Les Causes directes du dix-huit brumaire/02

Les Causes directes du dix-huit brumaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 721-747).
◄  01
03  ►
LES CAUSES DIRECTES
DU
DIX-HUIT BRUMAIRE

II[1]
LUTTE DES FACTIONS. — LA CRISE DE NOVI


I

Joubert partit de Paris le 28 messidor-16 juin, désigné pour battre Souvorof et rompre le deuil de nos drapeaux, portant aussi en lui l’espoir des politiques qui attendaient d’un général victorieux la création d’un gouvernement et la réfection de la France. Pour ménager son succès tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, rien n’avait été épargné par Siéyès, par les hommes initiés au secret. Ils avaient décidé de mettre près de lui Moreau comme adjoint et comme mentor : la sagesse à côté de la fougue. Pour rattacher Joubert à ce qu’il y avait de plus engageant d’aspect dans le monde politique et la société d’alors, on l’avait fiancé à Mlle de Montholon, belle-fille de Sémonville, l’homme de toutes les prévoyances, sans cesse tourné vers l’astre naissant.

L’aventure de Joubert débuta comme un roman sentimental, qui plut aux Parisiens. Il court se marier à Grandpré en Champagne, passe quelques jours dans de doux liens, puis s’arrache, et, grisé d’amour et d’ambition, emportant comme talisman le portrait de sa jeune femme, vole au combat. Il montrait une impatience fébrile à vaincre, pour revenir ensuite, paré d’une gloire nouvelle, et jeter dans la balance le poids de son épée. Il acceptait certainement de faire le coup ; ce qui est moins sûr, c’est qu’il se subordonnât entièrement à Siéyès et voulût travailler pour le compte exclusif de la faction bourgeoise. Auprès de Gohier, il ne s’était pas gêné pour médire de Siéyès ; il affectait un républicanisme exalté et, d’autre part, se laissait approcher par les émissaires du prétendant. Voyant la France à prendre, il se demandait sans doute s’il s’en saisirait au profit d’autrui ou la garderait pour soi, s’il se ferait l’instrument d’un parti ou l’arbitre entre tous.

Pour Siéyès, l’essentiel était de tenir au pouvoir jusqu’au retour triomphant de Joubert, afin d’être encore là pour l’attirer dans la place et lui faciliter l’effraction. Il se mit à lutter contre les Jacobins par les moyens légaux, avec plus de courage qu’on n’en eût attendu de sa part.

Le roulement établi entre les directeurs l’avait fait pour trois mois leur président ; il avait ainsi qualité pour représenter en public la magistrature suprême et parler en son nom. L’anniversaire du 9 thermidor et celui du 10 août lui donnèrent occasion de se manifester. À ces deux dates, il était d’usage de célébrer au Champ de Mars une fête commémorative, avec défilés solennels, musique, salves d’artillerie, hymnes patriotiques, évolutions militaires, parfums brûlant autour de l’autel de la patrie et décor pseudo-romain. Les directeurs, en grand costume, prenaient place en avant des autorités sur des sièges massifs et tout dorés, sur « des espèces de trônes, » et le président, débitant un discours au nom de ses collègues, parlait alors à la France. Le 9 thermidor, mais surtout le 10 août, Siéyès lança contre les Jacobins et anarchistes un réquisitoire acerbe, une véritable déclaration de guerre.

Plus pratiquement, il visait à s’assurer des positions indispensables à quiconque veut en France changer le gouvernement à l’aide de l’armée : le commandement de Paris et le ministère de la Guerre. Les titulaires de ces deux postes, Marbot et Bernadotte, étaient actuellement inféodés aux Jacobins. Siéyès fit remplacer Marbot par Lefebvre ; ce n’était qu’un demi-succès, Lefebvre étant un chaud démocrate, ami de Jourdan, mais aisément maniable et facile à circonvenir. Bernadotte paraissait le grand obstacle ; Siéyès le sapait et le minait par un travail de taupe, tâchant de persuader à Barras que la première qualité requise chez un ministre de la Guerre était le manque de caractère et de personnalité, une docilité complaisante.

Cambacérès le secondait de son mieux ; il travaillait de son côté à déblayer le terrain, à dégager les accès. Après le 30 prairial, à l’heure où l’on cédait tout aux Jacobins, l’administration centrale de la Seine, c’est-à-dire l’autorité collective qui avait remplacé l’ancienne commune parisienne, leur avait été livrée. Cette administration, présidée par l’ancien dantoniste Lachevardière, pourrait, au moment critique, organiser la résistance dans la rue ; elle venait de donner la mesure de ses tendances en composant la liste du jury de noms ultra-révolutionnaires. Cambacérès, ministre de la Justice, la signala pour ce fait à la surveillance des directeurs. Par ménagement lâche, le Directoire n’osa user de son droit de destitution ; spontanément, Cambacérès annula la liste, se réservant de faire casser à la première occasion l’autorité qui l’avait formée ; ce serait détruire par avance le comité central de l’insurrection.

Dans les assemblées politiques, le parti de la re vision constitutionnelle à brusquer par moyens militaires, le parti de la révision forcée, poussait sourdement sa pointe. Le Conseil des Anciens était en grande partie gagné ; il devenait de plus en plus le cénacle des révolutionnaires assagis et pénitens. Les Cinq-Cents, où Siéyès n’avait pas réussi à se créer une majorité, entrevoyaient parfois le péril ; ils voulurent retirer au Directoire la faculté de faire entrer des troupes dans le rayon constitutionnel, c’est-à-dire à Paris et aux environs, sans autorisation du Corps législatif ; les Anciens opposèrent leur veto. Deux régimens de Paris, envoyés aux frontières, furent remplacés par la 79e demi-brigade, par les 8e et 9e dragons ; ces troupes avaient été faites prisonnières à Corfou et n’étaient rentrées en France qu’à la condition de ne plus servir contre l’étranger ; il se trouva que, destinées à marcher contre la constitution au signal de Joubert, elles étaient surtout et fanatiquement dévouées à Bonaparte, ayant fait sous ses ordres la première campagne d’Italie.

Dans le Directoire, Barras, vilipendé par les Jacobins, se rapprochait de Siéyès ; Gohier et Moulins eux-mêmes se sentaient épouvantés du mouvement anarchiste ; une majorité de résistance finit par se former. Comme l’assemblée du Manège, transférée rue du Bac, continuait à déblatérer contre tout le monde et à éructer des motions incendiaires, il parut indispensable de couper court définitivement à ce désordre. Siéyès y tenait d’autant plus que « les frères et amis, » au milieu de leurs extravagances, montraient quelque perspicacité ; ils devinaient, sinon l’entreprise à main armée dont Joubert avait assumé l’exécution, au moins la trame orléaniste qui était derrière. Pour leurs journaux, Siéyès est « la main invisible qui depuis six ans conduit la république vers la royauté, » vers une contrefaçon de royauté, aussi odieuse que la monarchie légitime aux révolutionnaires de la bonne espèce. Le 10 thermidor, un membre du club, pour se conformer à une tradition des grands aînés, dénonce « l’exécrable faction d’Orléans, » et ici le compte rendu porte : « Un mouvement d’indignation se manifeste, tous les membres agitent leurs chapeaux en criant : « Guerre à mort à la faction d’Orléans ! »

Les Conseils s’occupaient par momens d’une loi destinée à réglementer les sociétés politiques. Ce serait un moyen de refréner les clubistes, de les renfermer dans un cercle de prohibitions étroites, mais le résultat d’une discussion parlementaire demeure toujours problématique et, en tout cas, se fait longuement attendre. Les Conseils n’aboutissaient pas ; en vain, par message, le Directoire les avait incités à se hâter : « Les messages restaient ensevelis dans les bureaux des commissions. » Devant l’urgence du péril, les directeurs se résolurent à fermer la réunion par mesure gouvernementale.

