Les Catacombes/Tome I/03

Werdet, éditeur-libraire (Tome ip. 7-112).


INTRODUCTION.















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Voici de nouveaux contes ; encore des contes, et toujours ! Cela vous fatigue peut-être ? et moi donc ! Mais moi je suis arrivé à cet instant de la vie littéraire où l’écrivain qui se sent quelque chose là, comme André Chénier, se hâte d’en finir avec les essais de sa jeunesse, pour entrer s’il se peut dans un ordre d’idées tout nouveau et plus élevé. Dans la vie de tout homme qui écrit, et qui est écouté par mille à douze cents lecteurs, tout autant, il y a un instant critique qu’on pourrait facilement appeler l’instant des œuvres complètes, maladie toute moderne, et que je divise en deux périodes d’un égal danger.

La première période de cette maladie qu’un auteur appelle ses œuvres lui venait autrefois à l’âge de l’institut, ce qui ne veut pas dire à l’âge de raison. Quand notre homme avait comblé la mesure de gloire qu’il s’était promise, une grande et large mesure toujours, qu’il faisait aussi comble qu’il voulait, notre homme, n’ayant plus à songer à autre chose, pensait alors à la postérité ; la postérité devenait son idée dominante. Une fois qu’il avait épuisé toutes les idées de sa tête, drames, opéras, opéras comiques, vaudevilles, dissertations… quoi encore ?… il ramassait toutes les rognures de son esprit, entassées avec le soin le plus minutieux dans son coffre-fort littéraire, meuble innocent et sacré de sa vie domestique ; il arrangeait tout cela, il compilait cela.

Il remontait aussi haut qu’il pouvait s’en souvenir dans sa vie pensante et écrivante : il retrouvait par hasard son premier prix de l’Académie de Lyon, de Dijon ou autre lieu, son premier bouquet à Chloris, ses vers latins datés du collège, ses lettres d’amour les plus compliquées ; il retrouvait tout cela, le pauvre homme ! Puis de ses œuvres fugitives, moins fugitives que le titre, titre menteur et modeste, il allait à ses ouvrages sérieux, à ses tragédies, par exemple, à ses comédies en cinq actes, jouées trois fois ; et à ces malheureuses comédies ou tragédies il avait toujours des variantes à ajouter, des tirades entières à refaire, des explications à donner : il prenait tant de mal et tant de souci de son œuvre ! Puis enfin il publiait tout cela, promettant de ne plus rien écrire, dans un discours préliminaire qu’il écrivait avec beaucoup moins de tremblement et de remords que je ne fais, moi, votre pauvre et frivole conteur, en écrivant cette préface.

Telle était autrefois la maladie, maladie incurable, appelée Œuvres complètes. Nous avons dû à cette maladie étrange une véritable carrière de craie blanche et incolore comme celle qui tombe chaque matin de la pantoufle d’un goutteux : c’était à peu près le même produit inconcevable, inexpliqué, inutile, nauséabond. La maladie Œuvres complètes, très-connue dans le siècle passé, a été contagieuse dans le nôtre. Je fais grâce ici aux martyrs de cette triste épidémie en ne les nommant pas ici : je les ai nommés si souvent !

Dieu me préserve d’être atteint, moi qui parle, d’un mal pareil sur la fin de mes jours ! Dieu me préserve de cette goutte formidable qui produit de pareils résultats au milieu de pareilles douleurs ! Passe encore d’avoir été atteint de l’autre espèce d’Œuvres complètes, maladie bénigne, comparée à la maladie mère, véritable cholérine à côté du choléra littéraire, ce mal terrible auquel on n’a pas trouvé de remède jusqu’à ce jour.

Je dis donc que dans la vie de tout homme qui se sent, ou plutôt à qui l’on sent quelques lecteurs, il se rencontre souvent un moment de résolution énergique que prend l’auteur de se renouveler tout à fait et de faire maison nette dans le logis préparé pour cette folle si changeante, si capricieuse et si aimée qu’on appelle l’Imagination. La résolution est dure et elle coûte à prendre : comment faire pour chasser la folle du logis de chez elle, où elle a pris ses coudées franches ? comment la mettre à la porte, l’aimable enfant qui use et qui charme votre vie ? comment dire à cette pauvre jeune folle, qui vous a donné ses vingt-cinq ans, qui s’est donnée à vous corps et âme : Va-t’en ! ta figure me déplaît ! Displicuit nasus tuus, comme dit Juvénal ; cela est difficile et dur. L’imagination tient encore tant de place dans la vie d’un homme mûr ! il est encore si faible devant ces vieilles rêveries si aimées, si fêtées, compagnes chéries et mystérieuses de son joyeux printemps, bonnes fées assises à son foyer domestique en hiver, haletantes avec lui dans les guérets de l’été, bondissantes sous le pampre doré de l’automne ! Il est dur, croyez-moi, de dire le dernier adieu à ces bonnes sœurs et de les baiser sur le front une dernière fois pour ne plus les revoir jamais ! Mais enfin il le faut : l’âge arrive, l’âge sérieux, repoussant de ses mains plus nerveuses et de son regard plus sévère le blond printemps, le bel enfant à l’œil bleu. Adieu donc, mes belles et dernières années ! adieu, mon âge poétique ! adieu ! adieu ! adieu ! Replions bagage, mon ami ; va-t’en sur la grande route, où tu pourras, le sac sur le dos.

Or le sac sur le dos de la jeunesse poétique, ce sont les premières œuvres du jeune homme ; ce sont ses œuvres complètes de vingt-sept ans, c’est le résumé très-diffus de ses premières ébauches. Les voilà toutes : prenez-les, choisissez ! Curetez dans ses œuvres éparses, en y cherchant un germe de pensée, moins que cela, un rêve, un souvenir, quelques-uns de ces parfums timides qui s’exhalent d’une lettre d’amour ! Si donc j’ai commencé par juger sévèrement la maladie des Œuvres complètes pour le vieillard, cette espèce de testament littéraire sans héritiers directs ni indirects, qui n’est ouvert par personne parce que personne n’a d’intérêt à l’ouvrir, je vous demande grâce, en revanche, pour les Œuvres complètes du jeune homme, pour cette espèce de contrefaçon, bonne enfant d’une fantaisie qui ressemble à un ridicule. Pardonnez-la-moi donc, cette innocente fantaisie ! laissez-moi sur le dos ce pauvre bagage ! Si le jeune homme vous fait ses œuvres complètes, cela est tout gain pour lui et pour vous : lui et vous, vous êtes sûrs que le vieillard ne fera pas les siennes.

Ainsi j’avais besoin de vous faire mes excuses à vous tous, mes lecteurs, qui êtes toujours les mêmes ; à vous, mes fidèles, à vous qui m’aimez autant que je vous aime ; j’avais besoin de vous expliquer le pompeux prospectus que vous avez lu cet automne : Œuvres complètes de Jules Janin. Ceux qui ont pris au sérieux cette annonce, ceux-là s’en sont irrités contre moi comme on s’irrite contre une vanité mesquine ; ceux-là ont été injustes et cruels. Loin que ce fût de ma part œuvre complète de vanité, c’était là œuvre complète de modestie. Quelle plus grande modestie que de dire adieu, et devant tous, à sa jeunesse, à son inspiration, à sa rêverie, à ses vingt-sept ans, à tout ce qu’on a été jusqu’alors, sans savoir ce qu’on sera dans la suite, à supposer qu’on sera quelque chose ? Je n’ai pas fait autre chose en vérité.

Ces quatre derniers volumes que j’ai publiés et ceux que je publie en ce jour (style d’Œuvres complètes) représentent en effet, et complètement, le premier essor de ma pensée, s’il y a pensée. Et, puisque nous en sommes à ce sujet, voulez-vous qu’à la place d’un conte, que je ferais peut-être fort mal, je vous écrive le récit exact des premières et douces années de ma vie littéraire ? voulez-vous, s’il n’y a pas trop d’orgueil à moi, que je vous parle de moi, pauvre homme ! et que je vous dise comment je suis parvenu à avoir fait tant de volumes imprimés, et à vous avoir pour amis et compagnons fidèles, vous qui me lisez les yeux ouverts ; et comment il est arrivé que, sans invention, sans création, sans trop d’esprit, sans un style très-correct, je me suis fait un nom assez sonore pour n’avoir pas été écrasé tout à fait sous ce : Œuvres complètes ? gros mot… Allons ! je vais vous le dire. Aussi bien, cela me fera un conte de moins et une préface de plus.

Il m’est arrivé ce qui est arrivé à tous les hommes de lettres des temps présents et des temps passés : je suis entré dans la vie littéraire sans le savoir et sans le vouloir ; j’ai été écrivain à mon insu, par nécessité, comme tout le monde. Rien ne ressemble à mes premiers commencements comme ces histoires du café Procope au dix-huitième siècle ; seulement, je n’allais pas au café Procope, et cela pour de bonnes raisons.

Je me souviendrai toute ma vie du jour où je dis adieu à ma mère, pour ne plus la revoir, hélas ! Nous nous étions levés bon matin ce jour-là, car nous devions aller rejoindre, à quatre grandes lieues de traverse, la méchante voiture publique par laquelle je devais partir, de l’autre côté du Rhône. La chambre de ma mère donnait justement sur le grand fleuve : on l’entendait mugir et gronder ; on le voyait, à travers les rideaux, scintiller comme une flamme. Cette petite maison paternelle, sur les bords de l’eau, était toute retentissante ; elle appartenait au Rhône tout entière ; c’était le bien, le domaine du fleuve. Terrible fleuve, mais pourtant bien-aimé ! il était notre fléau et notre joie. En été il enlevait les fruits et les légumes du jardin ; en hiver il prenait ses ébats au rez-de-chaussée, il dansait au salon, il s’asseyait à la table de la cuisine. C’était notre hôte forcé, mais enfin c’était notre hôte.

Ce jour-là je vous dis que le Rhône était bien grondeur : il battait le pied de la maison, frappant déjà à la porte et demandant à haute voix à entrer. Moi, sur le point de partir, je me précipitai dans les bras de ma mère, qui était déjà malade de la maladie dont elle est morte, pauvre mère ! Elle me tendit ses bras avec des larmes et des sanglots, pauvre mère ! Ma mère était belle ; et partout à Condrieu, où elle était née, quand Condrieu était une ville animée et joyeuse, livrée aux doubles fêtes de la navigation et de la vendange, on la citait pour la fraîcheur de ses joues, la blancheur de ses mains et la beauté de ses bras. Je ne l’avais jamais vue pleurer que ce jour-là ; car c’était une femme heureuse naturellement, et d’un caractère élevé effort qui ne s’étonnait guère des petits malheurs qui s’élèvent dans tous les ménages. Ces larmes silencieuses, qui baignèrent mon visage tout à coup, me firent beaucoup pleurer quand je fus loin de sa vue ; mais tant que je fus près de son lit je me contins : je l’aurais fait trop pleurer si j’avais, moi aussi, pleuré.

