Les Cathédrales de France/Introduction 3

Armand Colin (p. lxiv-xcvii).


III


MORT ET RÉSURRECTION DE LA CATHÉDRALE


La Cathédrale était-elle destinée à être achevée ?

Cette question, posée il y a cinquante ans par Saint-Yves d’Alveydre, parut saugrenue aux entrepreneurs de constructions. Elle est au moins déconcertante. Est-ce nécessairement dire qu’elle soit tout à fait déraisonnable ? N’y a-t-il pas quelque chose de très séduisant dans cette idée d’un plan d’œuvre si vaste et si simple que de longs siècles y pussent trouver l’emploi de leur activité !

Nous venons de citer le mot de Viollet-le-Duc ; sait-il bien toutefois comment la Cathédrale a été « projetée » ? Les habitudes d’un esprit rigoureusement spécialisé l’entraînent à conclure des lois de son art ou de sa science, telles qu’à sa date il les connaît, à une compréhension de ces lois et à des habitudes, techniques et pratiques, identiques aux siennes, en d’autres temps. Sans doute, une fois faite la trouvaille qui détermina le style gothique, la part de l’invention se trouva aussitôt fort réduite dans l’exécution de l’œuvre. Tout y devient un enchaînement méthodique de conséquences logiques. Il serait excessif, toutefois, de prétendre qu’au principe de cet enchaînement l’imagination ne tienne pas quelque place auprès de la raison. Quand le maître primitif de l’œuvre a des successeurs, son plan n’est pas toujours respecté.

La Cathédrale est un syllogisme, disions-nous. Mais ce mode de raisonnement, le plus solide qui soit, ne manque pas d’élasticité. Des Catacombes à la Cathédrale gothique, on peut dire que la majeure du syllogisme architectural n’a pas varié ; mais la mineure s’est constamment nuancée. Si le principe est que les chrétiens doivent honorer Dieu au-dessus de tout et se rapprocher de lui toujours davantage, les moyens dont ils disposent pour exprimer l’adoration se multiplient et se perfectionnent en suivant une ligne ascensionnelle qui, du premier élan au dernier terme, ne se dément jamais. Est-il logique de croire que, même parvenue à ce terme, la Cathédrale pût renoncer au mouvement initiateur et conducteur de sa vie ? Ne devait-elle pas vouloir se dresser encore plus haut ?

Nous l’avons comparée à une femme agenouillée qui tend au ciel ses bras. Cette image ne nous appartient pas. Tous les écrivains qui parlent du monument gothique la rencontrent. C’est qu’elle est juste. Et l’imagination voit cette forme féminine surgir, au commencement, des catacombes, comme Lazare du tombeau, pour se profiler avec la basilique dans une attitude tourmentée, se prosternant à demi sur le sol, n’osant lever qu’un bras encore, à une médiocre hauteur. Déjà la Cathédrale romane rassure et règle cette attitude, déjà la femme s’est agenouillée. Mais elle ramène ses vêtements dans un geste modeste, elle reste courbée très bas, presque accroupie. Elle se redresse de tout son buste avec la cathédrale gothique, ses bras tendus ont toute la ferveur, aussi toute l’autorité de la prière. Ce n’est plus l’humble femme à la mise austère, c’est la grande Dame du ciel, c’est Marie elle-même dans sa robe de reine, et ses rubans tissés de lumière traînent de sa ceinture jusqu’à terre.

Ne pouvait-elle atteindre encore plus haut ?

Elle pouvait se lever. Elle n’en prit pas le temps.

« La Cathédrale s’achève dans le vent », dit admirablement M. Paul Claudel ; la Cathédrale s’est envolée.

Ainsi, vraiment, serait-on tenté de conclure, contre Viollet-le-Duc (par un jeu de mot, qui prend peut-être un grand sens), que, projetée dès la première heure dans le ciel, elle se termine « comme elle a été projetée ». N’est-ce pas la ligne verticale qui désigne le plus essentiellement cette architecture ? Peut-être une logique supérieure destinait-elle la tour, le clocher, né de cette ligne, à demeurer seul, toutes les autres parties du monument abolies, à leur survivre. — Ce n’eût pas été la Tour de Babel. La tour gothique est consacrée deux fois, par la piété et par la beauté. Au lieu de s’approcher de l’ange et de Dieu par le biblique et massif jet de pierres, entassées sans art et qui, simplement, échafaudait à l’humanité orgueilleuse une plate-forme dans les nuages, l’homme du moyen âge s’achemine dans les airs par une échelle plus harmonieusement ouvragée que celle de Jacob, en chantant des cantiques, comme s’il espérait séduire le ciel et l’amener à s’incliner à mi-chemin.

Ainsi la Cathédrale, signe de la vitalité de la pensée chrétienne, nous apparaît-elle comme un « vivant », elle-même, et c’est sans doute la meilleure définition qu’on en puisse donner. Le sens de sa vie, c’est l’amour de Dieu, et sa vie se développe par les efforts ininterrompus qu’il fait, depuis qu’il a pris conscience de lui-même, pour écarter tout ce qui s’interpose entre sa réalité intime et Dieu, et pour se fondre en lui.

Il ne faut pas dire que le sculpteur roman a commencé à revêtir de beauté la façade de l’église. C’est plutôt qu’il s’est contenté d’enlever quelques pierres qui masquaient la vie, la lumière intérieure de l’église ; ses sculptures sont des rayons de cette lumière. Il a pratiqué des jours dans le mur, moins pour éclairer le sanctuaire en l’ouvrant au soleil — le sanctuaire a sa clarté propre, celle des lampes (comme les catacombes), et l’atmosphère brumeuse de l’encens est celle qu’il aime respirer — que pour permettre aux passants de connaître cette clarté et cette atmosphère salutaires.

Cependant l’architecte défend à l’avance contre les violences impies l’œuvre sacrée : c’est la force, qu’exprime surtout la cathédrale romane, colossale en dépit de ses dimensions souvent réduites, avec ses voûtes pesantes, ses clochers trapus, sa large façade qui l’oppose cubiquement, comme une borne d’éternité, au flot du siècle. Un bloc : la pensée théologique, la pensée artistique, la pensée politique, un bloc — immobile.

Le mouvement qui rappelle le vivant des profondeurs des catacombes ne s’interrompra pas longtemps. L’architecture s’était arrêtée à l’état statique, au XIIe siècle ; au XIIIe, c’est un art dynamique. C’est une force en action, désireuse, et qui affirme sa volonté de dépasser l’horizon en sacrifiant les lignes planes, toutes les fois qu’elles ne s’imposent pas comme d’inéluctables nécessités de construction, aux lignes verticales. Le vivant ne touche plus au sol que tout juste dans l’espace et le temps d’y trouver un point de départ, le tremplin propice à l’élan. Depuis qu’il s’est assuré la résistance, il en use pour nier la limite.

Mais, comme le sculpteur roman sa sculpture, l’architecte gothique construit son ogive du dedans au dehors. La Cathédrale gothique repousse les murs, elle les évide, elle les élude pour mieux montrer à Dieu son cœur, sans prudence, au risque de laisser s’évaporer dans l’air cette mystique atmosphère que la Cathédrale romane conservait jalousement, et de laisser les lampes s’éteindre dans le soleil. Une sorte d’ivresse l’a saisie. Il semble que les deux arcs de l’ogive, rejoints par une de leurs extrémités comme deux mains amoureusement orantes, la décochent elle-même en plein ciel et qu’elle va se perdre au delà des bornes du regard.

Un vivant : et c’est dans la vie, mystique ou réelle, la plus active, qu’on trouve les images les plus propices à le suggérer. — C’est la Cité de Dieu. « Les justes, et tous ceux qui, depuis le commencement du monde, ont travaillé à édifier la cité sainte y ont leur place[1]. » Présence réelle de Dieu, assistance des anges et de leur reine, merveilles d’art et matières riches auxquelles les plus grands rois du monde n’ont rien à comparer, cérémonies qui passent en beauté toutes les fêtes humaines, l’orgue et les chants qui sont comme des réalisations anticipées de l’éternelle promesse, et le verbe du Christ, de qui le corps dessine la profonde croix creuse, retentit dans sa propre tête, le chevet, avec la parole vibrante des prêtres. — C’est le monde. « La Cathédrale, comme la plaine, comme la forêt, a son atmosphère, son parfum, sa lumière, son clair-obscur, ses ombres. Sa grande rose derrière laquelle le soleil se couche, semble être, aux heures du soir, le soleil lui-même, prêt à disparaître à la lisière d’une forêt merveilleuse. Mais c’est un monde transfiguré, où la lumière est plus éclatante que celle de la réalité, où les ombres sont plus mystérieuses[2]. » — C’est la France. Les formes de la Cathédrale sont nées de la flore du pays, sa méthode et sa pensée du génie de la race. « Sans doute, les idées qui ont pris corps dans nos Cathédrales ne nous appartiennent pas en propre : elles sont le patrimoine commun de l’Europe catholique. Mais la France se reconnaît à sa passion de l’universel. Seule, elle a su faire de la Cathédrale une image du monde, un abrégé de l’histoire, un miroir de la vie morale. Ce qui appartient encore à la France, c’est l’ordre admirable qu’elle a imposé à cette multitude d’idées comme une loi supérieure. Les autres Cathédrales du monde chrétien, qui toutes sont postérieures aux nôtres, n’ont pas su dire tant de choses, ni les dire dans un si bel ordre. Il n’y a rien en Italie, en Espagne, en Angleterre qui puisse se comparer à Chartres[3]. » — C’est un arbre. Un arbre de la forêt française, auquel les artistes ont gardé toute sa vie, toute celle qu’il puise dans sa terre par ses racines, et toute celle qu’ajoutent à ses branches et à ses feuilles les innombrables créatures dont elles sont l’abri, « un arbre gigantesque, plein d’oiseaux et de fleurs » et moins comparable « à une œuvre des hommes qu’à une œuvre de la nature[4] », et un arbre de la forêt mystique, où l’Église a taillé la Nef qui vogue le cap sur l’Orient, l’esquif dont Pierre est le nocher, l’arche que battent en vain les flots du déluge, l’Arche de l’Alliance.

Vaste vivant, prédestiné à subir toutes les phases et les vicissitudes de la vie, soumis à toutes les lois selon lesquelles la nature, du premier germe au plein développement, conduit chaque être, et puis l’abandonne à la mort.