Pour frapper ce coup, il fallait un ministre de la Police propre aux besognes de vigueur. De l’avis général, Bourguignon était au-dessous de la tâche. On ne lui trouvait que de l’honnêteté, quand sa fonction réclamait tout autre chose. Un nom fut prononcé, celui d’un personnage qui avait derrière lui un passé sinistre, mais que l’on savait homme d’exécution, et auquel on connaissait d’ailleurs de bonnes raisons pour ne pas vouloir que la faction du Manège envahît le gouvernement : l’ancien oratorien Fouché de Nantes, Fouché de Lyon plutôt, l’ex-mitrailleur de la seconde ville de France, logé actuellement dans l’ambassade de la Haye. Des amis rôdaient pour son compte autour du pouvoir et tâchaient de l’y introduire, vantant ses aptitudes policières. Barras le proposa ; Siéyès, qui avait un autre candidat, admit pourtant Fouché ou le subit. Un arrêté du Directoire le nomma ministre de la Police générale.

Fouché n’était pas un révolutionnaire bourgeois à la façon de Siéyès et de ses amis ; lui aussi, voulait conserver les hommes de la Révolution, mais surtout ceux d’en bas. Ses forfaits d’autrefois, son humeur, son tempérament, la crudité ordurière de ses propos, bien qu’il fût cynique plutôt que vulgaire, le rattachaient aux pires Jacobins ; seulement, il sentait que les Jacobins d’aujourd’hui, en voulant rejeter la république dans l’anarchie pure, se mettaient en opposition avec les nécessités de l’époque, avec la volonté publique, et conduisaient fatalement à une catastrophe. Cette faction n’était plus à ses yeux qu’un anachronisme. Il aspirait à constituer un gouvernement fort avec des élémens démagogiques, pétris et façonnés de sa main.

De plus, les gens du Manège fulminaient contre toutes les variétés de dilapidateurs. Or, Fouché, au sortir de la Convention, avait traîné sa misère dans les bas-fonds du monde des affaires ; après avoir, s’il faut en croire Barras, tenté la fortune dans une entreprise pour l’engraissement des porcs, fait de la police officieuse, réclamé du gouvernement une toute petite place, une « placette, » pour ne pas mourir de faim et faire vivre les siens, — car il était homme de famille et excellent mari d’une défroquée, — il s’était associé à de louches marchés passés avec l’Etat ; il ne voulait donc pas que l’on regardât de trop près aux comptes des fournisseurs. Par tous ces motifs, il n’hésiterait pas à frapper les clubistes, quitte à se les rallier ensuite, à les mettre au pas et à en former sa garde ministérielle.

Il ne se fit pas prier pour revenir de la Haye et s’installer au ministère ; on l’eut au bout de quatre jours. Dès ses premiers contacts avec les directeurs, l’homme à la face d’une pâleur extraordinaire, aux yeux bordés de rouge, plus immobiles que des yeux de verre, se révéla une force. Il manifestait un cynisme imperturbable et une audace tranquille ; avec cela, des côtés d’ironiste à froid et de mystificateur. On lui demande des mesures contre les Jacobins ; il les promet. Le lendemain, il apporte un projet d’arrêté assimilant aux émigrés, c’est-à-dire condamnant à mort les députés fructidorisés qui se laisseraient prendre après avoir échappé à la déportation par la fuite ; avant tout, il a voulu se mettre en règle avec les purs et attester l’inviolabilité de ses principes. On s’étonne : ce n’est pas cela qu’on lui demande ; à quand les mesures contre les Jacobins ? Il les promit de nouveau, en demandant toutefois que les Jacobins fussent frappés à titre de royalistes déguisés, comme une variété de chouans, qui poussaient perfidement à la réaction par l’excès du désordre. Cette énormité, conforme d’ailleurs à beaucoup de précédens, fut admise, encore que le ministre de la Justice, consulté, eût protesté contre « une fausse connexité[2]. »

Fouché agit alors et agit péremptoirement. Le 26 thermidor, le local de la rue du Bac était fermé ; des escadrons de cavalerie barraient les rues avoisinantes. Le ministre de la Police vint en personne surveiller l’opération et mit le club en interdit, se faisant le Cromwell de ce bas parlement. Les sociétaires essayèrent de s’assembler à l’hôtel de Salm ; la police les réprima ; le peuple ne bougea pas. Les journaux de la faction hurlèrent : « Le Directoire ose accuser la réunion d’avoir violé la constitution ; le Directoire en a menti ; c’est un honteux calomniateur. » Les bourgeois paisibles, les honnêtes gens, le beau monde, trouvèrent que Fouché valait mieux que sa réputation et le déclarèrent homme de gouvernement.


II

La situation n’en restait pas moins très grave, très critique. Paris, toujours ému, quoiqu’un peu plus calme, demeurait en proie à de périodiques alarmes ; à certains jours, on apprenait que, par crainte de surprise, il avait fallu changer le mot d’ordre dans les postes trois fois en vingt-quatre heures. En province l’agitation s’aggravait, car l’affiliation jacobine cherchait partout à se reformer, à se ramifier, et la société-mère de Paris s’était créé de nombreuses succursales.

Des clubs se tenaient dans les grandes villes, dans beaucoup d’autres, mais se heurtaient aux résistances exaspérées de la population ; peur, horreur des survivans de 93, c’étaient désormais les seuls sentimens qui fussent capables de l’émouvoir. Lille, Rouen, Reims crièrent : « A bas les Jacobins ! » A Lille, le club ne put s’ouvrir. A Saint-Omer, les premières séances donnèrent lieu à une vive échauffourée ; les journaux venus de Paris montaient les têtes de part et d’autre ; la querelle commença entre lecteurs du Journal des Hommes libres et lecteurs de l’Ami des Lois, la feuille de Poultier, aussi grossièrement injurieuse dans le sens inverse. La foule voulut faire un mauvais parti aux premiers ; les conscrits appelés sous les drapeaux retournaient contre les Jacobins les paroles qui avaient servi de mot d’ordre aux massacres de septembre : « Nous ne voulons pas, disaient-ils, en partant pour l’armée, laisser nos parens sous le fer révolutionnaire. » Amiens devint le théâtre de troubles sérieux ; les clubistes, soutenus par la municipalité, eurent affaire à de jeunes bourgeois, à des manifestans imberbes, à des groupes de femmes et d’enfans, à des ouvriers même. A Bordeaux, l’affichage d’un placard émanant de la secte mit la ville en effervescence ; la troupe tira sur les groupes ; il y eut un mort et des blessés. Et le public impartial, cherchant à qui s’en prendre de ces secousses, n’arrivait nulle part à savoir, au travers de témoignages contraires, qui avait donné le signal des voies de fait, qui avait commencé.

A la poussée jacobine répondait partout une poussée royaliste, favorisée en outre par les revers de nos armées. Comme tout le monde avait l’impression d’assister à l’écroulement d’un régime, à l’agonie d’un système, les royalistes s’imaginaient que la Révolution périssait avec le Directoire. Après dix ans de faux espoirs, de mécomptes et de désastreuses épreuves, ils croyaient que l’avenir se rouvrait enfin devant eux ; en aucun temps ils ne s’étaient sentis si rapprochés du but, conséquemment si portés à entreprendre : encore un effort, se disaient-ils, un suprême et universel effort, et la France serait reconquise à son roi. C’était au moins l’opinion des jeunes, des impatiens et des désespérés, car la masse du parti, au dedans comme à l’extérieur, se ressentait de l’affaissement général. Dix ans de révolution avaient brisé les caractères, avachi les âmes. Au moment où la peur du jacobinisme rapprochait d’eux la France, les royalistes se trouvaient avoir perdu en vigueur intime ce qu’ils regagnaient dans l’opinion ; la force de leur parti ne répondait pas à sa chance.

Ils s’étaient décidés pourtant à une prise d’armes générale. Leur projet était d’enlacer les parties centrales de la France, les plus calmes et les moins détachées de la République, dans un réseau, dans un immense filet d’insurrections, qui aurait l’un de ses points d’attache dans l’Ouest, à proximité des flottes anglaises, l’autre à Lyon ou en Franche-Comté, non loin des armées coalisées, et qui, s’incurvant au centre, s’appuierait sur la Provence, le Languedoc, la Guyenne et la Gascogne, où le royalisme disposait de puissans moyens.