J’étais donc assis sur son lit sans mot dire. Elle ne me dit rien non plus, me prenant la main et m’embrassant, essuyant ses larmes pour pleurer encore. Jusqu’à ce jour, quand nous ne nous étions séparés que pour quelques lieues et pour quelques mois, elle n’avait cessé de me faire mille recommandations toutes remplies de sa sollicitude maternelle ; à présent que j’allais à Paris, à présent que je lui étais enlevé, ma pauvre mère n’avait rien à me dire : je n’étais plus à elle, elle n’était plus à moi ; elle n’avait plus que des larmes et non plus des conseils à me donner. À présent que je me souviens de cette douleur muette, il me semble que je n’ai jamais eu tant de douleur.

Ma mère n’était pas la seule mère qu’il me fallût quitter en quittant ma petite ville ; j’avais une autre mère qui m’était bien chère aussi : c’était ma grand’-tante. Voilà une femme ! du courage, du cœur, de l’âme, toutes les vertus fortes ; une femme éprouvée. Elle m’avait adopté tout enfant un jour qu’en revenant de l’île de Corse, comme nous revenons de Saint-Cloud, elle m’avait rencontré dans le jardin, et que j’avais couru au devant d’elle, la tirant à moi, comme si je m’étais douté de tout le bien qu’elle me ferait. Elle m’aimait encore plus que ne m’aimait ma mère, ou du moins tout autrement. Elle me passait aveuglément toutes mes fantaisies, tous mes caprices, elle était mon esclave, attentive, patiente, soumise, toujours prête à tout souffrir de moi. À l’heure qu’il est, à quatre-vingt-seize ans passés, elle est encore là à côté de mon cabinet, prêtant machinalement l’oreille à mes exclamations entrecoupées et au bruit de ma plume qui court sur le papier, s’extasiant à l’avance sur les belles choses que j’écris et qu’elle ne lira pas.

Je ne fis pas mes adieux à ma tante, par la raison que ma tante était partie depuis huit jours, on ne savait où, pour ne pas recevoir mes adieux.

Hélas ! c’est une belle chose que l’enfance ! comme elle est chérie, protégée, respectée, respectable ! Que d’existences diverses se groupent autour d’un enfant et combien de cœurs s’occupent de lui ! L’enfant fait-il un pas, toute une famille marche avec lui ; s’il tombe on le relève, s’il hésite on l’encourage ; c’est à qui lui donnera ce qu’il a de meilleur et de plus beau, c’est à qui se dépouillera pour le vêtir ! Lui, cependant, insouciant et ricaneur, il marche comme si tous ces bienfaits lui étaient dus… Pauvre enfant !

J’allais donc sur la route, cahoté dans une mauvaise voiture, regardant avec admiration tout ce qui se passait dans le chemin, avide de tout voir, prêtant l’oreille à tout ce qui se disait, admirant tout sur ouï-dire. Oh ! c’est un noble sujet d’émulation à quinze ans la conversation d’un commis voyageur, le récit belliqueux d’un militaire, le sourire agaçant d’une femme sur le retour, le hennissement des chevaux et les jurons affreux du postillon !

Cela se passait en pleine Restauration. La diligence qui me prit à Lyon, au sortir des pataches de Vienne, se ressentait des étranges éléments de cette singulière époque : il y avait avec moi dans la même voiture une femme entretenue de Paris, belle encore, femme tout à fait de l’Empire, qui se souvenait avec transport des chevaux café au lait, des fêtes du couronnement et du sacre, et qui savait par cœur la naissance du roi de Rome ; il y avait un solliciteur de province, pâle et efflanqué coureur de bureaux de tabac ou de loterie, homme bien pensant et porteur de la décoration du Lys ; il y avait un noble, un marquis, ma foi ! poudré à blanc et porteur d’une queue très-mince et d’une figure très-méprisante ; il y avait un chanteur italien, qui mangeait des œufs crus à chaque repas pour conserver sa voix. Cet homme, le premier artiste de théâtre que j’eusse vu de près et auquel j’eusse jamais parlé, avait fait sur moi une impression très-profonde : je vois encore une large verrue qu’il avait sur la joue gauche, j’entends encore sa formidable voix que je trouvais très-belle, et avec laquelle il nous payait au dessert des œufs crus qu’il avait avalés pendant le dîner. Cet homme, ce chanteur italien, ma première admiration, ou, si vous aimez mieux, ma première illusion dramatique, c’était Profeti, le même qui a joué pendant neuf ans la statue du commandeur dans Don Giovanni, au théâtre Favart.

Pour compléter ce curieux assemblage il aurait fallu voir au-dessus de nos têtes, sur l’impériale de la voiture, deux militaires de tournure et de visage très-différents : l’un en habit noir, à moustaches noires, sans décorations, à l’œil triste, à l’air pauvre, mécontent caché, malheureux au dedans, n’avait pas tellement nettoyé sa chaussure qu’on ne pût au besoin y retrouver un peu du sable de la Loire ; l’autre, véritable athlète sans proportions, colosse tout fait pour être à la tête d’une procession de paroisse ou d’une compagnie de tambours, n’était rien moins qu’un de ces grands soldats de luxe que Louis XVIII avait rétablis dans son antichambre, comme il avait replacé une maîtresse et un confesseur dans son alcôve : c’était un vrai cent-suisse ; son compagnon de l’impériale ne prenait même pas la peine de le mépriser.

Nous voyageâmes ainsi au milieu d’une conversation à mille couleurs. On parlait beaucoup, et de choses bien différentes et que moi, pauvre enfant, je confondais tout à fait dans ma cervelle. On parlait surtout de deux hommes que vous serez bien étonné de rencontrer ensemble, Napoléon et M. Scribe. Qui m’eût dit en même temps, à moi, que je devais tant parler de M. Scribe un jour ?

Arrivés à Paris, chacun se sépara pour aller à sa destination : le cent-suisse aux Tuileries, le colonel à demi-solde dans les décombres de l’Hôtel des Braves, le solliciteur je ne sais où, Profeti pour devenir le plus excellent joueur de statues que nous ayons vu au Théâtre-Italien.

Tous ces gens-là étaient tellement préoccupés d’eux-mêmes, que personne ne prit la peine de faire attention à moi, qui leur disais adieu, et qui étais sur le point de pleurer en les quittant, tant je les trouvais aimables et spirituels. Il n’y eut que la fille entretenue qui prit le temps de m’embrasser et de me donner quelques conseils sur les mauvaises sociétés à éviter. Puis tout ce monde s’évanouit, et je restai seul avec une lettre d’introduction dans une poche pour le collège royal de Louis-le-Grand.

Comme je vous l’ai dit, j’avais quinze ans alors. Mon père et mes oncles et toute ma famille me regardaient comme un prodige ; les dames de ma ville natale, à qui j’avais fait des vers, me disaient qu’avec un peu plus d’études, je pourrais aller à tout. C’était donc une spéculation de famille qui m’envoyait à Paris. Afin que la spéculation fût plus sûre mes parents, grands lecteurs de journaux, avaient fait choix du plus fameux collège de cette année-là, du collège qui avait eu le prix d’honneur. Il fallait que j’eusse, moi aussi, le prix d’honneur ; je devais l’avoir à coup sûr avant une année. — Et puis, disait mon oncle Charles, cela rapporte : tu ne paieras pas d’inscriptions à l’école de droit ; — tu ne tomberas pas à la conscription ; — et je ne sais quoi encore ; mais on se réjouissait à l’avance de ce prix d’honneur, et, pour ma part, j’y comptais bien certainement.

Je tirai donc ma lettre de ma poche : — Au collège royal de Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, 167, — et je demandai la rue Saint-Jacques. Je la trouvai facilement, comme on trouve toutes les rues de Paris, en allant tout droit, tout droit, tout droit. Au sommet de la rue Saint-Jacques je trouvai le collège, et j’entrai ; et tout fut dit. Seulement, malgré mon oncle Charles, je n’eus pas le prix d’honneur.

Il m’arriva au collège ce qui arrive à tous les brillants latinistes de la province : je me trouvai ne presque rien savoir. J’ai passé là trois ans d’une éducation très-coûteuse à ne pas apprendre grand’chose. Le système d’éducation de l’Université de Paris est la chose la plus misérable du monde : il ne s’agit, pour les professeurs et pour les élèves, que d’avoir le prix de la course ; et, pourvu que parmi tous ces enfants enfermés là un d’eux arrive le premier à un but tracé à l’avance, tout va bien. Mon professeur n’eut besoin que de donner un coup d’œil sur ma capacité pour juger que je n’étais pas un coureur digne de son attention. Ce professeur était un petit homme très-savant, le seul qui sût le grec dans la maison, et qui était très-fier d’une grammaire qu’il avait faite avec la grammaire de Port-Royal. Après le premier coup d’œil jeté sur moi, il me poussa sur un banc avec une trentaine de mes condisciples, aussi inutiles que moi à ses projets et à ses leçons : à dater de ce jour il fut convenu entre le maître et moi que je ne lui demanderais rien, à lui le maître, et qu’en revanche il ne me demanderait rien, à moi l’élève, que du silence. Je lui ai tenu parole, et je lui tiens encore parole aujourd’hui que mon silence, en ma qualité de critique quelque peu influent, le contrarie peut-être quelque peu.

L’administration du collège était tout à fait, aussi bien que la composition de notre diligence, un produit, de la Restauration. À ce moment de notre histoire vous retrouvez la Restauration partout avec ses deux caractères principaux : l’aristocratie et la dévotion ; l’aristocratie qui l’eut sauvée, la dévotion qui l’a perdue ; l’aristocratie, sauve-garde de la propriété, la dévotion, qui faisait peur à la liberté ; si bien que dans la diligence du grand chemin, dans les murs du collège, à l’église, à la cour, à la ville, partout vous retrouviez les deux éléments de toute cette époque ; au collège Louis-le-Grand plus qu’ailleurs.

À la tête de ce collège était un homme d’un esprit dur, impérieux et mesquin, qui eût pu flétrir plus d’une jeunesse comme la nôtre, à nous qui étions ses esclaves, si nous avions eu moins d’abandon dans les idées, moins d’insouciance dans le caractère, moins de gaieté et de bonheur entre nous. Cet homme avait rêvé tout d’un coup en s’éveillant ce que l’Opéra lui-même avait rêvé, à savoir qu’il était moral et chrétien ; cet homme, à la tête de six cents jeunes gens confiés à ses soins, corps et âmes, ne rêvait qu’une chose, le prix d’honneur, et après le prix d’honneur l’ordre et la discipline. Pourvu que son collège fût silencieux et qu’il fût distingué au concours général, c’était assez ; il ne voulait rien de plus, mais aussi rien de moins. Il courait donc avec ruse et violence à ce double but, épiant le moindre signe de rébellion comme la police du temps épiait le moindre signe de bonapartisme, défendant son prix d’honneur comme M. de Villèle défendait son budget ; du reste, dur, impérieux, implacable, odieux, médiocre. Il nous enfermait pendant huit jours entiers dans d’infâmes oubliettes qu’il avait découvertes sous les combles, véritables prisons vénitiennes, glace en hiver, fournaise en été. Voilà ce que cet homme appelait l’éducation.