L’art gothique connaît les âges et les saisons. Cela est surtout sensible dans ses motifs d’ornementation végétale[5]. À ses débuts, alors qu’il se sépare à peine de l’art roman (vers 1150), ce sont les feuilles au dessin sommaire et les bourgeons du printemps. Les feuilles s’affirment et se détaillent à mesure que le style prend plus de précision et d’ampleur. L’automne abondant du XIVe siècle ne se contente plus de simples feuilles et jonche de rameaux entiers le cadre des portails. Enfin vient l’hiver, et l’on voit apparaître ces plantes bien armées qui résistent à la froidure, mais non pas sans en souffrir, ces chardons aux recroquevillements chagrins, qui frissonnent dans l’aigre bise.

Comment est venu l’hiver ? Comme le printemps était venu.

Cette éternelle loi de l’action et de la réaction — nous le disions tout d’abord — qui gouverne tous les grands changements de l’humanité, a déterminé celui-ci comme les autres.

On dit : la Renaissance et la Réforme ont tué l’art gothique. C’est s’en tenir aux causes secondes. Il sera plus philosophique de dire que l’art gothique est mort de cet état de l’esprit humain où les mouvements de la Renaissance et de la Réforme sont devenus possibles. Ici, comme à la fin de la civilisation antique, nous sentons l’usure des intelligences et des sensibilités trop longtemps penchées et efforcées dans le même sens. Elles ont besoin de changement. Elles ont épuisé une de leurs voies. C’est le coureur, au terme du stade, qui doit revenir sur ses pas, s’il veut courir encore. L’esprit humain est un coureur infatigable.

Il y a moins une fatalité, notons-le, dans ce jeu perpétuel de deux successifs mouvements contraires, que la règle naturelle de l’activité. Concentration, expansion, dans leurs directions générales ces deux mouvements sont invariables, mais la série des modes selon lesquels ces directions peuvent se déterminer est infiniment variée. Quelquefois on voit l’histoire inaugurer simultanément plusieurs de ces modes comme, dans la décadence du vieux monde, le stoïcisme en même temps que le christianisme, modes distincts dans leurs principes philosophiques plus que dans leurs effets moraux. Quelquefois elle hésite et aiguille la pensée humaine par deux voies aussi divergentes l’une de l’autre qu’elles s’écartent toutes deux de celle où l’homme s’est lassé de marcher : et c’est précisément l’exemple qu’elle nous propose à l’instant où le moyen âge finit, où l’ère moderne commence. La Réforme et la Renaissance n’ont pas plus de sympathies l’une pour l’autre qu’elles ne s’accordent toutes deux avec la pensée religieuse dont vécut le moyen âge. Elles ne sont harmoniques que dans la mesure où elles réagissent, par la dispersion des activités, par la création de catégories nouvelles et, dès leur établissement, incommunicables entre elles, contre l’esprit médiéval qui est essentiellement l’esprit d’unité.

C’est, croyons-nous, dans cette réaction contre l’esprit d’unité seulement que se manifeste le caractère vraiment nouveau de l’époque qui commence au XVIe siècle ; car, pour le reste, il n’y a pas autant de différences qu’on l’a dit, quant aux influences subies et aux prédilections marquées, entre les temps qui précèdent la Renaissance et ceux qui la suivent. Pour le fond des dogmes, catholicisme et protestantisme ne sont-ils pas deux formes du même christianisme ? Ne trouvera-t-on pas dans l’une et l’autre religions les mêmes forces morales et les mêmes faiblesses, le même héroïsme et la même intolérance ? Les belles unités humaines seront-elles plus rares ici ou là ? Surtout, les valeurs intellectuelles montreront-elles beaucoup d’inégalité ? On l’a dit : « Quand il s’agit surtout d’étudier les dispositions intimes des âmes pour mieux connaître les aptitudes des intelligences, il n’y a pas un écart considérable d’une croyance à l’autre[6]. »

Il y a autant d’harmonie esthétique entre l’art de la Renaissance et l’art du moyen âge que d’harmonie morale entre la Réforme et le Catholicisme. Si religieux que fût l’art du moyen âge, l’inspiration païenne de l’art de la Renaissance n’était pas pour lui une nouveauté, puisqu’il en avait dès les hauts temps conservé la tradition, et cette inspiration ne pouvait lui être antipathique, puisqu’il y devait reconnaître deux des influences qui l’avaient aidé à se constituer, l’influence néo-grecque et l’influence romaine. L’art, du reste, est toujours fidèle à lui-même, toutes ses grandes époques s’inspirent des mêmes principes et sont virtuellement contemporaines ; les sculpteurs de Chartres eussent pu collaborer aux frises du Parthénon.

Le seul trait de l’esprit nouveau qui dût répugner à l’esprit ancien, c’était la revendication des droits de l’individu contre l’autorité de la collectivité.

Les sculpteurs gothiques sont aussi réalistes que Michel-Ange ou Donatello ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur œuvre existât en elle-même, indépendamment de la Cathédrale ou de l’hôtel de ville qu’elle était destinée à orner.

Saint Thomas et saint Bonaventure sont d’aussi ardents défenseurs de la vérité chrétienne que Luther ou Calvin ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur pensée individuelle pût prévaloir contre les décisions des conciles.

Indépendance des arts entre eux, indépendance des âmes entre elles, voilà les grands faits nouveaux : le libre exercice des talents, le libre examen des consciences.

Nul doute — où que soit, d’ailleurs, la vérité religieuse ou morale, recherche bien étrangère à notre sujet — que ces deux libertés ne procèdent de l’esprit d’expansion, dont le danger est la dispersion, et ne réagissent contre l’esprit d’unité, dont le danger est l’immobilité.

Mais ce ne sont pas ces faits nouveaux qui ont détruit l’esprit ancien. Ils déterminent seulement la route où l’homme moderne va s’engager. L’esprit ancien était atteint avant qu’ils ne se produisissent, puisqu’il avait déjà perdu le sens des proportions et la sagesse. Dès le XIVe siècle, l’époque pourtant où l’art gothique réalisa ses œuvres les plus parfaites, nous voyons poindre le signe symptomatique de sa ruine certaine : c’est l’excessive importance qu’il accorde au détail, dans l’oubli de l’harmonie de l’ensemble. Nous avons observé, dans la succession des saisons de la Cathédrale, qu’aux simples feuilles du XIIIe siècle le XIVe substitue des rameaux entiers : voilà, sensible, l’exagération du détail, si beau qu’il soit encore. On la retrouverait aussi dans la multiplication des faisceaux de colonnettes, qui elles-mêmes deviennent plus minces et plus nombreuses, ainsi que dans la complication des profils de moulures. Mais c’est surtout la profusion des ornements qui dénonce la décadence. On en ferait l’histoire en faisant celle de la colonne et des diverses parties dont elle se compose ; on y verrait, du XIIe au XVIe siècle les éléments architecturaux s’effacer peu à peu sous les éléments décoratifs : « Au XVe siècle, dit Viollet-le-Duc, les ornements enveloppent la moulure de l’abaque, qui se cache sous cet excès de végétation. »

Il n’y a pas réellement d’écart, on le sent, entre cette culture de la beauté du détail en soi, sans souci de l’unité générale, qu’il rompt, et l’esprit individualiste de la Renaissance. C’est que le besoin, le goût de l’unité a disparu de toutes les âmes, avec le grand sentiment général de la poésie qui fit les Cathédrales, la chevalerie et les croisades. L’Église ne se comprend plus elle-même et rougit de sa ferveur de jadis, faisant inconsciemment alliance contre sa propre tradition avec ses ennemis. Dans le même temps où Calvin raille les croisés, qui « ont consumé leurs corps et leurs biens, et une bonne partie de la substance de leur pays, pour rapporter un tas de menues folies dont on les avait embabouinés, pensant que ce fussent joyaux les plus précieux du monde », le Concile de Trente avoue que l’art chrétien n’est pas toujours digne de sa haute mission et déclare que l’Église ne doit plus permettre qu’un artiste scandalise les fidèles par sa naïveté ou son ignorance. 1563 : c’est la date finale du moyen âge, et le concile entérine canoniquement son arrêt de mort.

Il serait injuste de faire dater du XIVe siècle la décadence. Si nous avons pu dès lors constater les prodromes de cette décadence, ils nous seraient insensibles si nous ne connaissions pas l’histoire des événements qui vont suivre. En réalité, le XIVe siècle est encore un âge de vie chrétienne très intense et l’art religieux y est en pleine floraison. Jamais les architectes ne montrèrent plus de science et d’habileté. Les belles églises de Saint-Germain d’Auxerre, de Flavigny, des Jacobins de Toulouse, d’Agen, de Limoges, de Narbonne, de Caussade, de Beaumont-de-Lomagne, du Taur, de Villefranche-de-Lauraguais, de Saint-Maximin, bien d’autres encore, datent de ce siècle.

La sculpture, plus manifestement que l’architecture, se ressent déjà, toutefois, de l’appauvrissement de l’inspiration idéaliste. Les deux arts commencent à se séparer.

« La statuaire monumentale, dont l’importance tend à décroître, devient en outre indépendante de l’architecture : elle prend place dans des espèces de niches (par exemple à Candes, à Bourges, à Rouen, à Lyon) et s’affranchit de la colonne qui la rattachait encore, au XIIIe siècle, comme un organe actif à l’appareil même de l’édifice. En même temps, on voit se multiplier ces petits bas-reliefs, appliqués aux murs comme de minces revêtements d’orfèvrerie ou de ciselure ; les sculpteurs y excellent et, dans ces délicats travaux, ils semblent s’inspirer des miniaturistes et des ivoiriers bien plus que des grands tailleurs de pierre de l’époque héroïque[7]. »

C’est une période de transition qui s’inaugure. On y voit s’altérer les caractères de la période accomplie et se dessiner ceux d’une inspiration nouvelle. La foule se désintéresse de ces œuvres commandées aux artistes par des rois ou des bourgeois : productions individuelles par leur destination et leur exécution, où ne palpite plus l’âme collective d’une race et qui déconcerteraient les imagiers tendres et fidèles nés cent ans plus tôt.