Mais ce parti à direction multiple ne savait jamais mettre accord et précision dans ses mouvemens. Le Midi partit trop tôt ; un tumulte de guerre civile y retentit tout à coup. Au milieu de thermidor, une insurrection très sérieuse éclata dans la Haute-Garonne, « se rattachant à une conspiration plus étendue[3] ; » Toulouse se vit subitement cernée, « sur les deux tiers de sa circonférence, » par douze ou quinze mille rebelles, avec des armes et du canon, sous des chefs réguliers. Les républicains, les patriotes du Midi, heureusement pour eux, n’étaient pas moins organisés que les royalistes. L’administration centrale de la Haute-Garonne se composait d’hommes énergiques et avisés ; ils improvisèrent une force armée qui dégagea Toulouse, battit l’armée des rebelles à Montréjeau et la dispersa ; la répression fut intelligente et assez douce ; elle ne put empêcher pourtant la grande révolte de se pulvériser en une infinité de troubles locaux. Entre communes blanches et communes rouges, la lutte continua quelque temps.

Les départemens voisins, Gers, Ariège, Aude, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne, Lot, s’emplirent aussi de désordres ; treize cantons prirent les armes. Les autorités civiles et militaires, voyant la flamme se propager rapidement, circuler autour d’elles, s’éteindre ici, se rallumer là, ne savaient où courir. Dans la Provence et le Comtat Venaissin, les attentats contre les fonctionnaires et les acquéreurs de biens nationaux, le vol des deniers publics prirent de telles proportions qu’en certaines villes, à Carpentras notamment, les autorités étaient littéralement bloquées et les habitans terrorisés ; on ne trouvait plus de juges pour instruire contre les coupables, plus de témoins pour déposer, plus de jurés pour condamner. Les administrateurs de Vaucluse, avec un désespoir grandiloquent, se disent au centre « d’un volcan de brigandages et d’assassinats. » En ces pays de violence, sur cette terre qui a bu tant de sang, il semble que la population entière soit divisée en partis acharnés à s’entr’égorger. En somme, dans toute la zone méridionale, depuis les Alpes jusqu’à l’Atlantique, le désordre chronique recommence à tourner en anarchie aiguë. Là, sans parler des départemens où la guerre civile et le massacre organisé font rage, des soulèvemens, des troubles locaux se multiplient, l’insécurité des routes s’accroît, le banditisme prenant le masque de la politique et la politique employant les moyens du brigandage. Pourtant la masse rurale reste en général inerte, moins dégoûtée de la Révolution que des révolutionnaires, mais affectée de mortelle langueur et incapable de réagir contre l’effort des factions.

Dans les grandes villes, le royalisme essayait de tourner à son profit le mouvement de la jeunesse anti-jacobine. Il tentait aussi la fidélité des troupes, répandait des appels à la désertion, à la rébellion ; on dut porter une loi prononçant peine de mort contre quiconque essaierait de détourner les soldats de l’obéissance à leurs supérieurs. Lyon regorgeait d’émigrés en rupture de ban, de prêtres réfractaires, d’agens contre-révolutionnaires ; une notable partie de la population leur donnait asile, les cachait, les dérobait aux poursuites et favorisait leurs menées. Pour empêcher que la réouverture du club ne provoquât une explosion très dangereuse, il fallut la poigne d’un général à antécédens terroristes, Dauvergne, qui prit des mesures terribles. A Marseille, déchue de son antique splendeur, morte à toute activité féconde, il semblait ne plus y avoir de vivant que les haines. On se haïssait de maison à maison, de porte à porte ; les républicains étaient ardens et bruyans, mais divisés ; leurs adversaires dominaient dans les quartiers aisés et ravageaient la banlieue : « Le fanatisme, — lisez l’esprit religieux, — a repris tout son empire, un certain nombre de prêtres attirent la foule dans les églises et attaquent victorieusement les institutions républicaines qui, en partie, sont méconnues et foulées aux pieds. Les spectacles sont des arsenaux d’incivisme et de discorde. Le titre de citoyen est exilé de toutes les bouches. L’organisation de la garde nationale est une chose ridicule, les citoyens font leur service sans armes, et dans les postes, il n’y a que quelques mauvais fusils tout démontés. Des élémens de Vendée éclatent de toutes parts, les montagnes recèlent un grand nombre de déserteurs, de réquisitionnaires, de conscrits, de sabreurs et d’égorgeurs, qui se présentent par bandes de cent sur les grandes routes, pillent les voyageurs, les courriers, assiègent les petites communes, en assassinent les magistrats et viennent faire le coup de fusil jusqu’aux portes de la ville. » On eut aussi des inquiétudes sérieuses pour Bordeaux, pour Rouen.

Dans le Nord, un soulèvement général de la Belgique était à craindre. En s’emparant de ce pays et en le meurtrissant cruellement dans ses convictions catholiques, la France révolutionnaire n’avait fait qu’attacher à son flanc un brasier de haines. Les départemens réunis s’étaient insurgés au début de l’an VII et n’avaient été que difficilement réprimés ; depuis lors, le feu mal éteint couvait. La guerre de partisans continuait ; la Belgique catholique avait ses gueux, comme la Hollande protestante avait eu autrefois les siens. Les paysans refusaient ouvertement d’acquitter l’impôt, de se soumettre aux lois ; d’après un rapport, les émissaires de l’étranger et les prêtres « se répandent dans tous les cantons pour organiser la révolte, se saisissent des conscrits fuyards, réunissent les plus décidés, les transforment en brigands, en chauffeurs, et les portent sur des villages isolés ; ils y coupent les arbres de la liberté, désarment, maltraitent ou assassinent les gardes champêtres, les gendarmes, les militaires, les commissaires du Directoire et les acquéreurs de biens nationaux. » Un général commandant en Belgique écrit : « L’insurrection est dans tous les esprits. »

Au lieu d’une Vendée, la république se sentait sur le point d’en avoir trois à combattre : celle du Nord, celle du Midi, celle de l’Ouest. Le pis était que, pour renforcer nos armées d’Allemagne et d’Italie, il avait fallu dégarnir l’intérieur. Les soldats manquaient pour prêter main-forte à la gendarmerie aux abois, aux colonnes mobiles, aux gardes nationales sédentaires, dont la fidélité et le bon vouloir laissaient à désirer. Lyon n’avait comme garnison que dix-huit cents hommes, dans un dénûment extrême ; la pénurie d’armes était telle que les soldats, pour monter la garde, pour faire le service, devaient se repasser les uns aux autres cinq à six cents mauvais fusils, restés en magasin. Bordeaux n’était défendu que par un bataillon de chasseurs basques. Pour faire illusion sur les forces de la république, Bernadotte en était réduit aux expédiens, aux subterfuges ; dans les pays troublés, il faisait préparer avec ostentation des cantonnemens pour des troupes dont il annonçait la venue et qui ne devaient jamais arriver. En troupes de ligne, la France ne contenait plus que 46 235 hommes, dont Paris à lui seul occupait 7 900, surmenés par un service écrasant et par de continuelles alertes, et l’Ouest 24 000.

Cependant l’Ouest demeurait en retard. Dans la région vendéenne, dans les départemens de la Bretagne, de l’Anjou et du Maine, si la chouannerie était en pleine recrudescence, si l’association des chouans, dont la structure présentait quelques rapports avec celle de l’organisation jacobine, tenait tout en alarmes, si les surprises de détachemens républicains, les attaques de convois, les arrestations de diligences et de courriers s’opéraient « régulièrement, » la guerre par masses organisées n’avait pas repris. Le prétendant hésitait à donner le signal avant que les armées de la coalition fussent en France ; le Comte d’Artois se laissait annoncer partout et ne se montrait nulle part ; les subsides de l’Angleterre se faisaient attendre.