Nous autres, mes amis et moi, nous nous rassemblions aux heures de récréation dans la grande cour du collège, et là, sous les fenêtres du proviseur, nous faisions de l’opposition à notre manière contre ce despotisme absurde et cruel. Quels bons sarcasmes nous avions contre ce tyran ! que d’excellents ridicules nous lui avons prêtés ! comme nous avons flétri ce despotisme bigot et hypocrite ! La Restauration a été détestée par les jeunes esprits : je le crois bien, mon Dieu ! la Restauration avait repris violemment l’enfance à l’Empire turbulent, altier et tapageur, pour en faire une enfance hypocrite, chrétienne et calme ; la Restauration avait arraché aux collèges leurs armes à feu et leurs tambours pour les remplacer par des cloches et des missels. De là une honte immense à nous tous, réveillés par le tambour et qui nous endormions au son de la cloche ! Et puis, ce qui était odieux c’était de voir que les principes reçus étaient changés pendant que les hommes ne changeaient pas : ces hommes si pieux c’étaient les mêmes qui avaient adoré Voltaire sous l’Empire, ces hommes qui enseignaient le grec c’étaient les mêmes qui ne savaient pas le lire sous l’Empire ; ils avaient été surpris le même jour par la foi chrétienne et par les racines grecques de Port-Royal, et ils se vouaient à l’une et à l’autre croyance sans y comprendre un seul mot. Nous étions lancés, nous autres, dans cette scandaleuse époque de transition, et notre éducation s’en ressentait comme elle pouvait.

Mais nous autres (je parle toujours de mes amis et de moi, c’est-à-dire des inutiles et des dangereux, c’est-à-dire de ceux que le professeur condamnait au silence, de ceux dont le proviseur n’attendait rien au concours général), mais, dis-je, nous étions déjà, nous autres, assez avancés pour nous moquer de l’hypocrisie de tout ce monde, pour la poursuivre à outrance de notre sarcasme railleur ; nous allions tous ensemble et par groupes, moi à la tête et déjà commençant cette pénible profession de la critique politique et littéraire de chaque jour à laquelle je devais être condamné.

De ces trois années passées au collège je n’ai donc qu’un souvenir assez triste pour ce qui regarde le collège ; puis, pour ce qui est de l’amitié que nous avons faite entre nous, pour ce qui est de cette fraternité du deuxième ciel à laquelle nous nous sommes élevés entre nous, pour ce qui est de cette famille que nous nous sommes donnée entre nous, pauvres orphelins que nous étions, oh ! c’est bien là de ces bonheurs qui compensent toutes les misères, qui font oublier tous les hypocrites, qui enchantent tous les souvenirs ! Ces trois ans passés au collège ne m’ont peut-être pas appris grand’chose en fait de sciences, mais ils m’ont beaucoup avancé en fait d’amitié, cette grande science de la vie. En sortant de là, il est vrai, je ne savais ni l’histoire, ni les mathématiques, ni les langues, ni aucune espèce de littérature ; mais je savais comment on a des amis et comment on les conserve ; et puis je savais aussi, à n’en pas douter, avec combien peu de science, de mérite et de travail on devient quelque chose dans le monde.

Hélas ! cependant quand je sortis de cette maison où je m’étais trouvé si malheureux, regrettant mon beau Rhône et mes belles montagnes chargées de vignes, j’eus un instant d’immense découragement que rien ne saurait exprimer. Je m’arrêtai un instant sur le seuil de cette demeure, et je jetai sur le monde où j’allais entrer un regard épouvanté. Qu’allais-je devenir moi, pauvre enfant, sur le seuil de cette maison que je quittais pour jamais, dans ce gouffre béant, le monde ? Comme j’étais là, prêtant l’oreille aux bruits lointains et effrayants du monde, je voyais sortir mes condisciples plus heureux ; on venait les chercher, eux, en grand appareil : c’étaient leurs mères, ravies de les retrouver des hommes ; c’étaient leurs pères, heureux de les jeter dans l’ambition à leur suite ; c’étaient des domestiques en livrée, pleins d’espoir dans la jeunesse de leurs jeunes maîtres, cette source de grandes fortunes pour les valets comme pour les courtisans. Mes camarades s’élançaient dans leur bel avenir, et sans me voir ; moi je les voyais confusément, vaguement : il y en avait dans le nombre qui étaient déjà en bel uniforme, entre autres Guilleminot, le fils du général, qui partait pour la guerre d’Espagne, beau et grand jeune homme qui est mort à Constantinople pendant l’ambassade de son père ; il est mort aussi jeune et aussi heureux que cet autre beau jeune homme, Charles de Montalivet, notre contemporain aussi, qui vient de mourir là-bas pleuré de tous, lui si bon, si aimable, si aimé ! C’étaient là les heureux de mon temps, les princes et les riches ; moi, très-pauvre, je les voyais de la porte du collège s’élancer dans le monde, sans savoir moi-même où j’irais coucher le soir !

Que j’en ai vu mourir ainsi de plus joyeux, de plus heureux que moi ! Les uns sont morts sur la mer pendant le combat, les autres sont morts en Grèce par une surprise ; nous en avons perdu plusieurs au bois de Boulogne d’un coup d’épée, dans un coin derrière un arbre ; d’autres sont tout à fait privés de tout souvenir ; plusieurs autres se sont suicidés d’une autre manière, par le vaudeville, par le couplet, par le poëme épique, par le jeu, par les amours. Moi, sur le seuil du collège, je les ai vus si beaux, si rieurs, si joyeux, si fous ! Prions pour eux !

Comme j’étais là triste et pensif, et tout prêt à rentrer au collège si on avait voulu me recevoir ; comme j’étais là à les voir tous, ces joyeux enfants devenus des hommes, s’en aller à cheval, en voiture, à pied, dans des maisons toutes préparées pour les recevoir ; et moi, tout seul !… ô bonheur ! tout au bas de la rue je vis, accourant à aussi grands pas que le permettait sa vieillesse, je vis arriver ma vieille bonne tante, mon soutien, mon espoir, le frêle bâton de ma jeunesse, ma tante, elle-même, toujours elle ! Pauvre femme ! Il y a de cela dix ans bientôt, elle avait quatre-vingts ans passés ; mais c’était une femme du vieux temps, qui avait été toute sa vie belle et forte et d’un grand cœur. Elle avait passé une partie de sa vie en mer sur un vaisseau, et en Corse dans la citadelle ; elle avait été embrassée par Paoli, elle avait connu Pozzo di Borgo jeune homme, elle savait toute l’histoire de Gênes et de la Corse ; puis, revenue de là-bas veuve et toute seule, elle s’était prise à m’aimer et à me raconter, à moi enfant, sa laborieuse vie, et moi je m’étais pris à l’aimer ; nous nous étions associés ainsi de bonne heure et pour toute la vie ; dans notre société en commandite elle avait apporté, elle, sa vieillesse moi mon adolescence, et avec ces deux faiblesses réunies, ces deux impuissances inséparables, nous avions composé une force qui n’a été qu’à nous, qui a été admirable, qui existe encore, et qui durera toujours, n’est-ce pas, ma vieille amie ? Elle venait donc ce jour-là, fidèle à notre mandat tacite de ne nous jamais quitter, elle venait à Paris me reprendre pour y vivre avec moi, inconnu et pauvre, elle pauvre et inconnue comme moi !

Quelle femme ! quel dévouement ! à l’âge où l’on s’arrange pour mourir elle avait tout quitté pour venir à moi dans la foule : elle avait quitté sa maison bien arrangée, son feu toujours allumé, son petit jardin bien cultivé, ses vieux amis, son influence dans sa petite ville, ses douces habitudes de chaque jour. Elle venait à moi ce jour-là, arrivée qu’elle était de la veille, après un voyage de cent lieues. Je la reconnus tout d’abord là-bas au milieu des voitures, longeant le mur, s’appuyant sur sa canne, vive encore, ne me cherchant pas même du regard, tant son cœur lui disait qu’elle allait me voir. Moi, immobile, je la laissais venir à moi ; je ne voulais pas ôter un pas à sa belle action ; je voulais qu’elle fît tout le chemin pour me rejoindre. Bonne mère ! elle me rejoignit enfin.

Alors, alors je me sentis vivre : j’avais une protection, j’avais une amitié, j’avais de quoi être aimé, j’avais de quoi aimer, j’avais une bonne vieille femme pour pleurer avec moi, pour se réjouir avec moi, pour souffrir avec moi ; mon ambition était satisfaite, mes rêves se réalisaient. C’était tomber de bien haut cependant ! Avoir rêvé toute sa vie grande fortune et grandes dames, et nobles amours et succès de gloire, puis tomber dans la rue au bras d’une octogénaire ! sortir de ces palais enchantés de l’imagination pour aller dans les rues du vieux quartier latin, lisant un à un tous les écriteaux des maisons pour trouver une chambre au cinquième étage ! car ce fut là mon premier pas dans le monde, chercher un gîte. Oh ! cela était décourageant pour un pauvre jeune homme tout frais sorti des odes d’Horace et des poèmes de Virgile, et du luxe de l’ancienne Rome, palais de marbre, fraîches villas sur la mer, d’aller à pied dans les rues de Paris, cherchant un nid assez misérable pour sa pauvreté ! Et ainsi j’allais tout haut devant moi. Que de mansardes j’ai visitées ce premier jour ! que de pauvres demeures, mon Dieu ! C’était voir l’humanité sous un triste aspect pour commencer : c’étaient des familles entières entassées dans un espace de douze pieds ; c’étaient des escaliers infects sous des plombs fétides ; c’était une pauvre jeune fille grelottant de froid ; c’était un homme triste et morne dans une mansarde sans jour ; c’étaient tous les détails du pauvre ménage parisien visité à l’improviste par des étrangers, auxquels on se soucie fort peu de se montrer plus beau qu’on n’est en effet. Hélas ! à chaque nouvelle maison dont nous visitions ainsi les combles, ma tante et moi nous n’osions pas nous consulter, même du regard. Quoi donc ! habiter là, elle si vieille, moi si jeune ! quoi donc ! vivre dans cet air, dans ce bruit, dans cette ombre, dans ce voisinage, au milieu de ce vice, de cette misère, et sous la loi de ce portier, nous deux aux deux extrémités de la vie ! Voilà les réflexions que nous faisions bas elle et moi, moi pour elle, elle pour moi. — Moi je suis vieille, pensait-elle : que m’importe ? mais lui !… Et moi, de mon côté, je m’apitoyais sur sa vieillesse. Nous avons cherché ainsi pendant trois jours une maison sur les hauteurs du quartier latin ; et pendant trois jours, rentrés le soir dans notre auberge, nous récapitulions tous les appartements que nous avions vus dans la journée, et toujours avec cette monotone conclusion : — C’est trop laid, c’est trop haut ; ou cette autre non moins triste conclusion : — C’est trop cher !