C’est à la fin du XVe siècle que le style flamboyant précipite la décadence irrémédiablement. Ce n’est pas un style, à proprement parler, « mais un simple système décoratif arbitraire, qui consiste à opposer à toute courbe une contre-courbe. À cette méthode il joint, comme toute phase dernière d’un art, le goût des complications[8] ». Cette dégénérescence n’est pas française : « Tous les caractères de l’architecture flamboyante sont d’origine britannique[9]. »

Dans les églises construites selon ses principes, tout est sacrifié à la grâce, à la légèreté, « la prédominance des vides sur les pleins est poussée à l’extrême[10] » : le monument peut garder une solidité matérielle, mais il a perdu cette solidité morale que donne l’affirmation de la force. C’est devant ces grands ouvrages sans grandeur qu’on peut dire en toute vérité de la Cathédrale qu’elle s’est envolée. Cet édifice tout en jours pèse trop peu dans l’air, il n’a plus de consistance, et ses dentelles arachnéennes le font vaciller devant le regard et flotter dans l’atmosphère. D’autre part, il a perdu tout sentiment religieux. Le génie de l’art est, du reste, orienté ailleurs, et cette époque où l’on ne sait plus composer de Cathédrales voit s’élever ces charmantes maisons particulières qui font sa gloire. Et là encore on reconnaît la nouvelle tendance, cette substitution de l’individu et de ses intérêts aux préoccupations collectives. L’individu bénéficie des forces acquises au cours des grandes entreprises de jadis. Ces forces, qui dans leur émiettement trahissent maintenant de telles entreprises, suffisent encore à l’expression des ambitions individuelles.

La sculpture et la peinture obéissent aux mêmes impulsions. Elles s’humanisent en s’individualisant. L’art tout entier est descendu de la croix pour se consacrer à l’embellissement de la vie quotidienne. Il se détourne des chemins mystiques pour se livrer à l’étude directe de la réalité. Après avoir fait de la mort son thème de prédilection au XVe siècle, il célébrera au XVIe les splendeurs de la vie : « la découverte de la grammaire ornementale et des formes de l’antiquité gréco-romaine[11] » achèvera de l’orienter définitivement vers ce but, et c’en sera fait à jamais de l’art du moyen âge.

On le voit, il ne serait pas tout à fait juste de dire, avec Courajod, que « le retour de la société moderne à la civilisation romaine a tué l’art gothique » : ce retour a seulement consommé cette mort dont les causes profondes, nous y insistons une dernière fois, se confondent avec celles qui produisirent la Renaissance. La thèse chère à l’éloquent conservateur du Louvre n’en reçoit pas moins de ce fait historique une confirmation éclatante : il est clair que « l’art gothique ne venait pas de l’art romain », puisque, au réveil de celui-ci, celui-là recule et achève de s’endormir dans la mort.


Nous n’avons pas à entrer dans plus de détails sur l’histoire de cette mort. Nous n’excédions pas notre sujet en analysant la vie et les développements de la Cathédrale depuis sa naissance jusqu’à son triomphe. Il fallait bien définir, puisque nous protestons contre l’ingrat oubli où la merveille gothique était pour si longtemps tombée, l’objet de cet oubli. Il nous reste, maintenant, sans plus la suivre dans les péripéties de sa chute, à rappeler comment l’esprit moderne s’est peu à peu dégagé des erreurs entassées par trois siècles de pédagogie classique, pour atteindre aujourd’hui à la pleine vue de la vérité.

Nous ne reviendrons que d’un mot sur ce phénomène de l’oubli. Il fut absolu et presque immédiat. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, personne en France ne comprend plus « l’art français ». L’injustifiable tyrannie du goût italien, au siècle suivant, la superstition antique pratiquement traduite par la fondation de l’École française de Rome, la latinisation officielle du pays, aggravent jusqu’au mépris cette incompréhension. On ira jusqu’à troubler l’ordonnance du style gothique en pratiquant des chapelles entre les contreforts de la nef de toutes nos Cathédrales (Reims et Chartres seules furent préservées), jusqu’à démolir les jubés, et des chapitres ordonneront la destruction d’admirables œuvres statuaires du XIIe et du XIIIe siècle : quelques-unes seront sauvées par miracle, comme le Jugement dernier de Saint-Lazare d’Autun, condamné par les chanoines. D’autre part, les jésuites désorienteront les églises et introduiront en France l’abominable faux-style qui reste marqué de leur nom, et le style régence, rocaille, rococo, fait les délices du XVIIIe siècle : folie qu’on nous a longtemps attribuée et qui est un produit de la décadence italienne[12].

L’aberration est donc complète. C’est tout un peuple qui renie son grand passé et la plus précieuse de ses gloires. Les générations nouvelles ne se contentent pas de méconnaître l’œuvre des générations anciennes, de lui donner par leurs propres œuvres un démenti catégorique, elles voudraient l’effacer, la détruire et qu’elle n’ait pas été.

Mais il est, en psychologie générale et en histoire, un phénomène plus mystérieux encore que l’oubli collectif : c’est le phénomène de la réminiscence collective.

Courajod ne se trompe pas en parlant, a ce sujet, de « révélation quasi surnaturelle ». Quand, en effet, l’erreur a pris les dehors de l’érudition et s’est imposée durant des années très longues à tous les esprits, dès leur éveil, par l’éducation, comment peut-il se rencontrer tout à coup quelqu’un pour oser dire la vérité ? Par quelle grâce spéciale a-t-il été dirigé, soutenu dans sa découverte, épargné de la contagion universelle ?

Toutefois, dans l’enchaînement si subtil des choses de la vie intellectuelle, de la vie scientifique et artistique, se produit-il jamais un événement qui porte authentiquement le caractère de la soudaineté, du tout à coup ? Entre les hommes qui eurent assez de courage et de discernement pour remonter le courant de la fausse doctrine, pour détourner l’opinion des directions où de vieilles habitudes l’entraînaient et pour la ramener dans la bonne voie, — qui primus ? Les commencements de ces grandes aventures sont divers et obscurs. C’est à Vitet que Courajod attribue l’honneur de l’initiative. Nous avons insisté sur les mérites de Vitet, on ne nous soupçonnera pas de vouloir les diminuer ; mais avant lui d’autres savants avaient eu le pressentiment qu’il a formulé, et ces savants eux-mêmes avaient été, dès le XVIe siècle, précédés par des artistes.

« Déjà Philibert de l’Orme recommandait aux architectes de la Renaissance de ne pas négliger l’étude des chefs-d’œuvre des anciens maîtres français, et les maçons ont continué jusqu’à nos jours leur pèlerinage à la célèbre vis de Saint-Gilles[13]. » De 1576 à 1579, Jacques Androuet du Cerceau faisait figurer un grand nombre de palais et de châteaux du moyen âge français « dans son précieux recueil de relevés gravés intitulé : Des plus excellens bastimens de France »[14]. Il était pourtant fort enthousiaste d’art antique.

Mais ce n’étaient là que des indications isolées, sans influence. Pas plus que sur l’opinion générale quand elles se produisirent, elles n’auront d’influence sur les travaux des historiens des deux siècles suivants, qui ne voient dans ces « bastimens » que des documents, des pièces justificatives, et ne se doutent pas de leur beauté.

Il faut venir jusqu’en 1790 pour assister à de réels efforts précisément tentés pour la défense de l’art national. L’abbé Grégoire, Daunou, le géologue et archéologue Millin, qui publia un intéressant recueil d’Antiquités nationales, Alexandre Le Noir, qui fonda le Musée des Monuments français, firent preuve d’autant de clairvoyance que de courage dans la résistance qu’ils opposèrent aux vandales révolutionnaires. Mais Grégoire, en fondant l’Institut, ne pouvait prévoir que les doctes compagnies se recruteraient longtemps parmi les pires ennemis de l’art du moyen âge. Du reste, la pensée directrice, générale, la méthode, l’instinct du vrai, manquaient aux essais de Millin et de Le Noir.

C’est un Anglais, l’antiquaire Ducarel, qui, en 1792, explorant la Normandie, « attira l’attention des Français sur leurs propres monuments »[15].

Enfin, au commencement du XIXe siècle, les recherches se multiplient chez nous ; l’archéologie française va se constituer et nombre de remarquables esprits se vouent à ces études nouvelles.

Ils se trompent souvent ; c’était fatal. Nous ne nous attarderons pas à faire l’histoire de leurs erreurs. Ce qui est intéressant, c’est l’ardeur qui les anime tous contre l’aberration de la pédagogie classique, encore que plusieurs d’entre eux relèvent d’elle et ne la combattent que dans le domaine gothique ; ils n’ont que plus de mérite à montrer tant d’indépendance. Qu’importe donc un peu de hâte, parfois, à généraliser, à conclure, ou cette fausse éloquence que nous avons signalée, qu’on prodigue à défaut de documents ? Ce qui est considérable et admirable, c’est l’élan qui emporte tous les esprits à la conquête de la vérité, c’est la nouveauté de leur révolte contre un enseignement menteur, c’est le geste unanime qu’ils font pour libérer leur conscience de toute part de responsabilité dans la vieille ingratitude. On dirait qu’avec le sentiment de la beauté gothique ils viennent de retrouver leur patrie. Il y a du patriotisme, en effet, dans le sentiment qui les anime, et ce n’est pas ce qu’il y a de moins émouvant.

Nous sommes peut-être trop près encore des origines de ce mouvement, et peut-être trop éloignés encore de son aboutissement dans l’art vivant — car il exercera certainement sur la production artistique une action profonde et féconde — pour pouvoir le mesurer dans toute sa grandeur. Encore une fois, il serait téméraire d’attribuer à tel ou tel la première parole décisive, le geste initiateur. Ce geste s’est manifesté de toutes parts à la fois. Ce sont des efforts, en apparence désordonnés, en réalité dispersés seulement. Ils trahissent une sorte de consentement universel, qui doit obéir à l’autorité de communes raisons. Tous ces chercheurs étaient-ils dans la confidence de ces raisons ? Il se peut qu’en bien des cas l’instinct de la vérité ait devancé sa démonstration : n’est-ce pas ainsi que fut faite plus d’une des plus grandes découvertes ? Si la passion à laquelle l’instinct cède lui cache une part de la vérité, cette vérité, ne l’oublions pas, était tout entière ignorée avant que l’instinct parlât. S’il s’était tu, elle serait restée inconnue. Les archéologues du commencement du XIXe siècle ont, bien réellement, inauguré, non seulement dans le domaine de leur science propre, mais dans le domaine général de la pensée, dans l’histoire, dans tous les arts et dans la poésie même, une époque nouvelle. Ce sont de grands bienfaiteurs. Ils nous ont rendu un trésor sans prix, et dont nous ne nous doutions même plus, tant il y avait longtemps que nous en étions frustrés : notre passé, et les moyens de le comprendre, et le droit de l’admirer. On ne tardera plus à s’apercevoir qu’ils ont du même coup fait bien plus encore ; on datera de leur initiative le retour du génie français à lui-même : en nous rendant nos titres de gloire, ils nous ont rendu la confiance en nous.