L’état-major des armées catholiques et royales s’était pourtant reconstitué : vers la fin de l’été, une grande réunion se tint près de la Loire, dans la profonde forêt de Juigné, sous la garde de douze cents paysans ; l’insurrection générale fut décidée pour le 22 vendémiaire-15 octobre, entre l’achèvement des récoltes et les nouvelles semailles. Les chefs de marque se réservèrent chacun un champ d’action particulier : Cadoudal le Morbihan, Frotté la basse Normandie, Suzannet la Vendée ; d’Autichamp, Châtillon et Bourmont agiraient sur les deux rives de la Loire. Il ne fallait plus compter, notamment en Vendée, sur l’enthousiasme profond d’autrefois ; la force réactionnaire s’était usée en Vendée, comme ailleurs la force révolutionnaire ; néanmoins l’ardeur des chefs, la solidité des cadres, l’habitude d’obéir à l’impulsion venant de droite, entraîneraient le peuple. L’insurrection se prépara presque ouvertement ; depuis le Bocage vendéen jusqu’à la basse Seine, les bandes se multipliaient, grossissaient à vue d’œil, risquaient de plus hardis coups de main et terrorisaient les autorités ; les agens du Directoire voyaient très nettement s’amonceler l’orage, annonçaient une nouvelle guerre de l’Ouest et la signalaient imminente.


III

Pressé de dangers, assailli de difficultés, ce misérable gouvernement ne songeait jamais à se rallier par des mesures de réparation et d’apaisement la masse des citoyens, ceux qui n’étaient d’aucun parti. Il ne lui venait pas un seul instant à l’idée d’être juste, hardiment modéré, de réformer les lois sur l’émigration et sur les cultes, de briser ces instrumens de torture, de répondre aux aspirations nationales, de prendre contact avec l’âme de la France. Retiré dans son exclusivisme, il s’y défendait à coups mal assurés contre des ennemis divers, frappait à gauche, puis frappait à droite parce que le péril était également de ce côté et qu’il fallait se faire pardonner d’avoir frappé à gauche ; il restait intolérant et débile, peureux et méchant, condamné d’ailleurs à l’arbitraire par faiblesse constitutive, persécuté, persécuteur.

Le président du Directoire avait beau dire, dans un discours public : « Plus de terreur, plus de réaction, justice et liberté pour tous ; » les actes des gouvernans, leur caractère, leurs possibilités même démentaient ces paroles. Fouché reconnaissait qu’il serait à souhaiter que les administrateurs républicains ne se fissent plus considérer par les populations comme des « oppresseurs ; » néanmoins, pour parer à la conspiration royaliste dont on entrevoyait partout les fils, il ne trouvait rien que des mesures d’exception et d’inquisitoriale rigueur. Il réclamait, obtenait des conseils pour deux mois le droit de faire procéder à des visites domiciliaires et à des arrestations sans mandat de justice ; c’était enlever à la liberté individuelle le peu de garanties qui lui restait ; de nombreux sévices en résultèrent ; à Paris seulement, en quatre semaines, cinq cent quarante arrestations furent opérées. En dehors même des régions troublées, les commissions militaires continuaient à fonctionner ; on fusillait de temps à autre un émigré rentré, on montrait des supplices. La terrible loi des otages, la, loi de l’impôt progressif allaient entrer en vigueur. Les édits proscripteurs de l’an V demeuraient chose intangible.

En vain des voix généreuses parlaient de justice et d’humanité, en vain des appels touchans s’élevaient. Un ouvrage venait de paraître, celui de Ramel, racontant la longue agonie des déportés de fructidor en Guyane et mettant sous les yeux du public le journal de leurs souffrances. A propos de deux d’entre eux, Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat, Mme de Staël écrit au législateur Garât : « L’irréparable passé ne peut obtenir que des regrets, mais est-il possible de supporter l’idée qu’il reste à la Guyane deux malheureux... (Il en restait beaucoup d’autres.) Il dépend des directeurs de permettre à Marbois et à Ladebat de revenir à Oléron[4] ; obtenez d’eux cette justice. Au milieu de cette chaleur, ne pensez-vous pas avec amertume à ce que doivent souffrir ces malheureux, avec des insectes de tous les genres et sous la ligne ? Mériterions-nous jamais aucune pitié si cette image ne nous poursuivait pas ! A la fin de votre bel ouvrage, vous demandiez qu’on vous transportât sous un beau ciel où vous pourriez penser et sentir. Donnez donc à ces malheureux un air qu’ils puissent respirer, un air qui ne porte pas la mort avec lui. On s’inquiète de Billaud de Varennes, on veut le rappeler parmi nous, et ces deux hommes à qui l’on ne peut reprocher que les opinions qu’on leur suppose, ces hommes ne trouvent point de défenseur. Quel effet voulez-vous que produise notre république au dehors quand on lit cet ouvrage de Ramel où les faits racontés ont un si grand caractère d’évidence. Il faut être Français, il faut ne pas pouvoir rejeter sa part d’alliance avec son pays pour chercher des excuses et des explications au silence que les conseils gardent sur de telles atrocités. Je vous en prie, mon cher Garât, donnez-vous cette bonne action, faites revenir ces deux infortunés. Dans le cours de votre vie, ce souvenir vous tiendra douce et fidèle compagnie[5]. »

Le Directoire finit par autoriser le transfert à Oléron de Marbois et de Ladebat, mais par mesure individuelle et subreptice, sans que le bénéfice en fût étendu aux autres déportés ; c’était trop lui demander que d’implorer un acte d’audacieuse pitié. A Barras, Mme de Staël écrit : « C’est le moment de l’action et non du raisonnement, mais profitez donc du premier succès pour être modéré[6]. » Cette libérale parole n’éveille aucun écho dans le monde politique.

La persécution des prêtres s’est ralentie quelque peu ; elle n’a point cessé. Cent d’entre eux, détenus depuis longtemps à Rochefort, demandent pour grâce unique d’être jugés et invoquent naïvement « les droits de l’homme ; » le Directoire repousse leur requête. A l’égard des prêtres, il n’est point de droit ; la loi, c’est l’arbitraire organisé, car la loi veut depuis fructidor que tout prêtre, réfractaire ou soumis, puisse être déporté par simple arrêté motivé, par lettre de cachet directoriale. En beaucoup d’endroits, le culte restait supprimé par suppression de ses ministres ; ailleurs, il était l’objet de vexations ineptes. L’Église était torturée dans son chef ; le Pape Pie VI, enlevé de Rome et conduit en France, était traité « en otage ; » malade, mourant, il était traîné de Briançon à Gap, à Grenoble, à Valence, et partout où passait le triste convoi, ce supplice d’un vieillard faible, portant un titre auguste, indignait les consciences catholiques ; contre ses tourmenteurs, des trésors de haine s’amassaient dans le cœur du peuple. A Paris, la vigilance des autorités s’exerçait à molester les croyans, à imposer le chômage du décadi et le travail du dimanche, à interdire toute manifestation extérieure du culte, à empêcher qu’on ne plaçât une croix sur un cercueil exposé à la porte d’une maison. Au même moment, soixante colporteurs arrêtés pour avoir crié dans Paris des libelles pleins d’injures contre le gouvernement, étaient relaxés faute d’une loi permettant de les punir ; ainsi achevait de se caractériser un régime qui unissait les extrêmes de la tyrannie et de la licence.


IV

Le seul homme du Directoire qui eût de la capacité et un plan d’avenir, Siéyès, suivait anxieusement les premières opérations de Joubert au delà des Alpes. Il avait les yeux fixés sur ce sabre qui luisait à l’horizon et d’où pouvait venir le salut. Joubert était arrivé le 17 thermidor-4 août à l’armée d’Italie. Il la poussa tout de suite en avant, sachant Souvorof à proximité, mais s’imaginant : que le siège de Mantoue retenait encore au loin une partie des troupes autrichiennes, auxiliaires des Russes. Or, Mantoue avait capitulé depuis cinq jours ; les Autrichiens accouraient à marches forcées ; notre armée allait se heurter à une redoutable concentration de forces. Le 25 thermidor, elle prit contact avec l’ennemi ; le 28-15 août, une affaire générale s’engagea, près de Novi. Dès le début de l’action, Joubert s’exposa comme un grenadier ; il ramenait au feu une colonne qu’il avait vue faiblir, quand une balle lui traversa la poitrine ; il mourut avant midi. Pendant douze heures, nos troupes tinrent sur leurs positions, avec une vaillance admirable ; vers le soir, les Autrichiens ayant tourné et accablé notre gauche, l’armée recula en désordre, perdant son artillerie, plusieurs généraux et beaucoup de prisonniers. Moreau la ramena derrière l’Apennin et ne put que couvrir Gênes, laissant à l’ennemi toute l’Italie, sauf l’étroite lisière dont se compose la Ligurie. Quelque indifférens que fussent devenus beaucoup de Français à la gloire du pays, la mort de Joubert, la perte de la bataille répandirent la consternation. Les pouvoirs affichèrent un deuil mélodramatique ; le président du Directoire invita les conseils à célébrer, en mémoire du héros tué à l’ennemi, une fête funéraire[7].