À la fin un armurier de notre ville, honnête homme d’une grande bonté, qui demeurait rue du Dragon, nous indiqua dans la rue un appartement dont il avait fait la découverte et qui nous convenait sous tous les rapports ; triste, mais décent ; élevé, mais au quatrième étage ; d’une entrée obscure, mais très-clair ; loué par un huissier, mais à un prix raisonnable. — Nous fîmes un coup de tête, ma tante et moi : l’appartement était bien encore un peu cher, mais nous nous confiâmes, elle à la Providence, moi au hasard ; nous arrêtâmes l’appartement le matin même. Le jour même j’allai au roulage chercher les meubles que ma tante avait apportés avec elle ; je retrouvai mon petit lit en noyer, ma table en noyer, mes chaises en noyer. Le même soir nous étions chez nous, sujets à l’impôt des portes et fenêtres, heureux comme des rois ; nous étions chez nous enfin.

Dans cette première demeure j’ai vécu quatre ans qui ont passé comme un jour, quatre belles années de plaisir et d’heureuse joie. Que d’amours jetés au vent ! que de poésie inutile ! que de soupirs dans les nuages, que de travail pour gagner ma vie comme je pouvais ! Comment l’ai-je gagnée ? je l’ignore à présent : bien durement quand j’y pense, bien joyeusement quand je n’y songe pas. D’abord je me mis à faire le seul métier qu’on puisse faire quand on sort du collège : je donnai des leçons au cachet aux enfants de bonne maison trop délicats pour aller au collège. J’enseignais au cachet mille choses que je ne savais guère, le latin, le grec, l’histoire, la géographie, que sais-je ? Avec huit jours d’avance, j’aurais enseigné l’hébreu ou le syriaque sans être embarrassé. Il n’y a qu’une chose qu’on n’enseigne pas sans la savoir, ce sont les mathématiques. Voilà pourquoi j’en fais si grand cas, n’ayant jamais su assez la plus simple des quatre règles, même pour l’enseigner.

J’eus ainsi tout d’abord un grand moyen de vivre : des élèves peu nombreux, mais aussi peu choisis. Je n’ai jamais conçu qu’un homme pût rencontrer dans son chemin tant d’imbéciles. Moi, impassible, j’arrivais à heure fixe ; je me mettais à côté de mon élève ; et là, pendant une heure et demie tout au moins, je remplissais mon devoir. Dans ces longs instants consacrés à remplir des crânes vides, je m’accoutumai peu à peu à faire tourner à mon profit ces exercices qui n’étaient utiles qu’à moi : ne pouvant faire comprendre les grands écrivains à mes élèves, je me les expliquais à moi-même. Je me donnai ainsi pendant trois ans d’excellentes leçons de rhétorique et de philosophie, je repassai ainsi en revue toute l’antiquité latine et grecque, j’appris l’histoire, je relis sévèrement toutes mes études grammaticales. Autant j’étais indulgent pour mes élèves, autant j’étais sévère pour moi-même : je ne me passais pas une faute contre le style, pas une phrase sans l’avoir comprise. L’histoire de l’oncle de Gil-Blas se renouvela ainsi pour moi : je m’enseignai à moi-même tout ce que je pus m’apprendre ; voilà en quoi mes trois années d’enseignement m’ont profité. Elles ont passé pour moi comme un seul jour, sans rien désirer, sans rien craindre, sans rien envier, vivant avec mes amis, faisant avec eux de joyeux et friands repas, heureux du bonheur de ma tante attachant de temps à autre contre le mur de grandes images bleues et rouges que je trouvais fort belles, ma foi ! et qui représentaient des Grecs dans ce temps-là, comme elles avaient représenté des réfugiés du Champ-d’Asile, comme elles représenteraient des Polonais aujourd’hui.

C’était là vivre ! c’était bien beau et bien jeune, et bien heureux ! Tous mes amis de ce temps-là s’en souviennent ; nous avons d’admirables histoires à ce sujet. Et quelles héroïnes ravissantes ! que de noms touchants ! Alexandrine, Rose, Lili ! Allemande, Espagnole, Française, grande dame ou grisette, tout nous convenait. Il n’y a rien de tel à Paris comme d’être jeune et insouciant : tous les bonheurs vous arrivent à la longue aussi bien qu’aux puissants et aux riches. Les uns ont les Tuileries, vous avez le Luxembourg et le Jardin des Plantes ; les uns ont au bras la robe de velours, vous avez le bonnet rond et la robe d’indienne ; ils vont aux Italiens, vous allez à l’Ambigu. Mon Dieu ! la grisette parisienne, c’est le seul être gracieux de la vie poétique qui soit encore plus amusant, plus animé, plus naïf, plus vrai, plus expansif, plus sans façon, plus philosophe dans le monde que sur le théâtre. Nous autres, nous couvrions toute cette misère fraîche et rieuse, à force de poésie et de jeunesse. Quel beau manteau c’était là, surtout en hiver, quand ces pauvres petites nous arrivaient le museau glacé et la patte rougie par le froid ! Nous avons ainsi vécu au jour le jour, au hasard, sans vanité, sans privations et sans efforts.

Quand je dis sans vanité, j’ai raison : pendant quatre ans de mon bonheur je n’ai pas songé un instant à ce mot si vide, la gloire, et à ce mot plus vide, la renommée ; non pas, certes ! Quand je dis privations, j’ai raison : j’ai eu, il est vrai, des privations bien grandes ; mais je les ai surmontées si facilement que je ne m’en souviens qu’avec bonheur. Ma plus grande privation fut celle-ci : un chien. Depuis que j’étais au monde j’avais envie d’avoir un chien, comme deux époux qui s’aiment et qui sont sur le retour désirent un enfant héritier de leur nom et de leur fortune. En ce temps-là, heureux que j’étais ! je ne concevais pas de plus grand bonheur dans le monde que celui-ci : avoir un chien à soi, l’élever tout jeune, lui apprendre à marcher et presque à sentir, le voir grandir sous ses yeux, assister à ses premiers bonds, entendre ses premiers cris, recevoir ses premières caresses. Quelle joie ! quelle famille toute trouvée, un chien ! Un chien, pour le pauvre, c’est le cheval anglais qui vous mène au bois de Boulogne le matin, c’est la femme parée que vous menez vous-même à l’Opéra le soir, c’est votre ami le colonel à moustaches qui vous sert de témoin dans un duel, c’est votre flatteur assidu et prévenant ; c’est plus que cela : c’est votre famille, c’est l’enfant qui vous dit bonjour au réveil, c’est l’épouse qui vous attend à votre retour. Un chien ! cela bondit, cela pleure, cela rit, cela joue, avec vous et comme vous ; c’est votre ombre attentive et fidèle, complaisante et dévouée. Aussi je désirais un chien avec une passion que je ne me suis pas retrouvée depuis.

Mais, avant que ce rêve prit une forme arrêtée dans mon esprit, avant que cette forme devînt pour moi réalisable, que j’eus de combats à soutenir avec moi-même ! que de calculs je fis à part moi et mon économie ! Nous parlions souvent, ma tante et moi, du nouvel hôte que je désirais si fort ; nous en balancions les inconvénients et les avantages pour notre petit ménage avec autant de sérieux et de sagacité que s’il se fût agi de balancer les profits et les pertes dans une maison de banque. — Mais que diront les voisins, mon fils ? que dira le propriétaire, mon pauvre enfant ? Tu te prépares bien des chagrins ; et puis cela coûte toujours ! Ainsi parlait ma tante ; nos disputes étaient interminables à ce sujet. Moi, de mon mieux, je renversais toutes les objections de ma tante. Cependant elle n’avait que trop raison, car à peine le chien fut-il entré chez nous que nous reçûmes notre congé en forme par les soins de notre propriétaire, véritable huissier, sans pitié ; ce qui m’a fait prendre ses pareils dans une horreur dont je ne reviendrai jamais.

Vous souvient-il de votre premier chien ? Il me souvient d’Azor bien plus que de Julie, par exemple ; car il s’appelait Azor tout simplement, il avait été nommé par ma tante ; c’était un chien moitié épagneul moitié caniche, afin qu’il réunît dans sa personne l’élégance de l’épagneul, la fidélité et l’intelligence du caniche. Ce fut l’épicier notre voisin qui me le donna tout petit. Nous l’élevâmes avec des soins infinis, il profita merveilleusement : l’animal était robuste, intelligent, timide, se laissant battre par de plus faibles que lui, n’osant jamais montrer les dents, qu’il avait très-dures, ni élever la voix, qu’il avait très-haute ; du reste heureux, joyeux, peu ambitieux, avide de promenades, se roulant sur l’herbe avec délices, toujours de bon sommeil et de bon appétit. Ma tante disait en riant qu’Azor et moi nous étions deux frères. Hélas ! il est mort, mon pauvre frère, empoisonné par ordre de notre nouveau propriétaire, dont je donnerais le nom ici s’il n’avait échappé par la mort à la vengeance d’Azor… Pauvre Azor !

Qui m’aurait dit dans ce temps-là qu’un jour ce chien bâtard, venu au monde dans l’arrière-boutique d’un épicier, présent de ce même épicier qui ne savait qu’en Taire, serait remplacé dans nos amours par le chien même de M. de Lamartine, enfant charmant d’une mère grecque, né à Saint-Point même dans le salon du poète, noble présent du poëte, chanté par lui à son départ pour l’Orient ! Qui m’aurait dit cela t’aurait bien affligé, mon pauvre Azor, affligé pour le moins autant que cela m’eût étonné, mon fils !

Outre mon ami Azor, j’avais dans ce temps-là une autre connaissance fort agréable et fort gentille : c’était un joli petit cheval, poulain de dix-huit mois, mais si vif, si espiègle, si agreste, si butor, si aimable en un mot que je lui rendais visite presque tous les jours. Ce petit cheval, qui était charmant à mon avis, était l’élève d’un vieux médecin grogneur et goguenard, très-maussade même avec ses malades, qui n’avait de distraction et de sourire que dans son écurie : il passait dans son écurie la plus grande partie de son temps, occupé à voir pousser son poulain. Le poulain poussait très-bien, sur ma parole ! et il eût poussé encore mieux sans l’économie du docteur. Mais le docteur était avare même pour sa passion : il avait donc réduit son cheval et sa femme à la portion congrue ; le cheval ne mangeait jamais d’avoine et très-peu de foin, mais en revanche beaucoup de choux, de carottes, de pelures et d’herbages de tous genres, et de la paille quand il pouvait. Toutes les bonnes du quartier avaient pris le joli animal en grand amour : elles lui apportaient tout le reste de leurs épinards et de leur pot-au-feu ; dans les temps des melons surtout, c’était chez le docteur une affluence extraordinaire de mauvais melons, qui faisaient hennir de joie la petite jument. Je suis persuadé que plus d’un melon très-défectueux a été acheté souvent tout exprès pour donner occasion à Marie, ou à Élisabeth, ou à Rosalie, ces bonnes filles, un prétexte pour faire plus grande la part du cheval au moyen de ce hors-d’œuvre gâté, que leurs maîtres ne pouvaient pas manger.