Ils n’ont pas prévu toutes les conséquences de leur effort. Nous-mêmes, y a-t-il si longtemps que nous pouvons les apprécier ?

Pendant les trois quarts du XIXe siècle, les archéologues furent à peu près seuls à se douter de l’intérêt que l’étude du moyen âge, de ses monuments et de ses œuvres d’art réservait aux esprits modernes.

Nous avons montré combien fut superficiel, chez les poètes romantiques, le goût du médiéval. Il n’eut pas plus de profondeur chez les peintres romantiques. Peintres et poètes de ce temps-là, quel que fût leur génie, ne virent dans le moyen âge qu’un magasin d’accessoires point encore défraîchis, ils y puisèrent des éléments de pittoresque plastique et dramatique, belles draperies et beaux gestes, sans contrôle, sans critique, et leur moyen âge n’est pas vrai.

On se fatigue du mensonge pittoresque. Le romantisme en mourut. Les hommes de la seconde moitié du dernier siècle furent pris d’un immense besoin de vérité. Le besoin renouvela les lettres et régénéra les arts. En effet, les arts furent les mieux partagés : ils recoururent à la nature ; les lettres se contentèrent d’aller au « naturalisme », après avoir passé par cette soi-disant école du « bon sens » qui était en réalité celle du sens rassis et qui procédait de la déchéance des doctrines idéalistes. Mais les lettres et les arts, dans ce changement de direction, opérèrent un mouvement commun : ils se détournèrent en même temps du passé — juste à l’heure où les études historiques et archéologiques témoignaient du plus scrupuleux souci de la vérité et commençaient à s’approcher d’elle. Les artistes et les écrivains se donnèrent sans partage[16] à l’étude de la vérité immédiate, qui est la vérité hors du temps, sinon hors de l’espace. Rien de plus logique et de plus sage, rien de plus beau que ce recours à la nature. Le romantisme n’avait pas travesti de couleurs factices le passé seulement ; il avait altéré les principes, le jeu et l’expression de la sensibilité générale, affublé la nature elle-même d’un costume conventionnel. Il avait dépravé l’imagination en la séparant de la raison, en l’affranchissant de la féconde collaboration de l’expérience, en la privant de cette leçon, précisément, de l’histoire vraie, qui est utile entre toutes. Cette imagination s’épuisa à inventer dans l’irréel. — Millet, Corot, Daumier, Courbet et, moins haut, mais avec un sens juste aussi de la nécessité de l’heure, les romanciers naturalistes rendirent à l’imagination moderne la substance vitale en l’astreignant à découvrir dans ce qui est[17]. On rendra pleine justice, un jour, à l’instinct extraordinairement pur et lucide qui confondit harmonieusement, chez les esprits les mieux doués d’une époque trop récente hier encore pour qu’on pût bien la juger, la recherche de la beauté et la recherche de la vérité.

Or, tandis qu’ainsi les artistes recouraient à la nature, les savants — historiens, archéologues, — remontaient aux principes. Ce sont deux mouvements parallèles, et qui semblent étrangers l’un à l’autre. Ils sont pourtant reliés et conduits par la loi profonde qui gouverne les activités et partage entre elles le travail. Et ne semble-t-il pas, en effet, qu’on assiste à une combinaison réfléchie des forces, à un plan calculé de leur emploi ? Tant que, sur le passé, on ne posséda que des notions vagues et contradictoires, et tant qu’on s’en contenta, l’art et la science avouèrent tous les deux une frivolité déclamatoire et stérile. Mais sous ces dehors s’achevait la vigile des grandes heures. Bientôt l’art et la science, chacun dans sa voie, s’adonnèrent exclusivement aux plus graves, aux plus ardentes études : nous voyons ces deux moitiés de l’esprit humain se rejoindre, au terme, pour le recomposer dans son unité, par la plus mystérieusement simple des synthèses.

Les savants, après les inévitables balbutiements préliminaires, avaient distingué leur but et trouvé la méthode. Depuis la discussion retentissante et mémorable (1817), où Émeric David défendait contre l’Italien Cicognara l’art français du moyen âge, jusqu’au livre (celui-là même si souvent cité par nous, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, 1902) que M. Émile Mâle conclut par cette expression si modérée d’une certitude universelle, aujourd’hui, chez tous les bons esprits : « Quand donc voudrons-nous comprendre que, dans le domaine de l’art, la France n’a jamais rien fait de plus grand ? », c’est tout un siècle de labeur incessant, passionné, qui peu à peu, avec une ténacité inouïe, dépouille les documents, décrit les monuments, les authentique, les classe, les date, éliminant sans cesse l’erreur, devinant, dégageant, démontrant la vérité.

C’est la résurrection — idéale — de la Cathédrale, c’est le réveil de la pensée médiévale dans la pensée moderne.

M. Camille Enlart[18] a résumé succinctement cette histoire : « Les vastes et pénétrantes enquêtes du comte Léon de Laborde, l’enthousiasme éloquent de Lassus et de Didron, l’ingéniosité de Félix de Verneille, l’érudition et le goût de Mérimée, le zèle infatigable de M. de Caumont pour la vulgarisation de l’archéologie française, les vues géniales de Viollet-le-Duc, l’éloquence de sa plume et de son incomparable crayon, la science et la méthode de Quicherat, les travaux d’une pléiade d’hommes distingués comme Labarte, Vitet, Ramée, Revoil, L. Deschamps de Pas, créèrent la science de notre archéologie nationale, la révélèrent aux artistes et aux savants, la firent pénétrer dans l’enseignement classique, y intéressèrent les gens du monde, initièrent le peuple même à notre passé artistique, et l’un des derniers parmi ces morts illustres, Courajod, a été bien près d’enlever par la fougue de ses éloquentes indignations les derniers retranchements des préjugés qui, si longtemps, pesèrent sur l’histoire de l’art. »

Ces études spéciales sont aujourd’hui dans leur période la plus active. L’École des Chartes (dès 1847), l’École du Louvre, l’Université, leur ont donné droit de cité dans l’enseignement officiel, et ce résultat, qu’Émeric David n’eût osé entrevoir, qui eût fait crier au scandale les apôtres de la vieille pédagogie, sera bientôt atteint : on peut, en effet, prévoir qu’un jour l’art du moyen âge et l’art antique seront les deux bases des études classiques, à égalité. Alors, enfin, et alors seulement, ces études correspondront à l’âme moderne tout entière, qui est, selon la juste parole de Taine, « païenne et chrétienne » tout à la fois.

Il convient de reconnaître dans ces grands effets, pour une notable part tout au moins, l’influence heureuse des nouvelles méthodes d’investigation historique. Un souffle plus humain a ranimé la critique, jadis comme ossifiée dans une armature de préjugés qu’on pouvait croire infrangible, et naguère encore accablée par le despotisme de l’érudition réduite au classement des documents. Dans l’étude qu’elle poursuit des origines de la société afin de parvenir à comprendre son état présent, elle a constaté entre les civilisations d’où vient la nôtre une communauté profonde, quant à leurs traits essentiels. Cette certitude l’a ramenée au respect du passé. Dans les ruines gothiques, comme dans toutes les autres, en deçà même ou au delà du point de vue esthétique, elle a cessé de voir des vestiges de barbarie. L’esthétique a fait un pas de plus en proclamant que les artistes de tous les siècles et de toutes les patries sont solidaires, que dès le premier instant où l’homme a pris conscience de lui-même et de son domaine terrestre il a donné de la nature une expression décisive, que les artistes nouveaux se sont écartés ou rapprochés de la vérité selon qu’ils démentaient ou confirmaient l’exemple et l’enseignement des artistes primitifs, que cet enseignement est d’accord avec celui de la nature, que les périodiques renaissances, où l’on peut voir les sommets de l’arabesque par quoi se relient les chapitres de l’histoire ancienne et moderne de l’art, sont les instants où les générations entendent lucidement et généralement le bienfaisant appel du passé, mais que tous les grands artistes n’ont jamais cessé de l’entendre, qu’ils y ont trouvé le secret de leur grandeur et qu’ils sont, par là, tous contemporains en dépit de l’intervention des siècles.

Ces ouvertures de la science sur des perspectives élargies, illuminées des clartés de l’universel, l’ont certainement aidée à comprendre les raisons profondes de l’art médiéval et son harmonie avec l’art antique. Mais si nous voyons les poètes et les artistes eux aussi s’éprendre enfin de l’art du moyen âge, sans réprouver, certes, la Grèce ni l’Égypte, dirons-nous qu’ils doivent à la science, à la science seulement, le bénéfice de leur conversion ? Les poètes et les artistes ne prennent pas volontiers, d’ordinaire, le conseil de la science ; on ne saurait les en blâmer, car ils perdent, en général, quand il leur arrive d’écouter les savants, le sens des lois particulières de l’art et cette indépendance de l’instinct qui est l’âme du génie.

Des « infiltrations » ont pu, ont dû se produire, grâce auxquelles les artistes n’ont pas tout ignoré des recherches et des conclusions de la science. Croit-on qu’elles auraient suffi à créer cet état de réceptivité, de sympathie spirituelle où nous observons qu’ils sont parvenus ? Ce n’est pas la science qui les y a conduits. Il y a fallu un état général de la sensibilité, cet ardent besoin de vérité que nous signalions plus haut, et dans lequel les savants eux-mêmes ont puisé le courage et la patience de mener à bien leurs difficiles et longues études : pendant ce temps, disions-nous, les artistes consultaient la nature. Les deux efforts doivent converger : les artistes et les savants se rencontrent. Forts des confidences que la nature leur a faites, les premiers sont prêts, maintenant, à comprendre ces œuvres du passé, qui étaient si directement inspirées par la nature et que les générations nourries de pédagogie classique ont méconnues parce que la nature elle-même leur était inconnue ; maintenant, donc, ils prendront utilement connaissance des conclusions formulées par les savants.

Nous sommes à l’heure où s’accomplit la découverte de la Cathédrale, la résurrection, en quelque sorte, de l’art religieux du moyen âge, en face d’un phénomène analogue à celui que nous observions au moment où nous voyions la Cathédrale périr. Sa résurrection, comme sa mort, est le résultat d’un mouvement général des intelligences. La cause de sa mort, avons-nous dit, est dans l’état d’esprit qui rendit possibles la Renaissance et la Réforme ; les temps modernes naissaient d’un besoin de découverte et d’expansion en réaction directe contre la pensée de conservation et d’unité du moyen âge. La cause de sa résurrection est dans l’état d’esprit qui rend possibles l’art et la science actuels ; nous avons eu de l’individualisme tous les bénéfices qu’il pouvait nous donner, nous sentons qu’il est devenu un danger, et, dans la dispersion où nous nous débattons, c’est d’unité que nous avons de nouveau besoin. Toutes les grandes tentatives de ce temps procèdent de ce besoin et en témoignent. C’est, par exemple, cette synthèse de toutes les sciences, que cherchent les savants, et cette collaboration de tous les arts à la même œuvre, que voulut Wagner.