Les projets de Siéyès s’effondraient. L’ex-abbé ne perdit pas courage. Avec une tenace opiniâtreté, il se mit à chercher un remplaçant à Joubert dans le rôle d’entrepreneur de coups d’État pour le compte des révolutionnaires déjà domiciliés au pouvoir et aspirant à s’y caser définitivement. Moreau, appelé désormais à commander sur le Rhin, fut invité à passer par Paris ; il y aurait lieu de sonder ses dispositions. S’il se récusait, Macdonald, qui allait épouser la veuve de Joubert, et Beurnonville paraissaient disponibles ; à défaut d’un sabre de premier choix et fourbi à neuf, on s’accommoderait d’un sabre quelconque.

Mais le danger extérieur primait pour le moment toute autre considération. Si l’ennemi, franchissant les Alpes, franchissant le Rhin, mettait le pied en France, une furieuse anarchie se déclarerait ; cent guerres civiles éclateraient à la fois ; entre terroristes et royalistes, la classe gouvernante périrait broyée, à moins que Souvorof n’arrivât à temps pour réconcilier les révolutionnaires en les pendant côte à côte ; les gens au pouvoir se voyaient dans la situation que l’un d’eux, Bailleul, avait ainsi définie : « Nous sommes entre la guillotine et la potence. »

Dans l’émoi général, beaucoup d’esprits se retournaient d’instinct vers le grand absent, vers celui qui avait été nommé en d’autres temps « le héros tutélaire, » et le cherchaient au fond de l’horizon. « C’est Bonaparte qui nous manque, » écrivait un journal. Mais où était Bonaparte ? Arrêté devant Saint-Jean-d’Acre, tenu en échec par un misérable pacha, enfoncé dans les sables de Syrie, perdu peut-être ? Il semblait que son étoile eût pâli ; on n’avait de lui, par les bulletins de l’étranger et les papiers anglais, que de rares et inquiétantes nouvelles.

Il n’est pas vrai que les directeurs de l’an VI, qui l’avaient vu sans déplaisir s’éloigner, l’eussent spontanément poussé et relégué en Égypte. L’expédition avait été surtout sa pensée personnelle, son fait. Il l’avait voulue pour réaliser à son profit le vœu suprême des Français, en obligeant à la paix l’Angleterre menacée dans son empire des Indes ; il l’avait voulue aussi parce qu’il allait d’instinct aux positions culminantes, parce qu’il avait subi la tentation de l’Orient, l’attirance des vastes horizons de lumière et des espaces illimités, où les conquérans opèrent en grand, se taillent à coups d’épée de monstrueux empires et prolongent à l’infini leurs libres chevauchées ; il l’avait voulue enfin pour ne point s’user trop tôt dans la politique et laisser au Directoire le temps de se déconsidérer entièrement, afin de devenir lui-même le seul espoir, le refuge des Français. Il pourrait ainsi, selon les cas, refaire Alexandre en Orient ou César en Occident. Son entreprise d’Égypte est l’un des actes qui lui appartiennent le plus complètement et le révèlent sous son double aspect, profond calculateur et grand imaginatif.

Depuis que la guerre avait repris en Europe et mal tourné pour nous, les gouvernans désiraient à la fois et appréhendaient son retour. Après nos premiers revers, l’ancien Directoire avait essayé d’une grande combinaison navale pour le retirer d’Égypte et le ramener en France ; ce projet comportait la jonction des flottes française et espagnole dans la Méditerranée ; la défaillance de l’Espagne l’avait rompu dès le début. Le nouveau Directoire, tant qu’il avait cru au succès de Joubert, ne s’était pas décidé à faire du côté de l’Égypte le signal de détresse. Après Novi, l’urgence du péril ne permit plus de balancer ; mieux valait encore Bonaparte que Souvorof. Il fut arrêté, sur l’initiative de Talleyrand, que notre diplomatie tâcherait de négocier avec la Porte le retour du général et du corps expéditionnaire, au besoin sur vaisseaux anglais, contre la restitution de l’Égypte. On espérait ainsi avoir Bonaparte pour le printemps prochain ; revenant par capitulation véritable, il devrait sans doute souscrire l’engagement de ne plus porter les armes contre nos ennemis dans la guerre présente, mais au moins serait-il là pour comprimer les factions, ressusciter l’énergie nationale et réorganiser la victoire.

Le plan de la négociation, qui devait s’amorcer par l’intermédiaire de l’Espagne, fut adopté le 24 fructidor-10 septembre ; huit jours après, le ministre des relations extérieures, Reinhardt, reçut ordre de tenter toutes voies pour communiquer directement avec Bonaparte ; il lui écrirait de revenir avec ses troupes, en lui laissant pleine latitude sur le choix des moyens ; il lui dépeindrait avec force les malheurs redoublés qui fondaient sur la France.

Paris n’avait obtenu sur la journée de Novi que des détails incomplets et atténués. Brusquement, le Journal des Hommes libres déchira les voiles, montra le désastre. On apprit bientôt qu’une armée anglo-russe, sous le commandement du duc d’York, venait de prendre terre en Hollande, au Helder ; la flotte batave s’était rendue ou plutôt livrée sans coup férir. Dans les dispositions du gouvernement et du peuple hollandais, tout était douteux ; en Belgique, tout restait hostile ; il suffirait que les troupes de Brune, opposées en hâte au duc d’York, éprouvassent un échec pour que la révolte se déclarât d’un bout à l’autre des départemens réunis et mît à découvert notre frontière du Nord ; le péril augmentait d’heure en heure.

La démagogie parisienne se remit alors à gronder terriblement, menaçant d’une forte explosion ; c’est l’habitude de ce parti que d’aggraver toute calamité nationale par une entreprise à l’intérieur : « La malveillance et la folie s’agitent, écrivait un Ancien, l’impatience et la peur les secondent. » Depuis le 30 prairial, il y avait crise permanente ; à la fin de fructidor, par répercussion des désastres extérieurs, la crise faillit aboutir à une subversion totale.

Le monde politique était dans l’effarement. Il y eut pendant quelques jours une sorte d’hésitation et de flottement dans les partis, chacun cherchant sa voie et préparant ses moyens. Des réunions de députés se tenaient à toute heure ; les groupes parlementaires se brisaient et se recomposaient, des pourparlers corrupteurs s’entamaient, les intrigues s’entre-croisaient. Sans agir d’ensemble, les chefs militaires et civils suivaient l’impulsion de leur nature et de leur humeur. Bernadotte passait des revues, paradait devant les troupes, inspectait à Courbevoie les conscrits en partance et leur adressait des allocutions vibrantes, avec des mots qui allaient au cœur de ces jeunes gens : « Mes enfans, il y a parmi vous de grands capitaines. C’est vous qui devez donner la paix à l’Europe. » Le brave Lefebvre, dans sa simplicité loyale, ne concevait pas que les républicains ne pussent s’unir pour sauver la république ; il tâchait de rapprocher des factions inconciliables. Barras consentait à voir Jourdan ; ce général fourvoyé dans la politique venait au Luxembourg en cachette, à six heures du matin, par crainte de se compromettre vis-à-vis de son propre parti ; il n’arrivait pas à détacher Barras de Siéyès et refusait lui-même de se séparer des groupes anarchistes[8]. Siéyès, en attendant qu’il eût retrouvé l’indispensable épée, se mettait sur ses gardes et se défiait de tout le monde ; il croyait ne voir autour de lui que dangereux Jacobins ; il en voyait dans les ministres, dans les agens civils et militaires, « dans les huissiers du Directoire, dans les messagers d’Etat. » Et Sémonville exploitait la célébrité posthume de celui qui avait épousé sa belle-fille, courait les ministères, se faisait annoncer comme le « père de Joubert » et, au nom du malheur dont il se disait inconsolable, réclamait des places pour toute sa parenté.

