève, surgit des flots, versant la vie, rallumant les ferveurs d’autrefois. L’accueil sans exemple que reçoit Bonaparte n’est pas l’acte d’une nation qui s’abat consciemment aux pieds d’un maître pour s’absorber et s’anéantir en lui ; on doit y voir plutôt un réveil de zèle révolutionnaire et de patriotisme, les deux passions se confondant depuis dix ans dans l’âme du peuple, périclitant et se ranimant ensemble. Pour le peuple, cet homme qui passe, c’est le génie et la fortune de la Révolution qui reviennent ; c’est plus encore : c’est le gage et le symbole de la résurrection nationale.


VII

A Paris, les partis tournèrent autour de Bonaparte, tâchant de l’accaparer. Il, les écouta et les étudia tous, cherchant à s’orienter, à se rendre compte de l’opinion : il s’était fait abonner à tous les journaux. Depuis Zurich et Bergen, une détente s’était opérée dans les esprits. Le vent ne soufflait plus aux mesures violentes. A peine remis d’une crise, on eût désiré s’en épargner une autre : est-ce que l’organisme politique, sans passer par de nouvelles secousses, ne pourrait se régulariser dans son fonctionnement et sa structure ? Lassé d’excès et de despotismes divers, le public ne souhaitait nullement un pouvoir à poigne, mais un pouvoir modérateur ; il réclamait un gouvernement et non pas un tyran.

Résolu de se substituer au régime établi, mais observant cette disposition, Bonaparte se proposa de réduire l’emploi de la violence au minimum possible ; il conviendrait que la transition entre le régime directorial et le régime consulaire fût à peine sensible, la force armée ne devant intervenir qu’en cas d’absolue nécessité, à l’état de suprême ressource et sur réquisition des autorités civiles. Ayant conçu ce plan, Bonaparte devait nécessairement s’allier aux hommes qui, détenant une portion de la puissance publique, méditaient de s’en servir pour opérer d’autorité une révision constitutionnelle. Depuis cinq mois, un parti déjà installé dans la place, celui de Siéyès et de ses amis, de Talleyrand, Cambacérès, Boulay, Chazal, Real, Rœderer et autres révolutionnaires notables, celui qui comprenait la majorité des Anciens et de l’Institut, préparait un coup d’Etat réorganisateur et en disposait les élémens. Il avait écarté les obstacles, aplani les voies, refoulé les Jacobins, éloigné des compétiteurs dangereux, mis la main sur les principales administrations, détruit à Paris tout centre de résistance, travaillé la haute assemblée, empêché l’autre Conseil de prendre des mesures de défense et de salut ; il tenait tout prêt, au moins pour les premières heures, un personnel de gouvernement. L’homme propre à opérer le dénouement lui avait manqué jusqu’alors. Cet homme, on l’avait maintenant, mais on s’alarmait de ce qui reparaissait en lui : un grand génie et nul frein. Les révolutionnaires nantis avaient peur de Bonaparte ; comme ils en avaient encore plus besoin, ils consentirent à lui faire cession et transport des moyens par eux rassemblés, à condition de rester dans l’affaire et d’en partager les bénéfices ; il y eut accord sur ces bases et concert de mesures.

On s’entendit sur le but immédiat ; on réserva le but final. Siéyès travaillait au profit d’une oligarchie exclusive qu’il espérait diriger doucement dans les voies de l’orléanisme. D’autres brumairiens pensaient comme lui et comptaient que Bonaparte passerait la main plus tard à un roi de leur façon ; ils eussent admis un Bourbon, pourvu qu’on n’eût point choisi « le nouveau monarque dans la famille régnante[4]. » Quelques-uns croyaient sincèrement consolider la République en changeant sa forme. Bonaparte voulait la France ; il la voulait impétueusement et entendait la garder, mais comprenait que le meilleur moyen de fonder son gouvernement serait de gouverner pour tout le monde. L’étroit édifice où ses alliés prétendaient l’enclore, il était résolu à l’aérer, à l’élargir, à le faire assez ample, assez haut, assez magnifique pour que la France entière pût y trouver abri. En attendant, traitant avec les oligarques et faisant d’eux le pivot de son entreprise, il ménageait les Jacobins, qui croyaient encore au « général de vendémiaire, » et il ne conduisait point les royalistes ; il donnait de l’espoir à chaque faction et les trompait toutes, au profit de ses ambitions et de la France, se laissant porter au pouvoir par un grand malentendu, doublé d’un universel prestige.