On comprend, dans ces conditions, que nous soyons particulièrement sensibles à la majestueuse unité symphonique de la Cathédrale, Les grands mouvements n’ont jamais rien de platonique, de désintéressé ; ils obéissent toujours au sentiment passionné de la nécessité, de l’urgence. Si nous comprenons aujourd’hui ces monuments que nos pères ne comprenaient pas, c’est que nos pères vivaient d’un esprit étranger, contraire à l’esprit des hommes qui firent ces monuments. Cet esprit d’hier — c’est celui de la Renaissance — est usé, épuisé. Il nous a fallu trouver ailleurs des éléments de vie, ou du moins une accommodation, une cohésion nouvelle des éléments épars que nous possédions. Un infaillible instinct requiert notre sympathie, par delà toutes les divergences de croyances religieuses et politiques, pour l’époque où notre génie national exprima en d’innombrables chefs-d’œuvre d’un art pur et total son vœu d’unité. La France actuelle a plus d’analogie avec le moyen âge gothique qu’avec la France de Louis XIV. — Allons-nous, définitivement affranchis du romanisme dans ce qu’il eut d’outré, bénéficiant toutefois de la Renaissance en ce qu’elle eut d’excellent, et procédant par transposition, comme l’exigent huit cents années de distance et les innombrables changements survenus durant ces longs intervalles, renouer notre tradition propre ? Ne serait-ce pas le logique aboutissement de cette paisible mais profonde révolution accomplie par la science au cours du XIXe siècle ? Pendant ce temps, l’art se rendait digne de conclure par des œuvres cette révolution. Ne voit-on pas, dans ses actuelles recherches de décoration expressive, de composition, de style, qu’il commence à discerner sa mission ?

Elle ne lui demanderait aucunement de renoncer à la part hellénique de sa culture ; nous avons dit combien il faut, dans l’histoire de l’art gothique, tenir compte de l’influence de l’orient grec, ou plus précisément néo-grec. Mais c’est d’une Grèce assimilée, francisée, que le génie gothique reçut utilement certaines inspirations. L’antiquité en soi, intacte, momifiée dans les académies et les écoles, n’offrirait pas de ressources aux constructeurs de la nouvelle Cathédrale ; cette antiquité-là, les constructeurs de la Cathédrale chrétienne ne la soupçonnaient pas, pour leur bonheur. Le recours à la nature, auquel l’art s’est exclusivement adonné pendant quatre-vingts ans et dont il ne s’est sans doute pas encore départi, lui interdirait d’accepter des conseils où il n’entendrait plus vibrer le timbre de la vie. Il ne sera pas infidèle aux leçons qu’il a reçues de la nature, et c’est elle encore, après l’avoir cherchée sur son plan physique, qu’il cherchera sur son plan spirituel en remontant, après les savants, aux principes des deux traditions sur lesquelles désormais les études vraiment classiques, comme nous l’avons dit, seront fondées, la tradition antique et la tradition gothique.

Convenons-en, ce ne sont là que des espérances encore. On nous reprocherait trop justement de rêver si nous les donnions pour des certitudes acquises. Nous craignons même que M. Enlart ait fait preuve d’un optimisme excessif en affirmant que, grâce au zèle des savants, leurs découvertes ont conquis à l’art du moyen âge l’universelle faveur des lettrés, du monde, même du peuple.

Il s’en faut que la vérité, sur ce grand sujet de l’art du moyen âge, ait réuni les suffrages des lettrés, et nous disons des grands lettrés, des plus subtils, des plus savants. Beaucoup d’entre eux en sont, du reste, encore à méconnaître la dignité de l’art, et c’est à leur incompréhension qu’il faut s’en prendre si le plus stérile des débats s’éternise à propos de la supériorité de l’art sur la science ou de la science sur l’art.

« L’art du moyen âge, écrit Renan[19], eut l’originalité en ce sens qu’il cherchait à représenter, en dehors de toute imitation d’un type classique étranger, le beau tel qu’on le concevait alors ; mais que cette conception de la beauté ne supporte point la comparaison avec la beauté antique, c’est ce qu’on ne saurait nier. Un art complet n’en pouvait sortir. Le premier pas dans la voie du progrès aurait été de renoncer à des conditions d’art désavantageuses, pour revenir à celles de l’antiquité ; mais on sent combien l’art moderne tout entier, hors de l’Italie, était dès lors frappé d’infériorité. Ce n’est jamais impunément qu’on renonce à ses pères. Si l’on échappait à la vulgarité, c’était pour tomber dans le factice. Un idéal artificiel, une statuaire forcée d’opter entre le convenu ou le laid, une architecture mensongère, voilà les deux lois que trouvèrent devant eux les transfuges qui, tournant le dos au moyen âge, essayèrent d’étudier les anciens maîtres. Heureusement, la civilisation moderne possède assez de grandes parties qui n’appartiennent qu’à elle seule, pour se consoler d’être condamnée, dans l’art, à une infériorité irréparable. Parce que les qualités de l’âge mûr excluent celles de la première jeunesse, ce n’est pas une raison pour regretter d’avoir échangé les dons brillants qui ne durent qu’un jour contre les solides avantages de la maturité. »

Il y a dans cette page autant d’erreurs, et nous n’avons pas à les réfuter après tout ce que nous avons dit, que de mots.

Mais un homme qui n’avait pas, contre l’art religieux, les préventions philosophiques de Renan, Brunetière, a dit ceci, qui est absurde : « Une cathédrale gothique n’a rien de plus français à Paris qu’à Cologne, ni de plus allemand à Cologne qu’à Cantorbéry[20]. » Les églises gothiques varient, même en France, de province à province, selon les écoles.

Et M. Faguet[21] écrit sérieusement : « Le moyen âge n’avait pas le sens de la nature. » Quand on pense que cela est dit à propos de ces XIIIe et XIVe siècles, où les artistes faisaient précisément, de la nature animale et végétale copiée avec le plus sincère réalisme, la parure des Cathédrales, on se demande comment une telle contre-vérité a pu trouver place dans un esprit renseigné.

Dans les arts comme dans les lettres, presque toutes les personnalités régulières, disciplinées, officielles, gardent, inconsciemment souvent, le pli de la pédagogie surannée. Si les architectes, notamment, admiraient les monuments gothiques, il est certain qu’ils n’accepteraient pas le mandat de les déshonorer en les restaurant d’après les principes de l’École.

Jusqu’à cette heure, en dehors du cercle restreint des archéologues, c’est parmi les poètes et les artistes indépendants, campés de l’autre côté de la loi académique, si nous osons dire, que l’art du moyen âge a rencontré la compréhension, l’admiration, l’enthousiasme. C’est ainsi que nous avons vu l’âme même du moyen âge se réveiller en l’un des moins officiels et des plus grands poètes du XIXe siècle finissant. On a comparé Verlaine à Villon. Mais l’auteur de Sagesse prend bien plus haut que le XVe siècle la date de son génie. Sagesse est proprement une Cathédrale gothique du XIIIe siècle. Le livre a les mêmes proportions que le monument, le même caractère de lyrisme, le même accent de tendresse profonde et contenue, les mêmes audacieux élans vers les hauteurs du ciel mystique ; ce sont des fleurs du même sang essentiellement français, et le poète moderne n’est pas moins dévot que les artistes d’Amiens ou de Chartres à la Vierge Marie. Il ne se méprenait pas sur le sens et la couleur de son œuvre, il aimait ce temps où il aurait dû naître, et comme il le comprenait bien ! comme il l’a en deux mots merveilleusement défini !


C’est vers le moyen âge énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps ! Oui, que mon cœur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste,

Et, là, que j’eusse part, quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n’importe, à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !


Un autre poète — sans parler d’Hugo lui-même — avait, aux jours du romantisme, célébré la splendeur de la Cathédrale :


Regrettez-vous le temps où d’un siècle barbare
Naquit un siècle d’or plus brillant et plus beau…


Page qu’il est sans doute inutile de citer, puisqu’elle est dans toutes les anthologies. Elle fait honneur à Musset, encore qu’il soit difficile de voir avec lui dans la même perspective et sur le même rang « Notre-Dame et Saint-Pierre ». Mais combien ce lyrisme vague et un peu déclamatoire se tient mal et sonne faux auprès des vers précis et justes dans leur ampleur, et si personnels de timbre, si poignants d’accent, de Verlaine ! À comparer ces deux morceaux on sent vivement quels progrès a faits dans la pensée moderne, de 1830 à 1880, la pensée médiévale, car ce n’est pas seulement l’inégalité des génies qui s’impose ici.

Déjà Baudelaire, autre génie « en marge », donne en certains passages des Fleurs du Mal une note vraie du moyen âge, mais d’un moyen âge noir et tragique, espagnol ou diabolique, voisin de celui que Leconte de Lisle se plaît à peindre.

En prose, La Cathédrale de J.-K. Huysmans reste le principal des hommages modernes directs à l’esprit médiéval. Livre très inégal, souvent puéril, avec des pages merveilleuses, où s’équilibrent en un compromis singulier le mysticisme et le naturalisme. Avec tous ses défauts, cette œuvre religieuse est une œuvre d’écrivain. — Au théâtre, mais c’est un théâtre idéal et qui reste confiné aux limites du livre, M. Paul Claudel, dans L’Arbre, sans évoquer le moyen âge, en se maintenant, malgré les décors indiqués, hors du temps, suggère avec une extraordinaire intensité l’état d’âme religieux des siècles de foi.

On pourrait citer d’autres œuvres de mérite inspirées du même esprit. On n’en trouvera pas une — et c’est un fait curieux à noter et significatif — parmi ces innombrables objets de fausse piété dont les éditeurs soi-disant catholiques encombrent, en nous assurant que ce sont des livres, le marché de la librairie. Rien de plus étranger que ces produits, répugnants, à force d’insignifiance, non pas seulement à l’art en général, mais très particulièrement à l’art gothique, si hardiment simple, si robuste, si coloré, si riche de sève. Les auteurs de ces ouvrages édifiants ignorent la moitié des mots et ont peur des autres. Pour la nature, ils l’exècrent, ils la déforment ou la cachent. Ils tiennent école de mauvais goût et de mensonge.