Au dehors, les feuilles jacobines redoublaient de violence ; le Journal des Tigres rugissait. Le Directoire finit par déclarer que tout gouvernement devenait impossible avec une telle presse. Pour sévir, les moyens légaux lui manquaient. Il s’avisa pourtant que la constitution renfermait un article, le cent quarante-cinquième, qui l’autorisait « à lancer des mandats d’amener et d’arrêt contre les auteurs ou complices présumés de conspiration contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État. » Si habilement que l’on s’y prît pour torturer ce texte, il paraissait difficile d’assimiler les vociférations de la presse au fait de complot, fait essentiellement secret et ténébreux ; ce fut néanmoins le plan adopté.

Sur la proposition de Fouché et, selon le procédé classique, le Directoire s’acharna d’abord sur de malheureuses victimes de fructidor, dont la plume était depuis longtemps brisée. En fructidor, les rédacteurs des feuilles d’opposition avaient été condamnés à la déportation, sans désignation individuelle et par simple mention du titre des journaux. Ils avaient échappé pour la plupart à l’application de la peine, n’ayant pas été arrêtés et ne s’étant point livrés ; dans leur retraite, ils se croyaient oubliés et commençaient à respirer. Un arrêté nominatif de déportation vint les contraindre à se cacher, à se terrer plus profondément ; Fontanes, Laharpe, Bertin d’Andilly, Bertin de Vaux, Sicard, Fiévée étaient du nombre. Après cet acte lâchement barbare, après cette proscription rétrospective, le Directoire dirigea ses foudres contre la presse actuelle, en essayant de rattacher les attaques jacobines à la conspiration ourdie contre la république.

Il dit dans un message aux conseils : « Il n’est pas possible de se le dissimuler ; une vaste et atroce conjuration existe contre la république... Que les conjurés riaient pas encore l’insolente audace de demander des témoins, d’exiger des preuves, de défier de produire des pièces à conviction... Les témoins, ce sont les cadavres des républicains égorgés au midi, massacrés à l’ouest, menacés de tous les côtés. Les preuves, ce sont les insurrections qui éclatent dans un département lorsqu’elles sont à peine étouffées dans un autre. Les pièces à conviction, ce sont les imprimés mensongers, les journaux incendiaires, les libelles exécrables dont on inonde la république. Les écrivains audacieux se divisent toujours en deux bandes, dont les suggestions, les conspirations produisent les mêmes effets ; ils marchent séparés, mais ils se rejoignent à un point désigné ; ils suivent deux routes opposées, mais le tombeau de la constitution est le lieu de leur commun rendez-vous. » Comme conclusion à cet impudent pathos, le Directoire notifiait un arrêté par lequel il avait ordonné au ministre de la police, en vertu de l’article 145 , de saisir onze journaux, dont celui des Hommes libres, et de s’assurer des propriétaires et rédacteurs.

En fait, la police se contenta d’apposer les scellés sur les presses et de fermer les bureaux de rédaction ; aucun journaliste ne fut arrêté et traduit en justice, le Directoire ne se sentant pas assez sûr de son droit pour affronter le jury. Le Journal des Hommes libres reparut immédiatement sous un autre titre et devint l’Ennemi des oppresseurs de tous les temps. Néanmoins l’annonce de l’hécatombe suscita dans le conseil des Cinq-Cents les fureurs jacobines ; un tumulte inouï se déchaîna.

Dans la mesure prise, les députés jacobins virent le début des illégalités, une tentative plus prononcée contre leur parti et les institutions populaires. Leur crainte de Siéyès, leur défiance à son endroit s’accrurent ; aujourd’hui que la république s’affaissait sous le poids des désastres, Siéyès n’allait-il point se démasquer, changer violemment la constitution à l’aide de quelque « épauletier, » puis s’aboucher avec l’étranger par l’intermédiaire de la Prusse et tramer une paix qui obligerait la France, pour désarmer la coalition, de se prêter à une louche combinaison monarchique, de subir Orléans ou Brunswick. En plein conseil des Cinq-Cents, le député Briot s’écriait : « Oui, je le déclare, il se prépare un coup d’État ; on veut livrer la République à ses ennemis, la renfermer dans ses limites, et peut-être les directeurs de toutes nos calamités ont-ils un traité de paix dans leur poche et une constitution dans l’autre. »

Exaspérés par ces pronostics et d’ailleurs enragés de convoitises, les Jacobins se jetèrent à plein dans la violence. Pour parer au coup d’État militaire qu’ils sentaient dans l’air, ils essayèrent d’abord d’en déterminer un à leur profit. Tout en se disant très sûrs du peuple et capables de le mouvoir à leur gré, ils se doutaient bien que leurs amis de la rue n’arriveraient qu’à créer une agitation superficielle ; ils connaissent « l’apathie désespérante de la nation ; » le mot est de Jourdan. L’idée leur vint de solliciter la seule force qui pût alors faire et défaire les gouvernemens, le pouvoir militaire. Bernadotte au ministère de la Guerre était dans leur jeu une carte précieuse. Jourdan et ses amis le virent en secret ; ils lui proposèrent carrément de faire arrêter Siéyès, Barras, et d’instituer un gouvernement jacobin dont il serait chef ; ils le tentaient par l’appât d’une grande autorité ; eux aussi voulaient un pouvoir fort, chargé de repousser l’invasion et de sauver la République, mais de la sauver selon leur formule et de la leur livrer.

Patriote exubérant, Bernadotte était violent dans ses opinions et surtout dans ses discours. Avec son verbe coloré et pittoresque, sa mâle prestance, son grand nez volontaire aux ailes frémissantes, son regard de feu, il semblait offrir un type d’audace aventurière ; au fond, c’était l’irrésolution même. Torturé par le désir de s’emparer du premier rôle, il était atteint en même temps d’une sorte d’impuissance à s’en saisir, à sauter le pas, à franchir le Rubicon ; ambitieux inquiet, ambitieux timide, il semblait prêt d’abord à tout tenter, à tout pourfendre, et puis son énergie tempétueuse se délayait en phrases.

Dans l’occurrence présente, comme il n’osait se compromettre tout à fait avec les Jacobins et ne voulait pas se les aliéner, il éconduisit leurs délégués au moyen d’une tirade évasive et magnifique. Il s’empanacha d’un beau sentiment : comme ministre, disait-il, on ne devait lui demander rien, sa conscience lui interdisant d’employer contre les pouvoirs constitués une autorité qu’il tenait d’eux ; dès qu’il serait sorti du ministère, il reviendrait à ses amis politiques, s’associerait comme simple citoyen à leurs plus hardies entreprises et prendrait dans le parti son rang de combat[9].

A défaut d’un coup d’État par le sabre, les Jacobins se mirent à comploter un coup d’État parlementaire. Dans le conseil des Cinq-Cents, comme nos nouvelles défaites avaient porté au comble l’irritation des esprits, une majorité paraissait se reformer contre le Directoire. Les chefs du parti voulurent profiter de cette disposition ; leur projet couva deux ou trois jours et éclata tout d’un coup. Le 27 fructidor-13 septembre, le conseil est en séance ; l’ordre du jour appelle la discussion des dépenses affectées à l’entretien du Directoire ; brusquement, Jourdan monte à la tribune et, par motion d’ordre, demande que le conseil déclare la patrie en danger. Paroles d’épouvante, mots évocateurs d’un passé terrible ! D’après le précédent de 1792, si le décret était voté, il suspendrait le régime constitutionnel, légitimerait le recours aux mesures extraordinaires et aux moyens atroces, mettrait en ébullition tous les élémens de désordre, achèverait de jeter le pays en convulsions ; ce serait une machine à briser le gouvernement. Sept ans plus tôt, les meneurs de la Législative s’en étaient servis pour renverser le trône autant que pour écarter l’étranger de nos frontières ; deux députés aux Cinq-Cents en convinrent dans la discussion, l’un s’en fit gloire ; il s’agissait aujourd’hui de retourner cette arme contre la république directoriale et surtout contre Siéyès l’orléaniste.