Eh bien ! encore, ce joli petit cheval, ce beau cheval, cette belle bête, comme disait le docteur, enfant de je ne sais qui, de Tornthon, je crois, dont le docteur avait la généalogie, dont il avait connu la mère elle-même, cet élève excellent, eh bien ! le docteur est mort avant d’avoir pu le monter. Il est mort, le digne homme, au moment même où il allait se décider à donner un peu d’avoine à son cheval. — Il y avait déjà longtemps que je n’avais plus entendu parler du bel animal. Le hasard me l’a fait retrouver parmi les chevaux à vendre des Petites-Affiches. C’était bien lui-même ! c’était bien son âge, c’était bien son signalement, c’était bien sa demeure ; c’était lui ! Oh ! bonheur ! J’y cours, j’y vole, je le revois, je lui parle, je le reconnais, moins beau, il est vrai, que je l’avais vu autrefois, moins élancé, moins léger, moins agile, moins aérien, moins Tornthon, mais toujours mon ancienne connaissance, toujours mon bien-aimé cheval. Aussi à peine l’eus-je aperçu que je l’appelai par son nom, à la grande admiration du portier. Le même jour le cheval fut à moi ; il quitta l’écurie de son enfance pour venir avec moi, son ancien voisin. À présent il fait ce qu’il veut, il ne sort que lorsqu’il en a envie ; il ne reste jamais exposé ni à la pluie ni au mauvais temps ; il mange l’avoine trois fois par jour, il a de la paille à son râtelier tant qu’il veut. Quand le café de Paris me voit passer par hasard, traîné par mon petit cheval, le café de Paris hausse les épaules et se moque du cheval et du maître. Je ne changerais pas mon cheval de la rue du Dragon contre tous les chevaux anglais du café de Paris.

Cette histoire de chien et de cheval peut fournir cette moralité à tous les jeunes gens que le sort, le hasard, le malheur, ou peut-être même le talent (cela arrive), engageront dans la carrière des lettres, à savoir qu’avec du zèle et du travail, et de la conduite et de la persévérance, et une abnégation complète de sa personne, et une persévérance de toutes les nuits et de tous les jours, et des amitiés honorables, et sa vie exposée à tous les hasards, à tous les chagrins, à toutes les traverses, à toutes les inimitiés de la vie littéraire, il n’est pas impossible à un homme très-heureux d’avoir, au bout de six ans de littérature, un joli chien et un mauvais cheval.

Puisque je parle de la vie littéraire, il faut bien que j’y arrive, il faut bien que je raconte comment j’y suis entré. J’ai eu beau prendre le plus long pour arriver à cette partie de mon histoire, tous ces riants détours dans ma facile jeunesse me sont inutiles : il faut toujours que j’arrive à ce but, la vie littéraire ; c’est une histoire tout entière à écrire. Pour cette histoire j’ai amassé de grands matériaux que je saurai employer un jour : je ne veux donc parler ici que de mon histoire personnelle. Elle est très-courte, mais je crois qu’elle donnera une idée assez exacte de la vie littéraire de notre époque.

J’étais donc, comme je vous l’ai dit, occupé à vivre au jour le jour, poursuivant de petites ambitions, insouciant et flâneur, bon et jovial garçon, rien de plus, rien de moins, du reste, me doutant fort peu de mon mérite, s’il y a mérite. Je ne crois pas qu’il y ait un homme écrivant quelque part qui se soit moins essayé que moi avant d’écrire ; je puis dire, en toute modestie, qu’avant mon premier article de journal jamais je n’avais écrit une ligne suivie d’une autre ligne. J’avais beaucoup lu les grands prosateurs et les grands poëtes, j’avais beaucoup traduit les grands écrivains, Horace surtout ; mais avoir eu l’idée de composer même un roman, moins que cela, même une tragédie en cinq actes et en vers, c’était à quoi je n’avais jamais songé. Bien plus, je ne crois pas qu’avant mon début dans le monde littéraire j’eusse lu vingt feuilles périodiques. Tout ce que je savais en fait de journal, c’étaient les feuilletons de Geoffroy et les articles de Dussaulx réunis en recueil ; même il m’était resté de mes habitudes dans la maison paternelle je ne sais quelle vague admiration respectueuse pour Geoffroy et pour Dussaulx, et pour le journal où ils avaient travaillé, ce qui m’eût fait rejeter bien loin aussi, et comme une chose impossible, la seule idée d’écrire trois lignes dans un journal où ils avaient écrit. Ceci est encore l’histoire, mais en grand, du chien de M. de Lamartine et du cheval de la rue du Dragon.

Or voici comment j’entrai dans la carrière des lettres. J’étais un jour à me promener devant un théâtre qui n’existe plus qu’en partie, qui a été pour moi le comble de l’art et que je ne conçois pas aujourd’hui, tant nos goûts changent avec nos années et nos mœurs. Ce théâtre… vous allez rire… c’était l’Opéra-Comique, théâtre aimé par les amateurs de comédie parce qu’on y chante fort peu, et par les amateurs de musique parce qu’on y joue fort peu la comédie. Moi je l’aimais, je croîs, parce qu’on y faisait tout à la fois de la comédie et de la musique. Combien souvent, le dimanche, aux beaux temps de la seconde et dernière aurore de Martin, suis-je venu, dans cet étroit et infect passage Feydeau, attendre mon billet de parterre pendant cinq heures d’horloge, debout, à jeun, me disputant à outrance pour Mme Pradher contre Mme Rigaut, pour Martin contre Ponchard ! que de ravissantes extases j’ai éprouvées dans ce parterre quand, l’oreille tendue, l’âme tendue, j’écoutais ces beaux drames, ces belles comédies, cette musique divine, ces grands chanteurs ! Je ne crois pas que jamais un plus complet assemblage de médiocrités de toutes sortes, musique et poëme, acteurs et chanteurs, ait excité plus d’émotions et d’enthousiasme dans le cœur d’un jeune homme : j’étais ivre d’admiration, ivre de bonheur ; mon cœur soulevait ma poitrine oppressée… que faire ? que devenir ?… Heureux transports, où êtes-vous ? Le théâtre où se passait tout cet enthousiasme innocent et ridicule a duré encore moins que mon admiration ; il a croulé sous les coups d’un maçon, le joli théâtre ! À présent, en passant dans la rue Feydeau, vous pouvez voir encore son enceinte muette, ses loges dégarnies, ses échos tête baissée. Le pauvre vieux théâtre cherche en vain à envelopper sa nudité contristée : rien ne vient plus à son secours, ses ruines seules le protègent à présent ; paix à ses cendres ! Ainsi donc moi, jeune encore, moi, assis sur les ruines de ce théâtre où j’ai trouvé tant de passions diverses, je suis là comme Marius à Carthage ; mais aujourd’hui, quand nous avons vu tant de ruines grandes et petites, tant de vainqueurs de la veille vaincus le lendemain, qui de nous, dans son étroite sphère, n’a pas été Marius assis sur les ruines de Carthage, un jour ?

J’étais donc ce jour-là errant autour de l’Opéra-Comique comme une âme en peine, et toujours me consultant à part moi pour savoir si je ferais encore cette fois l’énorme dépense de 44 sous que l’Opéra-Comique coûtait dans ce temps-là. Comme j’étais ainsi à me consulter, je fus abordé par un beau jeune homme que j’avais vu souvent au Luxembourg, et avec lequel j’avais fait connaissance, nos deux chiens s’étant liés d’amitié, bien que son chien fût un beau et noble danois à côté duquel mon pauvre Azor faisait une triste figure. Ce jeune homme avait au bras une très-élégante belle dame ; ils allaient ensemble, elle et lui, à l’Opéra-Comique, et je pourrais au besoin retrouver la date précise de ce jour. C’étaient les débuts de Lafeuillade et la rentrée de Gavaudan dans Le Délire. Jugez de mon bonheur et de ma joie quand ce jeune homme, qui avait une loge à lui tout seul, me proposa de me donner une place à côté de cette belle dame ! J’acceptai avec empressement et en balbutiant des grognements de reconnaissance. Mais que devins-je quand mon ami me raconta tout bas que cette belle dame à qui il donnait le bras si familièrement n’était rien moins qu’une chanteuse de l’Opéra, oui, de l’Opéra ! une coryphée, par ma foi ! Alors je ne fus plus de ce monde, alors ma tête bourdonna comme lorsque vous avez les oreilles pleines d’eau à l’école de natation. Je ne sus plus à quel enthousiasme obéir : être là à côté d’une femme de l’Opéra, être là en face de Gavaudan, de Gavaudan lui-même ! la sentir, elle, distraite, ennuyée, lorgnant d’autres hommes que nous deux (j’en suis fâché pour mon ami), écoutant sans les entendre mes fades, tremblants et timides compliments, prenant sans l’accepter mon bouquet de violettes ! À qui entendre ? à lui ? au chanteur ? à tous deux ! La soirée fut enivrante. Dans ce temps-là les femmes, quand elles étaient jeunes et belles, étaient revêtues pour moi de je ne sais quelle auréole bleue et flamboyante, espèce de phosphore parti de l’âme, que je ne saurais vous expliquer faute d’expression. Que de passion j’avais alors ! Oh ! donnez-moi seulement la passion que j’avais ce soir-là ; rendez-moi ce bourdonnement poétique dans mon faible crâne ; rendez-moi la flamme bleue et scintillante qui enveloppait cette femme ; rendez-moi le bruit adorable de mon pauvre cœur ; rendez-moi surtout cette admiration facile et niaise, cette bienveillance universelle, cette ignorance profonde de tous les mystères de l’art, de toutes les exigences de l’art ; reportez-moi à cette vingtième année, rubiconde et fleurie, innocente et chaste, et vous verrez, vous verrez si je suis en effet, comme on le dit, une âme revêche, un cœur sec et froid, un esprit méprisant et goguenard, un critique implacable. Mais hélas ! hélas ! où sont-ils mes vingt ans ? où sont-ils, hélas ! Aussi, où est-elle ma chanteuse ? qu’est-elle devenue, ou plutôt que n’est-elle pas devenue ? répondez-moi. Mais moi, j’en ai des nouvelles plus fraîches que vous.