L’art officiellement religieux, peinture et sculpture, a tout juste la même valeur que cette littérature officiellement religieuse. Sans même parler des choses sans nom qu’on fabrique à la grosse et que de considérables marchands débitent dans un certain quartier de Paris, les œuvres des « artistes religieux » les plus renommés n’ont rien de commun avec aucune religion ni avec aucun art. Les successeurs d’Overbeck et de Flandrin ne les valent même pas. Une tentative honorable de restauration d’art chrétien s’est produite, il y a plus de vingt ans, à Beuron, dans un couvent bénédictin de Bavière ; elle a échoué ; on n’y tenait, du reste, aucun compte de l’art gothique.

On sent dans quelle pensée nous faisons ces constatations. Ce n’est certes pas pour le plaisir de relever les démentis que l’Église elle-même donne à son passé. Mais ces démentis, qui sont des faits, quotidiens et certains, devaient nécessairement entrer en ligne de compte dans l’examen de cette question : le monde contemporain rend-il unanimement justice à l’art du moyen âge ?

— Non, et loin de là. Tous les « corps constitués » lui sont hostiles : l’Église, l’Académie, l’École. Hors de date, la tradition pseudo-classique garde en ces personnes morales des apôtres entêtés et puissants. Si l’on peut se promettre qu’ils n’auront pas d’héritiers, c’est donc demain seulement, du moins, que les études classiques seront définitivement fondées sur leurs assises naturelles : l’étude — à égalité — du classique oriental et du classique occidental, de l’art antique et de l’art français.

À cette révolution ni la catégorie sociale qu’on nomme le monde, ni le peuple ne sont préparés.

La mode, pourtant, commence à s’en mêler. Les fabricants de meubles font, sur commande, « du gothique ». On sait même, en Belgique, une considérable gare tout entière conçue dans ce style. Du reste, le monde, et particulièrement cette fraction du monde où les salons communiquent avec les ateliers (peut-être par le Salon), montre aujourd’hui un goût passionné pour les objets, surtout pour les vêtements et les ornements liturgiques. Il ne serait pas raisonnable d’attendre de cet engoûment de réels bénéfices moraux. Pour boire dans des calices ou pour porter des robes composées de morceaux de chasubles, on n’en est pas mieux préparé à comprendre les merveilles gothiques que si l’on restait réduit aux vieux usages bourgeois. Ces démonstrations d’un snobisme qui tout à l’heure, au premier souffle, changera d’idéal, ne sont que ridicules, et nous ne nous étonnons pas qu’elles soient contemporaines des actes de vandalisme prescrits ou tolérés par l’État et les Villes, ou commis par le peuple de son propre mouvement.

Les pires de ces actes odieux sont ceux qui dissimulent la haine sous les dehors de l’amour. Nous avons à plusieurs reprises effleuré cette question, si grave, des restaurations, qui préoccupe à si juste titre tous les amoureux d’art. Il serait superflu d’entrer, à ce sujet, dans de grands détails : la vérité n’est ignorée de personne, bien que les administrations responsables s’entêtent à la contester. Le procès est fait, chaque jour, de ce chef, aux pouvoirs publics, dont la négligence, pour ne pas dire la malveillance, ne fait l’objet d’aucun doute. Il y a, là, des pratiques fort anciennes. Aux architectes et aux sculpteurs dont l’École a éprouvé la docilité on donne à réparer quelque vieux monument dont les pierres branlent : étrange conception d’une société démocratique, où certaines personnalités se voient reconnaître des droits dont l’exercice lèse l’intérêt général, national ! La somme des richesses dont ces agissements ont dépouillé et continuent de dépouiller le pays est incalculable. — Et l’on ne se contente pas de restaurer.

Voilà près d’un siècle, Victor Hugo disait : « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que de le détruire. » Il demandait une loi qui défendît contre les violences de l’avenir les œuvres du passé, « une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé ».

En 1875, Edmond Rousse proposa un texte qui correspondait au vœu du poète. Cette proposition de loi édictait des sanctions pénales, pour le cas de dégradation ou de vente abusive d’un objet classé. Elles furent écartées, et le projet de 1875 devint la loi de 1887, qui n’est qu’un bien faible rempart pour notre patrimoine artistique. Mais cette loi elle-même est violée sans cesse, audacieusement, impunément, par les municipalités comme par les citoyens[22]. De plus, les quotidiennes offres de fragments d’œuvres et même d’œuvres entières, antiques ou gothiques, faites aux collectionneurs connus par les « marchands d’objets d’art et de curiosités », et les vols fréquemment commis dans les musées, les églises, dans tous les monuments publics témoignent assez que notre trésor artistique est dilapidé et mal gardé.

Le salut serait-il dans une bonne loi, sage et sévère, et rigoureusement appliquée ? Tout au plus oserait-on dire qu’elle pourrait n’être pas inutile. C’est en ces matières surtout que la loi doit suivre les mœurs, résulter d’elles directement et nécessairement. Il y faut le consentement, le désir universel. Tant que l’opinion, nettement exprimée dans les livres, dans les revues et les journaux, dans les réunions, dans les pétitions aux Chambres, ne sera pas unanime à réclamer une législation protectrice des monuments de notre histoire et de nos arts, une telle législation restera sans efficacité. Il n’est de force valable, ici, que la force morale, c’est-à-dire la pensée et l’amour. On n’enseigne pas aux peuples par l’amende et par la prison à aimer la beauté. Or, une société convaincue que la beauté a son asile naturel dans les musées est, comme par définition, incapable de comprendre l’art et de l’aimer. Les musées sont des cimetières plus ou moins fastueux, où les œuvres, détournées de leur destination initiale, perdent le meilleur de leur sens et de leur splendeur. Elles avaient été composées pour embellir et pour signifier une place publique, une église, un palais de justice, une salle de réception, ou de méditation : au prix de quels efforts, dans le froid tohu-bohu d’un musée, parvient-on à rejoindre la réelle pensée de l’artiste !

Le peuple ne va guère dans les musées. Les merveilles qu’il y voit entassées sont pour lui des objets inertes, froids, muets, incompréhensibles. Ce n’est sans doute pas lui le coupable. S’il a personnellement perdu, peu à peu, le goût de la création artistique, c’est qu’on a cessé de solliciter sa collaboration à ces grandes œuvres collectives où jadis l’artisan s’instruisait par l’exemple, se développait et s’élevait au contact d’artistes véritables, auxquels il apportait d’abord ses mains seulement, puis, bientôt, son cœur et son cerveau. La cause de ce malheur est dans cet individualisme forcené qui dispersa les éléments du monde moderne et que nous avons vu poindre avec la Renaissance. Les artistes, du reste, découragés de toute vaste entreprise par leur isolement même, souffrent plus encore que le peuple de ce désastreux état de choses, car ils en ont conscience, et ceux d’entre eux chez qui le mal lui-même n’a pas détruit toute critique se sentent diminués jusque dans leur vie intérieure par cet émiettement des pensées et des forces, qui réduit chacun à ses propres ressources.

D’où ce désir, plus ou moins raisonné, mais universel, de réunion, d’unité, que nous notions plus haut ; l’intérêt de sa réalisation dépasse le point de vue où nous nous plaçons, et c’est à l’avenir de la société, dans toutes les voies de son activité, qu’elle importe : mais en art, surtout, il faudrait fermer les yeux aux clartés de l’évidence pour ne pas voir le bénéfice immense de la réunion.

Si le peuple ne comprend plus les chefs-d’œuvre de l’art, c’est que les artistes vivent séparés de lui. N’étant plus dans le secret de ses instincts, ne l’aidant plus à démêler, à connaître, à formuler ses obscurs désirs, ils font des œuvres qui ne rejoignent pas sa sensibilité, qui ne suscitent pas son intelligence. Cette intelligence reste inculte et cette sensibilité meurt. Le peuple n’estime plus que l’adresse manuelle et la force brutale. Privé des joies supérieures, il n’éprouve, devant ces statues, ces bas-reliefs, ces moulures, amoureusement amenés par ses ancêtres, des ouvriers comme lui, à la vie harmonieuse, qu’une sorte de jalousie furieuse et il goûte à les briser une satisfaction abominable, qui s’explique, hélas !

Ne nous dissimulons donc point, par un optimisme imprudent, l’énormité de la tâche qui certainement s’impose, comme le plus essentiel des devoirs, aux esprits soucieux des intérêts et de l’avenir de l’humanité. C’est à l’effacement des distances entre les diverses catégories intellectuelles, à l’harmonie de leurs différences, à l’association de leurs forces, à leur équilibre dans une collaboration universelle, c’est, enfin, à la constitution d’un nouvel état collectif des consciences, que tous les hommes de bon sens et de bonne volonté doivent, car l’œuvre est urgente et elle est vaste, s’employer sans retard ni partage. Tâche énorme, répétons-le, tâche formidable ! Tâche inévitable. Elle exige le concours de toutes les activités. Il n’est permis à personne de s’y dérober, par la modestie non plus que par l’indifférence. Précisément parce que personne ne sait sur quelles bases le pacte d’union pourra se conclure, personne n’a droit au repos tant qu’elles n’auront pas été trouvées. Ce pacte sera l’œuvre des générations vivantes, ou leur jour n’aura pas de lendemain.

Le problème se réduit pour nous, ici, aux proportions seulement des destinées de l’art. Mais, selon chacun des plans où elle s’engage en vertu du droit de ses facultés supérieures à leur plein exercice, l’humanité se projette tout entière, et l’art est par excellence l’un de ces plans. Il n’est pas, dans notre domaine, une province de loisir où nous nous délassions des soucis de la vie. Ceux-là mêmes qui pensent y fuir leurs propres passions et leurs inquiétudes ne tardent pas à le déserter s’ils n’y retrouvent, dans l’image de ces mêmes passions et de ces mêmes inquiétudes, des éléments de consolation ou quelque motif d’espérance. Qu’on prétende voir dans l’art le reflet d’hier ou l’aurore de demain, nous ne pouvons le séparer de notre vie ; il en est l’expression la plus intense. Comment donc resterait-il étranger aux préoccupations d’une heure, comme la nôtre, si terriblement critique, où, sinon la société, du moins le mode de notre existence sociale est mis en question ?

L’art contemporain exprime ces préoccupations avec une intensité et une lucidité également extraordinaires. C’est lui qui prend l’initiative de ce signal du rassemblement que réclame toute l’humanité clairvoyante.