Jourdan développa sa motion avec une éloquence frénétique. Dès qu’il a cessé de parier : « Aux voix, aux voix, » crient ses amis, et ils s’efforcent de surprendre, d’enlever le vote. Des orateurs modérés veulent répondre et se dirigent vers la tribune. Cinquante Jacobins s’élancent à la fois pour leur barrer le passage, les poings en avant. On en vient aux coups ; on se bat littéralement autour de la tribune, on se bat à la tribune : « Lesage-Senault prend au collet Villetard qui y était monté et le force à descendre. Marquezy, Blin, Lesage-Senault, Soulihé, Destrem, Chalmel, Quirot, Bigonnet, Augereau forcent Bérenger de descendre de la tribune et empêchent Chénier d’y monter ; » c’est une lutte de portefaix entre législateurs en toge. A voir ces brutalités effrénées auxquelles s’exerçaient les députés jacobins, ces furieux jeux de mains, on s’explique mieux la scène qui se passerait six semaines plus tard dans l’orangerie de Saint-Cloud, à l’apparition de Bonaparte.

L’assemblée hors d’elle criait à tue-tête ; les meneurs jacobins échangeaient des signes avec le public des tribunes, et celles-ci, remplies d’affidés, faisaient retentir d’effroyables clameurs. Des voix rugissantes menaçaient de mort le président Boulay de la Meurthe, qui tenait tête à l’assaut ; on entendit ces mots, partant d’une tribune : « Il ne faut pas qu’il sorte d’ici sans être exterminé. » De mémoire d’homme public et même de conventionnel, il n’était apparu rien de pareil à ces scènes, m les plus orageuses, dirent deux journaux, qu’on ait encore vues depuis que nous avons des assemblées délibérantes. »

Le président, après s’être couvert deux fois, rétablit à grand’peine un semblant de calme. Marie-Joseph Chénier parut à la tribune, pâle et défait, les vêtemens en désordre, et balbutia un discours ; il s’excusa pour l’incohérence de ses paroles, se disant pris au dépourvu ; d’ailleurs les aboiemens de la meute jacobine l’interrompaient à chaque phrase. Lamarque et Quirot parlèrent en faveur de la motion, Daunou par la contre ; Lucien la combattit avec beaucoup de brio et de présence d’esprit, dans une improvisation fougueuse. Quand une sorte d’épuisement eut succédé sur tous les bancs à une surexcitation folle, le président, se jetant de sa personne dans le débat, affirmant son autorité, ralliant les indécis et les poltrons, alléguant « l’état terrible » où il venait de voir l’assemblée, obtint que la suite de la discussion serait renvoyée au lendemain ; c’était donner aux modérés le temps de se reconnaître, de se ressaisir, de préparer leur résistance.


V

Au premier bruit de ces événemens, la crainte et la consternation s’étaient répandues dans la ville. Beaucoup de personnes se disposèrent à fuir, à chercher retraite aux environs. Le soir, Paris fut lugubre, les rues presque désertes ; dans les quartiers même les plus grouillans à l’ordinaire, autour du Palais-Royal qui surgissait illuminé dans la nuit, les passans étaient clairsemés, et bien rares les chercheurs de plaisir[10].

L’émoi régnait au Luxembourg. Ce qui redoublait les angoisses du Directoire, c’est qu’il ne se croyait pas entièrement sûr de la troupe. Pendant la fête du 10 août, où il y avait eu au Champ de Mars petite guerre et décharges à poudre, prise d’un simulacre de château représentant les Tuileries, Siéyès avait cru entendre des balles siffler à son oreille. Ces balles étaient restées dans le canon des fusils ; était-ce par mégarde ou par criminel dessein ? La présence de Bernadotte au ministère de la Guerre troublait surtout le directeur et lui ôtait le sommeil. Sachant que les Jacobins tournaient autour du général et l’entreprenaient de toutes façons, il craignait de lui un brusque écart. Aujourd’hui que les passions anarchiques mettaient la France au bord de l’abîme, il n’admettait pas que ce démagogue en habit brodé et en chapeau à plumes, cet ami des perturbateurs, ce « Catilina, » pût un instant de plus disposer de l’armée.

Ducos et Barras jugeaient utile de donner satisfaction à leur collègue ; Gohier et Moulins au contraire soutenaient Bernadotte. A onze heures du soir, la majorité du Directoire s’assembla clandestinement, à l’insu de la minorité, et avisa aux moyens de changer le ministre de la Guerre. Faire un éclat eût été dangereux ; il s’agissait d’éliminer Bernadotte en douceur, de lui subtiliser son portefeuille sans le lui enlever brutalement. Cambacérès, appelé à la réunion, fut invité à négocier avec lui et déclina le mandat[11].

Mais Barras était en excellens termes avec le général ; il le vit sans tarder et lui dit que des déchiremens pouvaient s’opérer à son sujet au sein du Directoire, qu’il dépendait de lui de les prévenir par un grand acte d’abnégation ; d’ailleurs sa vaillance ne souffrait-elle point de rester inactive, tandis que ses frères d’armes se battaient à la frontière ? Bernadotte entama immédiatement un air de bravoure, avec accens pathétiques et larmes dans la voix ; il offrit sa démission, mais se garda de l’écrire, jugeant que les paroles ne tiraient jamais à conséquence. Cette fois le Béarnais fut dupe de sa rhétorique. Siéyès le prit au mot, fit libeller instantanément un arrêté confiant au général Milet-Mureau, un sous-ordre, l’intérim de la Guerre, et écrivit à Bernadotte une belle lettre où il était dit que le Directoire déférait au vœu manifesté par lui de rentrer en activité de service.

Furieux, Bernadotte se vengea par une lettre mordante qu’il destinait à la publicité : « Vous acceptez, disait-il, citoyens directeurs, une démission que je n’ai pas donnée. » Il n’en était pas moins hors du pouvoir, Milet-Mureau s’étant rendu aussitôt à la « maison de la guerre » et ayant pris le service. Tout cela s’était fait en quelques heures, le matin du 28 fructidor, et n’allait s’ébruiter que dans la journée, alors que les Cinq-Cents auraient repris leur débat. Gohier et Moulins feraient alors à Bernadotte une cérémonieuse visite de condoléance, en grand costume et avec leur garde d’honneur ; ce lui serait une piètre consolation. Débarrassés de ce personnage inquiétant, les trois autres directeurs n’eurent plus à craindre d’être assaillis et sabrés par derrière, tandis que leurs amis dans le conseil des Cinq-Cents affronteraient la redoutable séance prévue.

De leur côté, les Jacobins n’avaient pas perdu leur temps ; afin de peser sur l’assemblée et d’emporter le vote, ils s’étaient mis en devoir d’organiser autour du Palais-Bourbon un grand attroupement populaire. Des émissaires parcoururent les faubourgs, tenant des discours véhémens, mais le peuple resta sourd à ces appels. Jamais il ne montra mieux par son opposition inerte, par sa résistance passive aux tentatives faites pour l’entraîner, à quel point il était devenu incapable de descendre dans la rue. Au lieu d’une armée, les Jacobins n’arrivèrent qu’à rassembler une bande, huit à neuf cents hommes environ, qui firent autant de bruit que plusieurs milliers. Répartis sur la place de la Concorde, le pont, les quais, des groupes déguenillés vociféraient, parlaient d’exterminer les députés récalcitrans, hurlaient le meurtre ; d’affreuses mégères réclamaient des fourches. Heureusement Fouché et Lefebvre, le nouveau commandant de Paris, avaient pris de sérieuses précautions ; les abords du palais étaient militairement gardés.

A l’intérieur, la discussion avait repris, dans une atmosphère embrasée de passions et de haines. Après plusieurs discours prononcés d’une voix encore « enrouée de la veille, » après des incidens et des interruptions sans nombre, on proposa de repousser la motion de Jourdan par la question préalable. A la suite de deux votes par assis et levé, cette solution paraissait l’emporter, mais des députés protestaient, déclaraient l’épreuve douteuse, demandaient à grands cris l’appel nominal.