Il y a trois ans, en passant à Nevers, la diligence s’arrêta pour le dîner, Je lus par hasard à la porte du Cheval blanc l’affiche d’un concert annoncé pour le soir : ô surprise ! c’était le nom de mon artiste, le nom que je n’avais jamais oublié, celle-là même dont le regard inattentif m’avait jeté dans la vie littéraire. Elle promettait ce soir là, sur l’affiche du concert, de chanter beaucoup de musique de Rossini et de Panseron ; car c’était au fond une bonne femme, très-abandonnée à l’heure présente, qui aimait beaucoup tous les extrêmes et qui se plaisait dans tous les excès. Le nom de cette femme que j’avais adorée pendant trois heures d’adoration, me surprenant ainsi après cinq ans, au milieu d’une grande route, dans une ville de province, me causa une impression singulière. Je résolus de la voir encore une fois avant sa mort ou avant la mienne ; je voulus savoir comment en effet elle était faite, cette femme. Je laissai donc partir la diligence sans moi, et j’attendis impatiemment l’heure du concert. L’heure du concert arriva enfin. J’entrai le premier dans la salle mal éclairée où se tenait, dans un silence morne et stupide, un méchant piano de l’endroit, emprunté à quelque nouvelle mariée de la préfecture ou de la mairie. L’instrument était là, bouche béante, et, faute de mieux, je me mis à le considérer sur toutes ses faces. Horrible et muette contemplation ! Quel fléau en effet qu’un piano de province ! quelle carrière inépuisable de sons faux et criards, de musique médiocre et bourgeoise ! que de méchantes romances sont renfermées dans ces quatre morceaux de bois ! que d’interminables sonates ! Cela fait peur de penser à toute cette harmonie portative et si facile à soulever ! Ma vision dans cette salle déserte fut assez longue. Peu à peu la salle se remplit ; je me portai de l’instrument sur les amateurs, puis bientôt des amateurs sur l’artiste que j’attendais. Elle arriva enfin, je la vis paraître enfin, on l’annonça à haute voix : c’était elle. Était-ce bien elle ? Je vis une pauvre femme, au visage maigre et rouge, entortillée dans une robe bigarrée, portant des gants de couleur, les cheveux relevés sur le front, le regard inquiet et hautain à la fois. Oh ! quelle déception ! C’était pourtant ce même regard qui m’avait jeté sans le savoir dans la vie littéraire ! Ce qu’elle chanta, cette femme, je ne saurais le dire. Elle chanta si mal qu’elle fut applaudie à outrance par toutes les autorités locales. C’en était fait, elle était revenue à la vie vagabonde, la Bohémienne civilisée ; elle était entrée de nouveau dans cette vie nomade et misérable qui a tant de charme pour l’artiste dramatique ; existence vagabonde toute chargée d’humiliation et de misère, et de gloire douteuse dont l’enivrement est d’un effet irrésistible sur ces âmes à part. J’étais à ce concert comme Milton enfant. Il dormait un jour quand deux belles dames s’arrêtèrent devant son sommeil, et firent glisser deux vers d’amour dans son sein : à son réveil il trouva les vers ; les belles dames s’étaient enfuies. J’étais Milton éveillé, moi, et je revoyais ma vision poétique ; seulement, elle était en haillons. Adieu donc ma vision !

C’est un triste adieu, mais qui de nous n’a pas ouvert les yeux avant le temps ? quel est le jeune homme aujourd’hui, le dis le plus sensé, qui n’ait pas eu à redescendre péniblement du haut de cet enthousiasme de dix-huit ans auquel il s’était élevé d’un seul bond ? J’en connais un qui depuis a été condamné deux fois à mort ; homme énergique qui a passé devant les jurés les plus formidables à la presse, et que l’état de siège a voulu égorger : celui-là même, après trois ans d’admiration et d’attente à l’Opéra-Comique aussi, s’est estimé heureux d’embrasser le gant, déjà souvent porté, d’une petite fille dont il ne voudrait pas aujourd’hui pour être la bonne de son enfant. Il vous est donc permis d’être triste et rêveur toutes les fois qu’une de vos illusions s’en va loin de vous d’un pas lourd, et relevant péniblement sa robe fangeuse comme une prostituée surprise par le commissaire de police après minuit.

Je reviens à mon récit de tout à l’heure. Tout à l’heure j’étais encore à l’Opéra-Comique, ivre de Joie. Quand tout fut dit, que j’eus vu la toile se relever et que nous fûmes descendus dans la rue, mon ami me donna le bras de sa chanteuse et nous la conduisîmes chez elle, rue du Helder, par les murmures du boulevard Coblentz, un jour d’été. Ce fut la première fois de ma vie que je remarquai cette rue du Helder, si mystérieuse, si pleine d’amour et d’intrigues de toutes sortes ; monde à part dans le monde élégant, petites maisons consacrées au plaisir, dont chaque fenêtre porte une silhouette, dont chaque porte est soumise à un signe plus que numérique ; espèce de boudoir à double entrée, l’une consacrée au vieillard opulent, l’autre destinée au jeune homme beau et pauvre ; espèce de champ-d’asile qui tient le milieu entre le vice et l’amour honnête. Je ne saurais vous définir encore cela ; mais la rue du Helder mérite une mention à part dans les rues de Paris ; elle a des bruits qui ne sont qu’à elle, des parfums qui ne sont qu’à elle, des murmures qui ne sont qu’à elle. Voyez-vous cette femme là-haut, aux secondes loges de l’Opéra ? Elle est belle, elle est parée, elle est jeune encore de sa jeunesse de vingt-cinq ans ; elle rit, elle est à l’aise, elle connaît les hommes du balcon qui la saluent ; c’est presque une dame, c’est une femme aussi éloignée de l’insouciante jeunesse que du dévergondage de l’âge mûr ; c’est une femme qui fait halte entre les passions passées et les passions à venir, entre la dévotion et le jeu, entre le libertinage et le mariage : c’est une femme de la rue du Helder.

Oh ! cette nuit-là, quand nous l’eûmes quittée, cette femme, et que je sentis encore à mon bras la chaude impression de son bras, comme je fus ému et transporté ! Alors, pour la première fois, je sentis ma nullité et ma misère ; alors, pour la première fois, la rue Taranne, que je trouvais si belle avec sa fontaine d’eau claire et limpide, me parut horrible, comparée à la rue du Helder. L’Opéra-Comique était si loin de là, et notre belle chanteuse si loin aussi ! Mon ami choisit ce moment pour me parler de la profession qu’il m’engageait à prendre. Il était journaliste, ni plus ni moins. À l’entendre, il régentait l’univers dramatique ; il avait toutes les faveurs et toutes les soumissions de l’art ; sa vie était une fête enchantée, à l’entendre ; témoin cette loge où il m’avait donné une place, témoin cette chanteuse dont il m’avait prêté le bras, témoin le journal qu’il recevait tous les matins, témoin la carte du Diorama qu’il avait dans sa poche, témoin ses entrées au théâtre des Variétés et au théâtre du Gymnase ; et que sais-je encore ? car ce sont là les amorces innocentes de la vie littéraire ; un jeune homme ignorant et faible se laisse aller à ces tristes appâts ; le plaisir facile lui va mieux tout de suite que la fortune difficile à gagner en dix ans. C’en est fait, c’en est donc fait, je ne résiste plus, je renonce de gaieté de cœur à toutes mes graves et vives études, je me fais écrivain et je mourrai écrivain pour avoir passé mal à propos, un soir d’été, par l’Opéra-Comique, le boulevard Coblentz et la rue du Helder.

Ce n’est pas que j’aie à me plaindre de la vie littéraire ; non pas, non, je n’aurais pas cette ingratitude envers la plus noble profession de cette époque de liberté : au contraire, tout en racontant par quel accident je me suis trouvé engagé dans cette route difficile, je serais désolé d’arrêter ceux qui se sentent assez forts pour s’exposer à ces hasards. Les plaintes des écrivains d’autrefois m’ont toujours paru une injustice, elles seraient une brutalité stupide aujourd’hui. Remontez tant que vous voudrez dans notre histoire, partout vous trouverez les poëtes aux abois dans leurs vers, riches dans leurs maisons. À ceux qui ne sont pas riches arrive la gloire, cette grande consolation de toutes les infortunes. Voyez ! aux uns François Ier tend une main vaniteuse, aux autres Richelieu offre sa terrible collaboration ; à ceux-ci Louis XIV, à celui-là le duc de Bourgogne, puis Mme de Pompadour au 18e siècle, et en même temps Catherine et Frédéric II, toute la ville et toute la cour ! Ce sont là des encouragements ! ce sont là des existences mieux que bien faites ; c’est là une vie toute vouée au hasard, à la passion, à la colère, aux rêves et aux honneurs de toutes sortes. Demandez à ces hommes à part dans la foule lequel d’entre eux voudrait consentir à descendre dans la vie commune, eux qui sont tous princes ou gentilshommes par le talent et le génie : aucun d’eux ne consentira à aucun prix à subir cet abaissement moral. Les plaintes des poëtes, leurs longues misères, leur pauvreté tant chantée, leur isolement, ce sont là autant de mensonges poétiques auxquels il ne faut pas croire, enfants, auxquels il ne faut pas que vos pères ni vos mères ajoutent une foi trop grande. La vie littéraire, voyez-vous ? ce fut de tout temps une vie à part dans les grandeurs de ce monde : c’est mieux que cela aujourd’hui, c’est une vie à part dans les puissances de ce monde. L’homme de lettres marche comme le grand seigneur a marché ; ils sont entrés l’un et l’autre dans la Constitution, ils sont de vrais citoyens l’un et l’autre, mais citoyens hors de la foule, malgré la foule ; citoyens à part, citoyens grands seigneurs pour tout dire, aristocrates par la passion, par le cœur, par la pensée, par l’avenir. Pour mieux comprendre ma proposition, passons du poëte d’autrefois à l’homme de lettres d’aujourd’hui.