Il le fait en deux gestes, ce signal, dans notre pays, où le mouvement nécessaire se dessine plus tôt que nulle part ailleurs, et l’un et l’autre gestes se caractérisent par la résolution — où l’instinct a beaucoup de part, sans doute, et heureusement, car il est le signe de la force vitale — de remonter aux sources du génie national et aux premiers principes de l’art éternel.

Ces deux gestes, ces deux symptômes, non pas uniques, mais capitaux entre tous, nous dispensent d’examiner les autres.

Le premier est l’impressionnisme.

L’observation appartient à M. Adrien Mithouard[23] et il lui a donné tous les développements qu’elle comporte ; nous ne pouvons que les résumer.

On n’entend pas exagérer l’impressionnisme jusqu’à l’égaler, en importance, à l’art gothique. Ce ne sont pas des Cathédrales que Monet et Pissarro construisent avec leurs pinceaux. Mais si nous constatons entre les deux arts, en dépit de cette inégalité, des rapports singuliers, significatifs, notamment des traits de race qui semblent indéniables, sera-t-il excessif de dire que le génie national, d’où l’art gothique naquit, s’est réveillé chez nous, sous une forme nouvelle, au moment même où les savants le découvraient, le retrouvaient dans le passé ?

Ils ont d’abord ce grand trait de parenté : « ils sont deux enfants de la même terre et leurs manifestations s’y localisent fortement ». Nous l’avons vu pour l’art gothique, dont le centre est à Saint-Denis (Île-de-France) : « Le centre et l’origine de l’impressionnisme sont à Bougival (Île-de-France). Le déplacement de l’axe est peu sensible. »

Tous deux doivent beaucoup à l’Orient. Une première inspiration orientale aide, au XIIe siècle, l’art roman à se formuler ; au commencement du XIXe, la peinture, avec Delacroix, à se renouveler. La même influence n’est étrangère ni au développement de l’art ogival, ni à la détermination de l’art impressionniste : les Japonais l’ont confirmé dans le dédain du trompe-l’œil et de la superstition des « sujets nobles », surtout dans l’amour des couleurs franches et vraies.

Tous deux rompent avec des traditions usées ou faussées, tradition romaine tradition académique, épris tous deux de vérité, sculptant ou peignant leurs contemporains tels qu’ils les voient, dans un esprit différent, sans doute, mais cette différence même se résout en une similitude : tels qu’ils les voient, disons-nous, à leur date, et ce sont bien leurs yeux qui regardent la nature, directement, sans a priori ni préjugé d’École.

Tous deux vivent de la lumière et de son infinie diversité. Le gothique lui donne son œuvre à colorer, l’impressionniste la verse sur sa toile. Le gothique lui ouvre toujours plus larges ses fenêtres et le verrier lui offre les couleurs simples de ses vitraux qui se composent, à l’intérieur de l’édifice, en un concert polychromique. L’impressionniste, avide aussi du plein air, isole aussi les couleurs pures, préoccupé « des effets qui résultent de la réaction des voisinages ».

Tous deux ont le culte de la nature : « Rien n’offre plus l’impression de la nature qu’une cathédrale », dit M. Baffier[24]. « De même, le mouvement qui transforme, au XIXe siècle, la peinture est essentiellement naturaliste… Gothiques et impressionnistes sont du reste d’accord pour emprunter les éléments expressifs au milieu géographique et au milieu social… Il est enfin, entre ces artistes d’autrefois et ceux d’hier, une plus vivante et plus sûre concordance, l’accent, — mais l’accent du Nord. Ce sont des exaltés volontaires. » Leur lyrisme ne ressemble en rien à celui de l’Italie et de la Provence. Ils sont audacieux avec calcul, ils ne se fient jamais à leur seule virtuosité de grands exécutants, et, par la pierre taillée ou par la couleur, c’est le triomphe de la logique qu’ils recherchent, qui les enchante.

Ainsi, quand Monet dressa son chevalet devant le portail de Rouen, ce n’est point par un vain hasard que se rencontrèrent « la séculaire Cathédrale et le poète de l’éphémère … Ceci et cela, la Cathédrale et le tableau, c’est bien la même chose. Mais entre ceci et cela, il y a eu le XVIIe siècle. »

Il serait difficile, semble-t-il, de résister aux arguments enchaînés qui font la forte trame de ce parallèle. Il y a, là, mieux qu’une vue ingénieuse, il y a la vérité. — Nous y ajouterons cette indication encore : l’art gothique est intimement uni à la grande force prépondérante de son temps, l’Église ; l’art impressionniste, en un autre temps, s’unit aussi a la force régnante : la Science. Autre différence apparente qui conclut aussi à une profonde ressemblance intime, à la persistance de cet esprit de souplesse et d’opportunité où l’on ne peut refuser de reconnaître un signe essentiel du génie français dans son expression artistique.

C’est donc bien ce génie, comme nous l’annoncions par une conclusion anticipée, le génie français qui témoigne, à six cents ans d’intervalle, de sa constance et de sa vitalité. Voilà, livré à son instinct, libéré de toute contrainte, ce qu’il rapporte d’une assidue fréquentation de la nature : la découverte de lui-même ! Il se retrouve presque tel, sous des dehors nouveaux, qu’il s’était connu tant de longues années plus tôt.

Non pas tout à fait tel, pourtant. Deux traits de ce caractère français, que nous avons essayé de définir et en qui nous avons noté le sens de la tradition, combattu ou équilibré par de périodiques consentements à la nouveauté, et de puissantes aspirations idéalistes, gênées souvent ou, peut-être, heureusement refrénées au cours de périodiques aussi et ardentes crises de réalisme, — ces deux traits mêmes, le sens traditionnel et l’aspiration idéale, le gothique les chercherait vainement chez l’impressionniste.

L’impressionnisme est étranger à toute culture qui ne soit technique. Il consiste, même, pour une part, en sa révolte contre l’enseignement du passé, qui lui est parvenu, il est vrai, travesti par les écoles et les académies, mais qui dans sa pureté lui eût été tout aussi antipathique et, du reste, inutile. Il fait, véritablement, table rase du passé. Il répudie ce souci principal de la composition qui jusqu’à lui passa pour une condition première du grand art et qui sera peut-être, après lui, rétabli dans cette dignité. L’impressionniste ne fait pas de tableaux, à proprement dire, il ne transpose pas, il ne choisit même pas : il n’intervient pas, se contentant d’offrir à la nature un miroir et déniant à l’esprit le droit de collaborer avec elle. C’est, sans doute, cette sorte d’abdication de l’homme dans son œuvre qui rapproche du savant l’artiste impressionniste. Cet art et la science moderne ont bien, l’un comme l’autre, leurs origines dans la pensée du XVIIIe siècle. Trébuché par la science du poste d’honneur, qu’il croyait le sien, au sommet de la nature, l’homme perd en elle sa personnalité et non pas seulement sa royauté ; pensées, sentiments même, il abdique tout ce qu’il considérait naguère comme son privilège et sa gloire, et, producteur d’art, il n’apporte dans l’opération de ses yeux et de ses mains nul dessein.

Il va de soi que cette réduction rigoureuse de l’impressionnisme à ses formules est toute théorique. En fait, l’individualité de chacun des peintres impressionnistes est très marquée, et il s’en faut que l’homme, dans les productions de ce groupe d’artistes, soit absent de son œuvre. Toutefois, dans ces productions, le tempérament a incomparablement plus de part que l’intelligence, que la sensibilité même, et l’imagination en est exclue. Il serait chimérique d’y chercher une pensée, pas plus celle de l’artiste lui-même que celles du passé : l’artiste a rejeté le bagage des siècles et, s’il ne parvient pas absolument à s’effacer devant la nature, il y tâche.

L’artiste gothique entendait autrement sa mission. Docile à l’autorité des clercs, il n’était pas l’inventeur de la doctrine qu’il interprétait : mais c’était, avec la leur, celle de toute l’humanité, au moyen âge, par conséquent celle de l’artiste aussi. La lente opération anonyme des siècles l’avait produite, et même, dans les lignes générales de son expression, fixée. Pourtant, l’artiste, plein de cette doctrine qui fait toute sa vie intérieure, renouvelle sans cesse cette expression, s’y ajoutant tout entier, y mêlant les deux ardeurs de son amour pour la nature et de sa foi en Dieu, y puisant le principe et la raison de son art.

L’artiste impressionniste est venu dans un temps où l’humanité ne possédait aucune pensée commune. La plupart de ses contemporains se contentaient du faux semblant de certitude qu’ils trouvaient dans l’enseignement dit classique. La gloire de Manet et de Monet, de Renoir, de Pissarro, est d’avoir méprisé ce mensonge, invention d’un individualisme exaspéré qui, trahi du talent, avouait enfin, quoi qu’il en eût, son irrémédiable misère. Ils furent magnifiques de sincérité, de courage. Privés de tout lien spirituel qui les unît, ils ne s’avisèrent pas d’y suppléer par quelque artifice ; ils trouvèrent dans leur dénûment même les éléments d’une entente et la force de réagir contre la dispersion déterminée par l’individualisme. Il y avait devant eux une multitude d’unités sans cohésion réelle et qui prétendaient pourtant se rejoindre entre elles par les factices traits d’union de formules apprises par cœur et stériles ; ils constituèrent, en face de cette multitude, le petit groupe de ceux qui osèrent dire : Puisqu’il nous est impossible de démêler dans les leçons de nos maîtres la voix du grand passé, puisque décidément l’humanité présente a tout oublié, nous ne feindrons pas de nous ressouvenir, mais nous irons chercher les certitudes perdues à leur source éternelle, dans la nature.

Par là, et jusque dans ce qui semble, au premier regard, les séparer des gothiques irréconciliablement, les impressionnistes sont, peut-on dire, eux-mêmes des gothiques, à leur date. Ceux du XIIIe siècle avaient demandé à la nature les moyens d’exprimer la pensée qui était le principe et la raison de leur art ; ceux du XIXe siècle cherchèrent le principe et la raison de leur art dans cette même nature, guidés par un infaillible instinct.

Car il serait injuste de leur prêter le projet court et chimérique de donner un double au réel spectacle de l’univers. De tels artistes, dont le talent n’est pas en discussion, avaient, nul doute, de plus vastes désirs. Même si la joie de leurs yeux laissait un peu languir l’activité de leur esprit, c’est à satisfaire l’esprit, fût-ce au delà d’eux-mêmes et au bénéfice d’une autre génération, que tendait, en dernière analyse, leur effort. Si le culte qu’ils rendaient à la nature était, en quelque manière, un peu immédiat et tout physique, de ce point de vue présent et matériel ils n’en concevaient pas moins dans son immensité le spectacle de l’univers. Ils représentaient l’esprit moderne dans une attitude momentanée et nécessaire, l’attitude d’un esclave qui sera le père d’un conquérant. Leur amour passionnément humble de la nature était, donc, tout de même de l’amour, c’est-à-dire le désir de la possession.