À ce moment, le bruit se répandit que le ministre de la Guerre était change ; une émotion immense se manifesta. Dans la mesure annoncée, ne fallait-il pas voir le prélude du coup d’État militaire que le Directoire, à l’aide des Anciens, préparait contre l’autre Chambre, compromise par ses membres jacobins ? Quand le fait de la démission surprise fut avéré, quand la lettre rageuse de Bernadotte circula de mains en mains, un vent d’affolement passa sur l’assemblée ; on crut positivement que le coup allait se faire. Jourdan s’élance à la tribune et dénonce des projets sinistres. Des députés fournissent des détails, font allusion à des mouvemens, à des déplacemens de troupes ; le général commandant à Courbevoie s’étant déclaré prêt à voler, en cas de besoin, au secours de l’assemblée, aurait été invité à s’éloigner sous vingt-quatre heures. Tous les législateurs, Jacobins et modérés, Lucien comme les autres, jurent de mourir sur leurs sièges ; on voue aux vengeances populaires les sacrilèges qui porteraient la main sur la représentation nationale. « Ils n’en ont pas le droit, » clama Augereau, et cette sortie, venant de l’homme qui avait fait le 18 fructidor, parut tellement grotesque qu’elle excita, malgré la gravité des circonstances, un accès d’hilarité.

Finalement, il fut procédé à l’appel nominal sur la proposition de déclarer la patrie en danger. Elle fut repoussée par deux cent quarante-cinq voix contre cent soixante et onze. L’alarme causée par le renvoi de Bernadotte n’avait pas été peut-être étrangère à ce résultat.

La séance levée, quand les députés sortirent, une poussée furieuse des groupes amassés autour du palais se fit contre les portes, au cri de : « A bas les voleurs ! » Il fallut faire avancer la troupe pour refouler ces forcenés et dégager les issues. Des députés furent hués, insultés, assaillis de malédictions et d’outrages. Ils restaient d’ailleurs fort échauffés ; sur la place, le législateur Chazal, appartenant au parti modéré, se prit d’altercation avec le jacobin Félix Lepelletier ; ils échangèrent des aménités de ce genre : « Coquin, scélérat, monstre. » Les manifestans s’étaient répandus cependant dans l’intérieur de la ville, dont la physionomie était sombre, et tâchaient d’ameuter le peuple ; ils n’arrivèrent pas « à communiquer ce mouvement électrique qui produit les insurrections. » Des attroupemens d’ouvriers s’étaient formés, étalant leur misère, mais restaient immobiles, dégoûtés, méfians ; suivant la remarque très caractéristique d’un journal, « ils se plaignaient de tout le monde, » confondant dans un égal mépris modérés et terroristes, le pouvoir et l’opposition, le gouvernement et les conseils.

Dans cette journée, en somme, tout le monde avait encore fait, sans s’en douter, le jeu de Bonaparte. Les directeurs l’avaient fait en éliminant Bernadotte, l’unique général qui eût pu, par sa situation de ministre et son ascendant sur les troupes, s’opposer avec quelques chances de succès à l’entreprise dictatoriale. Les Jacobins avaient donné prétexte à cette éviction par leur impudente tentative ; ils avaient déshonoré par leurs excès le parlement, qui sortait de la crise encore plus « méprisé et haï[12] ; » ils avaient provoqué enfin contre tous les républicains prononcés un redoublement de précautions. Le Directoire saisit l’occasion pour destituer plusieurs membres de l’administration centrale de la Seine ; les autres se retirèrent ; cette autorité en fut désorganisée : autre obstacle qui s’abattait sur le chemin futur du consul. A la tête de l’administration nouvelle, on mit Lecoulteux de Canteleu, homme d’ordre et d’affaires ; c’est par lui que Bonaparte, avant de monter à cheval, s’entendrait garantir la docilité de Paris. Plusieurs fonctionnaires d’un « civisme » accentué se crurent tenus d’honneur à ne plus rester en place, leurs amis étant frappés ; ils démissionnèrent bruyamment, signalant les mesures prises comme « le prélude d’un coup d’État ; » ils croyaient soulever l’opinion contre les menées préparatoires de Siéyès et n’arrivèrent en fait qu’à s’exclure eux-mêmes du pouvoir, à diminuer les élémens de résistance, à livrer le terrain.

Le Directoire n’en demeura pas moins assez longtemps sur le qui-vive. Le Luxembourg était gardé militairement, comme une place de guerre ; les grenadiers qui y veillaient en permanence, restèrent trois jours et trois nuits sans ôter leurs bottes. Les journaux racontaient que chaque directeur faisait coucher dans son appartement une partie de l’état-major ; un démenti fut inséré dans le Rédacteur, feuille officielle.

De leur côté, les Cinq-Cents craignaient toujours une dispersion de vive force. En vain, pour les rassurer, pour consoler Gohier et Moulins du départ de Bernadotte, la majorité des directeurs appelait au département de la Guerre, comme ministre titulaire, un conventionnel rigide, Dubois-Crancé ; les députés n’arrivaient pas à se replacer d’aplomb. Au moindre incident, une terreur les appréhendait. Un galop de cavalerie autour du Palais-Bourbon, un train d’artillerie roulant sur le pavé, un déplacement anormal d’une partie de leur garde, les mettait dans les transes. Il leur semblait que, de façon permanente, une menace d’exécution militaire pesât sur eux ; une forte impression leur était restée de cette séance du 28 fructidor, où ils avaient senti comme un avant-goût de brumaire.

En réalité, le péril n’était instant ni pour l’un ni pour l’autre pouvoir. Les Jacobins n’auraient pas réussi à opérer un coup de main et à s’emparer du Luxembourg, puisque le peuple était contre eux ou du moins n’était plus avec eux. La majorité des directeurs était tout aussi incapable de faire un coup d’État, car elle n’avait pas l’homme qu’il aurait fallu pour entraîner les troupes et forcer le Palais-Bourbon. Les deux pouvoirs se renvoyaient néanmoins la terreur ; ils avaient peur, horriblement peur, toujours peur, parce qu’ils avaient conscience de leur propre faiblesse, parce qu’ils se savaient perdus dans l’opinion et dépourvus de toute base solide. Et tandis que se poursuivait cette lutte de deux impuissances, ce combat de deux ombres, le malaise général croissait dans des proportions effrayantes. A l’heure où la poussée jacobine semblait momentanément enrayée, les effets matériels et économiques s’en faisaient universellement sentir ; les lois surprises par les violens au lendemain du 30 prairial et ensuite par intermittences, loi de l’impôt progressif, loi des otages, portaient leurs fruits, s’ajoutaient aux dures nécessités de la défense nationale pour torturer le pays. Les intérêts tombaient partout en détresse, et la France connut alors d’extrêmes misères.


ALBERT VANDAL.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Eclaircissemens de Cambacérès.
  3. Cambacérès.
  4. Depuis le commencement de l’an VII, on ne déportait plus à la Guyane, mais à Oléron.
  5. Archives de Coppet.
  6. Ibid.
  7. Séance extraordinaire du 25 fructidor : « Toute la tribune est drapée en noir ; en face est une statue de la Liberté, appuyée sur un faisceau de piques, symbole de la force et de l’union ; à côté un vase funéraire, au pied d’un candélabre portant deux lampes funèbres ; derrière le piédestal de la statue, deux urnes funéraires en peinture. A une heure et demie le conseil entre, une branche de cyprès à la main. Une musique lugubre se fait entendre à la barre ; elle est entrecoupée par le son plus lugubre encore d’une cloche qui sonne les heures de la mort. Le président prononce le discours en l’honneur du héros dont on célèbre la mémoire. »
  8. Quand on lui reprochait de voter avec des hommes de désordre et de sang, il répondait : « Je vous prie de remarquer que ce sont eux qui votent avec nous, ce que nous ne pouvons empêcher, et non pas nous qui votons avec eux. » Notice sur le 18 brumaire.
  9. Notice de Jourdan.
  10. Un journaliste rapporte ce dialogue entendu entre deux filles de la rue Honoré : La première, avec un juron : « On ne voit personne, je n’ai pas encore étrenné. — Je le crois bien, répliqua l’autre, on veut déclarer la patrie en danger, nous ne ferons rien ce soir. »
  11. Êclaircissemens de Cambacérès.
  12. Cambacérès.