Eblouies de sa gloire, retombées d’ailleurs à leur atonie, les masses laisseraient faire. La classe bourgeoise serait au premier qui lui accorderait pour don de joyeux avènement le retrait des lois spoliatrices des biens et persécutrices des personnes. Les soldats, qui ne voulaient au pouvoir que « des républicains de bonne trempe, » n’eussent pas obéi à Siéyès ; à peine eussent-ils obéi à Moreau, dont la conduite en fructidor leur avait paru suspecte ; ils obéiraient à Bonaparte, parce que celui-là personnifiait à leurs yeux la République triomphante et glorifiée.

Le peuple, qui suivait son idée, en venait à se figurer que le conquérant de l’Italie n’aurait qu’à regarder la coalition en face pour la faire se dissoudre ; il s’imaginait que Bonaparte, ce serait la paix. On eut soin de l’entretenir dans cette illusion[5]. Tout s’accomplirait d’ailleurs en dehors de lui et par-dessus sa tête. La classe populaire devait prêter plus tard au Consul un concours passionnément actif, devenir sa force, sa base, son indestructible appui ; elle n’eut aucune part directe à l’événement qui le fit surgir au pouvoir. Les troupes furent là pour parer aux accidens et emporter finalement le succès, mais l’idée première, la combinaison vint des révolutionnaires nantis agissant avec Bonaparte, des politiciens égoïstes, avides de repos, dégoûtés des orages, impatiens de trouver le port d’arrivée ou au moins de relâche ; l’un d’eux dit le mot de la situation : « Nous en sommes arrivés au point de ne plus songer à sauver les principes de la Révolution, mais seulement les hommes qui l’ont faite. »

À ces réalistes de la politique se joignirent les doctrinaires de la Révolution, ceux qui s’érigeaient en représentans de l’intelligence et de la pensée françaises. Bonaparte les enjôla supérieurement et les dupa. Se dérobant à Paris aux ovations populaires, il ne manquait jamais aux séances de l’Institut ; il usa envers ses confrères de politesses assidues, de cordialités félines ; il s’appropria leur langage, parut s’assimiler leurs idées, rechercha leur société et prit part à leurs dévotions ; il visita Mme Helvetius et fit pèlerinage à la petite maison d’Auteuil, ce doux nid des idéologues. Ceux-ci s’imaginèrent qu’il allait instituer le règne de l’aristocratie intellectuelle, qu’il fonderait, loin du peuple, un gouvernement selon leurs vœux, ami de la philosophie et des « lumières, » progressif et scientifique. Il est peu croyable pourtant qu’aucun d’eux n’ait entrevu qu’en se livrant à un sauveur militaire, ils risquaient de se donner un maître. Seulement, pour le parti dont ils revendiquaient la direction morale, il fallait en passer par là ou périr ; ils se réfugièrent dans la popularité du grand et astucieux soldat contre la croissante poussée d’opinion qui menaçait leurs places, leur influence et leurs principes. Bonaparte était la dernière carte de la Révolution ; les révolutionnaires de gouvernement la jouèrent. Serait-ce Washington qui sortirait ? Ce fut César.


ALBERT VANDAL.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Paroles du banquier Germain dans une réunion de capitalistes tenue chez le consul Bonaparte, après le 18 brumaire.
  3. Archives de la guerre.
  4. Cambacérès.
  5. Bonaparte fit composer pour la rue, par le poète Arnault, une chanson où il était fortement question de paix.
    Les sentimens de la population se manifestèrent de façon frappante au lendemain du coup d’État. Après les journées des 18 et 19 brumaire, le 20 au soir, les résultats furent proclamés aux flambeaux et avec beaucoup de solennité, dans chaque arrondissement, par les autorités municipales, escortées de gardes nationaux et de soldats. Le procès-verbal de cette cérémonie, pour l’un des quartiers du centre, nous a été conservé. On y lit : « C’est au milieu des acclamations générales, des cris mille fois répétés de Vive la République, de Bonaparte, de la pain, que le commissaire du pouvoir exécutif a fait la publication de la loi du 19 brumaire aux divers endroits et carrefours... L’enthousiasme surtout était manifesté avec une sorte d’explosion à l’annonce des intentions du gouvernement régénéré pour la paix (une phrase avait été insérée à cet effet dans le texte proclamé), et plus d’une fois le commissaire, interrompu par les applaudissemens et les cris de « VIVE LA REPUBLIQUE », a été obligé de répéter cette disposition bienfaisante... » Ce document est tiré des précieuses archives de M. Gustave Bord.