Un poète, qu’on n’a pas l’habitude de considérer comme un profond penseur parce qu’il s’est plu à parler sans insistance, Théodore de Banville, a merveilleusement exprimé cet état d’âme de l’homme moderne, réunissant toutes les forces de son génie dans l’étude de la nature et se persuadant qu’un long jour de splendeur et de foi sera sa récompense :

« Ce n’est plus un duel courtois, c’est un combat sérieux qu’il doit soutenir contre l’Isis éternelle ; il ne veut plus seulement soulever ses voiles, il veut les déchirer, les anéantir à jamais, et, privé de ses Dieux évanouis, posséder du moins l’immuable Nature, car il sent que ces Dieux renaîtront d’elle et de nouveau peupleront les solitudes du vaste azur et les jardins mystérieux où fleurissent les étoiles. »

Il n’appartient à personne d’oser avancer, dans leur silence, que les artistes dont nous parlons aient eu ces vues mystiques et lointaines. Mais le sensualisme n’est qu’une face de ce Janus Geminus humain dont le mysticisme est l’autre face. À peine l’une des deux faces a-t-elle brillé dans la lumière, elle se détourne vers l’ombre pour laisser l’autre à son tour s’illuminer.

Nous sommes les témoins d’une telle conversion, à cette heure de l’art français.

Les peintres impressionnistes, tandis que les savants, comme nous l’avons dit, retrouvaient l’art du moyen âge, ont conduit à son dernier terme ce mouvement du retour à la nature qui signifiait, à la fois, un recours à l’une des deux grandes sources de la beauté, — l’autre source étant la Tradition, ce visage humain de la Nature, — un réveil du génie national et enfin une réaction contre l’esprit d’individualisme et de dispersion, un premier signal de rassemblement.

Leur œuvre est accomplie. Elle fut bienfaisante. Ils ont ramené l’art au respect, à la religion de la vérité visible, déchiré les voiles que l’erreur académique avait tissés entre le regard du peintre et la réalité, enrichi la palette, doté l’art de ressources nouvelles ou oubliées, rafraîchi la vision, renouvelé l’expression. Accomplie, leur œuvre est finie.

Et aussitôt le Janus Geminus montre son autre visage.

Le mouvement idéaliste est plus lent à se déterminer que ne le fut le mouvement sensualiste, parce qu’il est plus important. Il y a plus de trente ans que, dans tous les arts, il se manifeste, et, bien qu’il compte déjà des noms et des instants admirables et de notables groupes, — César Franck et ses disciples, en musique, Paul Gauguin et les siens, en peinture, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et les poètes symbolistes, — il n’a pas encore suscité dans le public cet intérêt passionné, unanime, qui annonce les grandes époques.

Le public est mal préparé à comprendre ces profondes évolutions. Très en retard sur les producteurs, dont son éducation le sépare, il semble subir encore la pédagogie classique, académique, comme en témoigne, par exemple, le goût qu’il montre, dans les salons, pour la peinture anecdotique ou officielle. Il a pendant longtemps résisté à l’impressionnisme, exactement comme, soixante ans plus tôt, il résistait encore à l’art gothique retrouvé. Il fait le même accueil à l’idéalisme renaissant, et il a laissé mourir dans l’obscurité, presque, les maîtres que nous venons de nommer. C’est une des pires douleurs des instants de transition, comme le nôtre, que la vérité s’y élabore, au profit seulement de l’avenir, sans l’aveu de la foule des vivants.

Elle triomphe pourtant. Ce tout actuel mouvement idéaliste, que nous devons nous contenter d’indiquer, car son étude déborderait de toutes manières notre cadre, cette Autre Renaissance, ce second des deux gestes que nous annoncions, par lesquels l’art prend aujourd’hui l’initiative du rappel à l’unité, est l’événement nécessaire, et l’on eût pu le prédire dès l’heure où le naturalisme et l’impressionnisme étaient encore dans leur nouveauté : l’étude de la nature et les forces qu’ils puisaient en elle devaient ranimer, chez le poète et chez l’artiste, la fièvre du mystère, la passion des causes, l’ambition d’approfondir les secrets de la vie et de leur donner une explication humaine, l’espérance de voir renaître de cette nature possédée « les Dieux évanouis ».

La Nature est matière, l’Esprit est matrice, disions-nous naguère, en étudiant l’œuvre de Paul Gauguin, qui voulut bien reconnaître dans cette formule l’expression de sa propre pensée. Cette sorte de spiritualisation de la nature provoque le goût des symboles, qui fut celui du moyen âge et qui produisit la décoration des Cathédrales et leur architecture elle-même. Il est celui de notre époque ; elle accepterait volontiers pour devise la grande parole, mais en lui donnant un sens positif, affirmatif : « Tout ce qui passe n’est que symbole. » Elle cherche les lois de l’art comme le secret de la vie dans les origines, elle est particulièrement sensible aux modes d’expression primitifs. Pour nous en tenir aux arts plastiques, cela est manifeste dans la peinture et dans la sculpture toutes récentes.

Il est clair que, dans l’atmosphère dégagée par cet état d’esprit, l’art du moyen âge trouvera sûrement un accueil favorable. Mais, et c’est le grand honneur de l’âme contemporaine, elle reste fidèlement reconnaissante aux maîtres de la civilisation antique. Ils ne furent jamais mieux compris qu’en ce temps, jamais plus savamment étudiés, plus sincèrement admirés. — Qu’on apporte à l’étude du moyen âge la même sympathie informée et généreuse, et les deux moitiés de l’âme humaine pourront enfin se rejoindre ; l’espérance d’hier sera réalisée : les études modernes seront définitivement fondées sur leur double principe. Dans l’harmonie de ses deux éléments originels l’esprit moderne trouvera son unité.

Ces temps sont proches. Les archéologues en ont préparé l’avènement, que les poètes et les artistes sont prêts à hâter. C’est en faveur de l’art gothique que le dernier effort reste à faire. Au delà de l’ignorance, en deçà de la manie et de la mode, il faut qu’on le comprenne, qu’on lui rende justice, qu’on le respecte, qu’on déduise de ses principes, au bénéfice de l’art vivant, ses conséquences inépuisablement fécondes. Pénétrons sa pensée pour jouir de l’expression qu’il lui donne. Contemplons-le dans sa vérité et souffrons qu’elle ait été telle, quelle que soit l’idée que nous nous fassions, à cette heure, de la Vérité. Reprochons-nous aux Grecs de radoter d’Homère, et d’Hélène, et d’Ulysse ? Pourquoi reprocherions-nous au moyen âge d’être ivre de Jésus-Christ et de nous redire sans jamais se désenchanter de ces austères merveilles les miracles de l’Évangile et toute la légende dorée de la Vierge et des saints ?

Ses œuvres, toutes meurtries, mais encore si belles, sont là, partout sous nos yeux dans notre pays, et ce sont les plus précieuses de nos richesses.

Que manque-t-il encore, après tant de livres pleins de science qui les racontent, qui les expliquent, qui les justifient, — que faut-il encore ? Quelle force irrésistible ramènera le peuple au pied de ces Cathédrales qui sont à lui, et le persuadera que l’heure a sonné d’en finir avec les vieilles incompréhensions, les vieilles ingratitudes, et de jouir à nouveau de son bien ?

— Peut-être une grande voix apportant le témoignage irréfutable d’un personnel exemple, illustre.


  1. Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France.
  2. Id.
  3. Id.
  4. Id.
  5. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d’Architecture, article Flore.
  6. H. Lemonnier, L’Art français au temps de Richelieu et de Mazarin.
  7. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, seconde partie, La Sculpture en France et dans les pays du Nord, p. 683.
  8. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, 1re partie, Le Style flamboyant, par M. Camille Enlart.
  9. Id.
  10. Id.
  11. André Michel, Histoire de l’Art, tome II, 2e partie, Conclusion.
  12. Beyle a, le premier, dénoncé le véritable inventeur de ce « style » : c’est le Bernin, à qui s’adjoignent son contemporain Francesco Borromini et, au XVIIe siècle, Guarino-Guarini.
  13. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  14. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  15. Ibid.
  16. Il va de soi que, dans un si rapide regard jeté sur quatre-vingts années environ de production littéraire et artistique, on ne tient compte que des grandes généralités. Il serait facile de signaler des cas par lesquels notre affirmation est contredite, mais ils sont tous marqués du caractère de l’exceptionnel.
  17. C’est le mot admirable du grand Eugène Carrière : « Nous sommes dans l’horreur de l’invention et dans l’amour de la découverte. »
  18. Manuel d’Archéologie française.
  19. Histoire littéraire de la France au XIVe siècle. Discours sur l’état des Beaux-Arts.
  20. Manuel d’histoire de la littérature française.
  21. Histoire de la littérature française.
  22. M. Georges Grosjean, député, a réuni dans une brochure, Pour l’Art, contre les Vandales (1910), quelques-uns des plus récents griefs que, de ce chef, on peut faire aux Pouvoirs Publics et à certains particuliers : le château de Mauvezin, dans les Pyrénées, recrépi et remis à neuf par un propriétaire que choquait sa beauté huit fois séculaire ; la maison de François Ier, à Abbeville, dépouillée de ses rares et précieux ornements au profit de l’Amérique ; la chapelle de Saint-Vaast revêtue tout entière d’un affreux badigeon blanc et offerte par la commune à un acheteur ; les tapisseries de la cathédrale du Mans transportées en Espagne ; l’expédition des célèbres fauteuils de Compiègne au Tonkin et à Madagascar ; la démolition du cloître de la Trinité, à Vendôme, du château de Vincennes, où des fresques de Philippe de Champaigne ont été détruites ; le délabrement des pavillons de Pierre Lescot et de Jean Goujon au Louvre ; l’état d’abandon où se trouvent les Trianons, à Versailles ; l’enterrement du Mont Saint-Michel (c’était une île, bientôt l’abbaye, grâce à des travaux d’intérêt purement commercial, sera en pleins champs), etc., etc. D’autre part, à la différence de l’Italie, de la Grèce et de la Suisse, nous n’avons pas de loi qui interdise la vente de nos trésors artistiques à l’étranger, et l’Amérique s’en empare à force de dollars.
  23. Le Tourment de l’Unité.
  24. La Cathédrale de France.