L’homme de lettres d’aujourd’hui a cela de particulier, c’est qu’avec sa plume il a une existence assurée et conquise, tout aussi bien que les avoués et les notaires et beaucoup plus qu’un avocat. La Constitution est ainsi faite qu’elle ne peut vivre qu’à force de débats et de discussions de tout genre pour et contre ; le journal, aujourd’hui, c’est plus qu’un besoin, c’est un devoir ; c’est une nécessité de tous les matins, de tous les soirs, de toutes les heures du jour ; le journal est la reproduction vivante de la vie de toutes les heures, politique, littéraire, philosophique, et prenant toutes les nuances de la société, de haut en bas. Cette puissance qui dirige à son gré et violemment les hommes et les choses, puissance inexorable qui se dévore elle-même quand l’aliment vient à lui manquer, savez-vous combien il lui faut d’écrivains actifs, passionnés, infatigables, dévoués à ses haines, à ses amours, à ses ambitions, à ses colères, à toutes ses cruelles exigences ? savez-vous ce que c’est que cet abîme sans fond où se jette à chaque instant cette immense quantité de passions, d’idées, de paradoxes, de folies, de niaiseries, de toutes les choses qu’engendrent le cœur, l’âme, la passion, le vice et la vertu des hommes ? Le tonneau funeste des Danaïdes n’était rien, comparé à ce labeur éternel. Ô la presse périodique ! monstre aux cent voix et aux cent bouches, vautour qui a besoin pour vivre de toujours dévorer un foie renaissant, insatiable conversation à haute voix de toutes les puissances et de toutes les ambitions de l’Europe, qui va en un clin d’œil d’un bout de l’Europe à l’autre, frappant à la fois l’oreille des rois et l’oreille des peuples, proclamant en même temps les principes les plus opposés : athéisme et dévotion, esclavage et liberté, le roi et le pape, la licence et l’ordre ; voix immense qui a tout autant changé le monde que la vapeur et les chemins de fer ! Eh bien ! ce monstre, cette voix, la presse périodique enfin, quand j’ai été saisi par lui, par une soirée d’été calme et sereine, j’ai eu peur d’abord, je me suis senti entraîné bien loin d’abord ; puis peu à peu je m’y suis habitué, j’ai flatté de la main ce coursier rebelle, je me suis mis plus à mon aise. M’y voilà : que le Bellérophon m’emporte où il voudra ; je suis à lui corps et âme, je l’aime de toute ma passion et de tout mon cœur ! On me ferait prince : qu’on ne me donnerait pas tant je marche en avant de tous les gentilshommes de l’Europe, moi, un simple gentilhomme de la presse. Il n’y a rien de tel que de s’habituer des premiers à ces positions extraordinaires dans la vie ; il n’y a que le premier pas alors qui vous fasse peur : vous êtes en ballon dans les airs, vous êtes sur un chemin de fer, vous êtes rédacteur d’un journal, vous êtes à part, dans le monde, des autres puissances, que vous dédaignez à bon droit, pendant que la foule tremblante et ébahie vous regarde d’en bas.

Mais ni le ballon poussé par le gaz enflammé au milieu des nuages, ni la voiture rapide comme l’éclair, traînée à la remorque par ce géant aux mille bras qu’on appelle la vapeur, n’ont poussé un homme en avant comme vous êtes poussé en avant par cette vapeur autrement puissante, le journal. Moi, pauvre enfant, la veille si tranquille, si heureux, si oisif, à peine eus-je touché le journal dans ses extrémités les plus inoffensives que je fus saisi corps à corps par ce nouveau Briarée, plus terrible mille fois que celui de la fable. De ce jour, plus de repos, plus d’oisiveté, plus rien de la vie ordinaire. Je commençai pourtant comme tous les écrivains périodiques ont commencé, obscurément : n’importe, il fallut bientôt aller en avant ; bientôt le travail augmenta ; bientôt la passion d’écrivain me vint à l’âme ; bientôt le besoin de juger envahit tous mes plaisirs ; bientôt la critique par métier se mêla à toutes mes sensations ; bientôt le malheureux besoin d’être important changea en fiel ma bonne volonté naturelle pour les autres ; bientôt je rejetai loin de moi mon admiration facile comme on rejette un fardeau inutile pour un grand voyage. Cela fut un grand malheur, n’est-ce pas, perdre en un jour cette bienveillance universelle pour les autres, cet enthousiasme toujours prêt, cette heureuse passion de toutes les heures, cette naïveté d’enfant, ces larmes, la douce rosée de nos vingt ans, cette profonde ignorance du monde littéraire et du monde des arts ? J’étais encore si bon la veille, si naïf encore, si aimant, si aimé ! Le lendemain me voilà cherchant des haines, froissant les amours-propres, m’attaquant à des renommées brillantes et fragiles comme le verre ! tout cela parce que j’étais allé à l’Opéra-Comique, un soir d’été, avec une demoiselle de l’Opéra !

Car, sorti de l’Opéra-Comique, mon ami me donna le secret de sa vie élégante, et de ses loges au théâtre, et de ces belles dames dans les belles loges. Il ne s’agissait, pour être heureux comme lui, que de prendre son collier de journaliste ; et moi, innocent, je tendis la tête, ne voyant pas que le col de mon ami fût pelé. Quant à la fin de mon histoire à Nevers, vous la savez déjà sans que je vous la dise. Je tombai encore cette fois du haut d’une chimère brillante dans une réalité bien triste ! Elle vint, la pauvre femme, dans cette salle de concert, elle vint en écharpe rose passé, la joue couverte d’un mauvais fard, la voix rude et rauque ; et elle chanta du Rossini et du Catruffo. Cela fut très-applaudi par l’assemblée, cela fut bien triste pour moi. Le soir, rentré dans mon auberge, je regrettai vivement ma fatale curiosité.

Voyez-vous ? la vie littéraire est remplie de ces déceptions funestes. Vous y entrez avec toutes sortes d’illusions ; mais, à mesure que vous faites un pas, vos illusions, blanches colombes du printemps poétique, s’envolent une à une pour ne plus revenir. Il y a deux parties dans l’art bien distinctes : le parterre et les coulisses. Tant que vous êtes dans le parterre cela va bien : l’art arrive à vous du beau côté, l’art se pare avec soin, il prend sa voix la plus douce, il sourit, il fait patte de velours, il est riche, heureux, honoré, passionné ; mais, de grâce, si vous voulez toujours le voir ainsi, ne quittez pas le parterre ; restez à votre place, homme heureux pour qui la toile tombe et se relève toujours à propos : la coulisse change tout cela.

Dans la coulisse en effet l’art, quel qu’il soit, poëte, musicien, peintre, comédien, l’art est hideux : le poëte, plein d’envie, à l’œil fauve, aux cheveux rares, homme flatté du matin au soir par les plus insipides flatteurs, esprit désenchanté, triste égoïste qui ne pense qu’à faire un peu plus de bruit qu’un autre dans le monde des idées, s’agite de long en large et rature ses vers ; le musicien, d’une main souvent avinée, sans passion, sans enthousiasme, sans croyance, frappe au hasard des pieds et des mains, non pas de l’âme, un malheureux piano qui produit bien des grincements plaintifs avant de fredonner le flonflon si cher à la foule ; le peintre va chercher au coin de la borne quelques pauvres filles, qu’il déshabille pour en faire des déesses de la fable ou des saintes de la légende ; la comédienne, si belle tout à l’heure, teint son visage et ses mains, et dépose sur sa toilette sa chevelure et sa passion.

Voilà ce que c’est que la coulisse. Or, entrer dans cette vie à part et sans définition que mènent les poëte, les comédiens et les artistes, c’est entrer, à proprement dire, dans la coulisse du théâtre, c’est se jeter à corps perdu dans cette atmosphère nébuleuse que l’homme heureux évite avec soin, dont il ne s’approche qu’à distance et avec toutes sortes de précautions, attendant pour bien faire que le lustre soit allumé, que le souffleur soit à sa place, qu’Iphigénie ait attaché sa ceinture virginale, que Burrhus ait mis sa barbe à son menton, Cydalise le fard à sa joue, Baillot la colophane à son archet, M. Gérard le vernis à son tableau. Mais ce sont là les heureux et les habiles de ce monde ; ceux-là jouissent et ne produisent pas, ceux-là sont les seuls qui conservent leurs illusions. Respectons-les !

Mais je suis déjà bien las de vous parler de moi. Que suis-je d’ailleurs pour vous arrêter sur des commencements si vulgaires, insipide histoire sans intérêt et sans plaisir ? Tout comme un autre j’ai bataillé d’abord ; car tant qu’a régné la maison de Bourbon l’opposition c’était la grande route. À présent que j’y pense, je trouve que jamais dynastie n’a été attaquée comme celle-là : nous sommes aujourd’hui plusieurs hommes faits, écrivains posés et bien posés, qui avons commencé ensemble par écrire un journal de personnalités très-vives contre tout ce qui était pouvoir dans ce temps-là. Ce journal devint populaire en peu de temps : il portait un nom cher à la France littéraire et opposante, il était plein d’indignation et de fiel ; chaque matin c’étaient de nouveaux sarcasmes, de nouvelles colères. Tout venait à nous ; nous fûmes terribles pendant une heure, car la France est ainsi faite, qu’elle ne peut vivre longtemps, l’inconstante qu’elle est, ni avec les mêmes hommes ni des mêmes hommes. Toutes les fois que j’ai voulu relire cette ardente et infatigable polémique je me suis étonné de la patience avec laquelle les courtisans de ce temps-là la supportèrent. Ils ont rendu ainsi, à leur dam et préjudice, un grand hommage à la liberté de la presse. Il faut dire aussi que faire autrement c’eût été difficile : nous étions trop bien soutenus par l’opinion, nous étions de trop jeunes athlètes pour être brisés facilement ; et puis comment nous rendre sarcasmes pour sarcasmes ? Nous étions très-jeunes, tous honnêtes gens, tous sans ambition, tous méchants sans méchanceté et cruels sans le savoir. Et puis à côté de nos haines politiques nous jetions dans cet admirable petit pamphlet nos amours de chaque jour ; tout nous servait à remplir notre tâche : il n’est pas un de nous qui n’ait écrit là toute sa vie ; et cela amusait le public, qui se laissait aller à ces impressions franches et toutes nouvelles, lassé qu’il était des vieux journaux.

Car nos commencements ont eu ceci de particulier qu’ils ont été à la fois le commencement du nouveau journal et la fin des vieux journaux. Tel que je suis, jeune encore, homme de la fin de 1804, cette belle année de prospérité et de gloire inouïe, je suis à l’heure qu’il est un des plus vieux journalistes de Paris. Cela vous fatigue si vite, le journal ! cela vous vieillit si vite, improviser tous les jours de quoi suffire à cette immense consommation d’esprit, de style, de colère, d’indignation, de raillerie ! Hélas ! à mon tour je me sens en retard déjà. Moi qui vous parle, j’ai vu s’élever à côté de moi, au-dessus de moi, nos plus habiles écrivains périodiques, ceux qui tiennent en leurs mains toutes les destinées du pays ; j’écrivais déjà quand ils ont commencé à écrire, mais avec quelle verve, grand Dieu ! comme ils se sont dessinés tout d’abord ! que de grandes choses ils ont faites ! Les uns ont renversé le ministère Polignac en six bonds ; les autres ont pris par la main la révolution de juillet, cette terrible fille, s’efforçant de la guider dans le chemin qu’ils lui avaient tracé à l’avance ; tous ils ont agrandi le langage de la presse, tous ils ont rendu à la critique sa dignité et son éclat. Oh ! c’est un beau spectacle, la presse périodique ! Que de grands noms ! que de zèle ! que de courage ! que d’éclat ! quelle abnégation profonde de soi-même ! quelle sainte colère ! quelle verve inépuisable ! Tous les jours être prêt ! Émeute, révolution, rue Saint-Denis, rue des Prouvaires, guerre au dehors, peste au dedans, l’assassinat même et le régicide, rien n’y fait : ils sont toujours là, là sur la brèche ! Que de génie dépensé ainsi, jeté au vent, prodigué à la foule qui passe ! Et puis les longs procès criminels, et puis les prisons sans fin, et puis les voyages de Versailles à Paris entre deux gendarmes, et puis les amendes, et puis les pauvres femmes qui tremblent et se préparent à mourir, entendant le gendarme de l’état de siège qui escalade les murs de la maison ; et puis, d’autre part, l’écrivain qui défend seul contre tous ce que tout le monde attaque, qui reste impassible devant la foule, qui dit à la popularité : « Va-t’en ! Que m’importe l’estime de la foule ? je tiens avant tout à ma propre estime. » Homme fort, celui-là ! qui tient à son devoir et à son droit, et qui reste au but qu’il s’était tracé sans vouloir avancer ni reculer d’un pas ! c’est stoïque et beau ! Notre siècle est le siècle de la presse, notre siècle est le siècle de la pensée libre, notre siècle est le siècle de tous les genres d’indépendance. Qu’il faille combattre pour ce qui existe, ou défendre ce qui n’est plus, ou pousser de toutes ses forces à un avenir difficile, ils sont tous prêts. Voyez-les : pas un ne recule ! Que deviennent donc, en présence de ces hauts et sincères témoignages, toutes les déclamations du siècle passé sur les gens de lettres en général, et en particulier sur les écrivains des feuilles périodiques ? Cela fut longtemps une plaisanterie consacrée. Voltaire lui-même, le premier homme qui ait fait un journal en France, car sa correspondance, qu’est-ce autre chose sinon le seul journal possible de cette époque ? Voltaire lui-même, quels sarcasmes n’a-t-il pas trouvés contre les journalistes de son temps ! sarcasmes souvent répétés, sarcasmes impossibles aujourd’hui. Aujourd’hui, avant tout et pour tout homme qui fait un journal, la vérité est une nécessité aussi bien que la justice. Lisez tous les journaux du temps, et, après les avoir lus, comparez-les entre eux : je tiens pour certain que dans le fond, sinon dans la forme, vous trouverez que tous ils s’accordent à flétrir ce qui est infâme, à louer ce qui est noble et bon. Il est impossible qu’il en soit autrement avec la liberté de la presse, elle est en effet l’âge d’or de l’écrivain périodique. Aussi regardez : il n’y a plus de livres aujourd’hui, il n’y a plus que des journaux.

Je suis donc heureux et fier d’être un des hommes de cette presse, moi indigne. Depuis tantôt huit ans j’y ai travaillé nuit et jour avec tout le zèle dont je suis capable, faisant des livres pour me distraire et pour réaliser, si je puis, quelques-unes des idées que je rencontre dans ma tête en passant en revue les idées des autres. — Quand je commençai à écrire pour la première fois dans un journal et que je me demandai comme Figaro, mon patron : Qu’y a-t-il ? les réponses m’arrivèrent en foule, et j’eus bien de la peine, dans ce temps-là, à les démêler toutes, ces réponses à ma question imprudente. Ce qu’il y avait alors en France était une chose immense en apparence, une chose inépuisable en apparence, un univers entier à exploiter par un journaliste de vingt ans comme moi. Eh bien ! horreur ! tout ce qu’il y avait en France est mort depuis, ou s’est évanoui on ne sait où. Tout cela a été dévoré par le journal ; le journal, cette frêle puissance quand j’ai commencé, puissance si débattue, et sur laquelle le censeur pouvait chaque soir jeter son souffle infâme, mutilant une pensée avec autant de sang-froid que le bourreau coupe la tête d’un homme, le journal seul a dévoré tout cela. Quand donc je me demandai en commençant : Qu’y a-t-il ? je trouvai le monde littéraire et politique dans une surabondance incroyable. Qu’est devenu tout ce monde de beaux esprits qui s’agitaient dans le vide ?… Il y avait dans ce temps-là Byron le poëte, mort en Grèce ; il y avait la Grèce renaissante, morte à Constantinople ; hélas ! il y avait Armand Carrel, mort le héros de la presse et son orgueil ; il y avait Shakspeare, Schiller, tous les théâtres étrangers, qu’on traduisait avec ardeur et passion comme les chefs d’une littérature à venir et qui n’est pas venue ; il y avait Walter Scott, le romancier, l’historien, le poëte, le gentilhomme si populaire : mort Schiller, mort Shakspeare, et mort le poëte romancier en revenant de Rome à Abbotsford. Il y avait Talma dans toute sa gloire, soutenant de son génie, qui n’avait jamais été plus heureux, les chefs-d’œuvre de notre vieux théâtre : mort Talma, mort le grand tragédien, emportant la tragédie française dans cette tombe qui n’a pas relâché sa proie. Et moi j’ai suivi comme la foule ces tragiques dépouilles, dont s’était inquiété monseigneur l’archevêque de Paris lui-même. Mais le prélat, aussi bien que le comédien, est mort aussi, plus mort que le tragédien lui-même ; car les ruines du Théâtre-Français sont debout encore, protégées par Corneille, Racine et Voltaire, imposante trinité, pendant que les ruines de l’Archevêché, qui n’avaient pour les défendre qu’une religion de dix-huit siècles, ont été renversées d’un coup de main, dans une folle journée de carnaval, par le peuple de juillet habillé en arlequin.

Quand on pense à tout cela, que de ruines, mon Dieu ! Quel abîme entre le moment où j’ai taillé ma plume pour écrire en public et celui où j’écris ce résumé funéraire, dans lequel encore j’oublie tant de gloires très-vivaces alors, qui ne sont plus même des gloires posthumes aujourd’hui ! Qu’est devenu Cuvier, qui savait tout, Saint-Martin, qui savait le sanscrit, Goëthe, qui était toute l’Allemagne ? qu’est devenu tout l’Orient chez nous ? Mort tout cela ! Or, tout cela c’était la pâture vivante et le journal de l’époque ; le journal vit toujours. Que j’en ai vu tomber, une à une, de ces renommées qui étaient notre orgueil ou notre envie ! que j’en ai vu mourir de ces puissances qu’un souffle a emportées on ne sait où !

Saint-Acheul et Montrouge, que sont-ils devenus ? Où trouveraient-ils, ces anachronismes chrétiens si redoutés et si peu redoutables, où trouveraient-ils, même dans l’Écriture, une expression assez moqueuse pour peindre la rapidité de leur passage : Transivi, et non erat ! J’ai vu balayer Montrouge, ce repaire, comme nous disions alors. J’ai vu partir M. de Frayssinous : où est-il ? j’ai vu monter à côté du jeune ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, dans la calèche qui le ramenait de Vincennes en le sauvant des mains du peuple, M. de Polignac le premier ministre, celui-là même que le roi Charles X avait tenu si longtemps suspendu sur la tête de la Charte au fil de l’article 14 : tout cela tué par le journal cependant ! mais le journal vit toujours.

Que de morts ! que de ruines ! que de désastres ! que de fortunes évanouies ! Dans ce temps-là nous ne portions qu’en tremblant nos mains hardies sur ces hommes qui se sont dissipés au premier cri de la colère populaire. Charles X, le roi de Rambouillet, espèce de stoïcien du dernier degré, qui a perdu avec un sang-froid plus que chrétien la plus belle couronne de l’univers, comme c’était un roi respecté dans Paris ! Nous avons vu aussi tomber celui-là, nous autres qui avions vu passer le cercueil de Louis XVIII. Et comment est-il tombé Charles X ? Vous croyez que c’est un coup de foudre qui l’a jeté par terre ? C’est mieux que cela, c’est le journal.

Le journal est le souverain maître de ce monde ; c’est le despote inflexible des temps modernes, c’est la seule souveraineté inviolable ; c’est mieux qu’un pouvoir de droit, c’est un pouvoir de fait ; toutes les grandeurs du monde viennent se briser contre cet écueil. Le journal mesure à chacun sa popularité, sa gloire, son renom, sa valeur morale ; c’est lui qui fait les oraisons funèbres de toutes les puissances renversées. Il est immortel à présent ; il a toute la patience de l’immortalité : il a lassé à lui seul toutes les grandeurs et toutes les ambitions de ce siècle, il a vaincu l’obstination de Sa Majesté Charles X, il a vaincu la sainte et revêche résignation de Mme la duchesse d’Angoulême, il a fait plier la frivole et charmante pensée de Mme la duchesse de Berry, il a fatigué les plus infatigables renommées, celle de Bonaparte lui-même. Quels événements ! Bonaparte tombe sous la presse, il meurt sous elle ; son fils meurt après lui, n’ayant que la presse pour jeter sur sa tombe quelques phrases d’oraison funèbre. Et vous ne voudriez pas qu’on eût quelque orgueil à appartenir à ce corps qui a fait et défait tant de pouvoirs !

Il faut dire aussi, pour être juste, qu’à aucune époque de la France moderne la littérature et les arts n’ont été florissants comme ils l’étaient à l’époque où je pris une petite place dans le monde littéraire : Rossini était dans toute sa gloire ; M. Gros, qui n’était pas encore baron, venait de faire la coupole du Panthéon, qui était redevenu l’église Sainte-Geneviève ; M. de Lamartine publiait ses Nouvelles Méditations, ce chef-d’œuvre digne de son premier chef-d’œuvre ; M. de Chateaubriand préparait ses œuvres complètes, le seul à qui ce fut là une faiblesse permise et admirée ; au théâtre, M. Victor Hugo annonçait Marion de Lorme, que soutenait le roi Charles X lui-même contre la plus ignoble pétition qui se soit jamais faite dans aucune littérature depuis la célèbre pétition des garçons bouchers à la reine Élisabeth contre son poëte Shakspeare, en faveur des combats de chiens.

Voilà qui allait bien. Dans le petit art nous avions M. Scribe, qui faisait nos délices avec une aristocratie de son vernis et de son invention ; nous avions Boïeldieu qui faisait la Dame blanche ; nous avions… que sais-je encore ? M. Gérard, par exemple, et son portrait du Roi, dans lequel il y avait ce beau cheval. Tout cela était admiré très-fort, tant nous étions oisifs et riches. Chaque année avait aussi sa célébrité qu’il fallait faire ou défaire, chose facile au journal. Venaient en même temps les expositions de l’industrie, toutes remplies de lampes perfectionnées, de savons perfectionnés, de faux toupets perfectionnés, de pianos perfectionnés, et autres perfections qui nous faisaient passer notre temps très-agréablement ; venaient Sèvres, les Gobelins, la société d’encouragement pour les beaux-arts, les concerts des enfants d’Apollon ; toutes choses suivies de dîners au Rocher de Cancale ou chez Véry. Quelle belle foule ! Voyez cette dame qui passe, une partition à la main : elle sort de Feydeau et elle va chanter à la chapelle du Roi ; voyez cet homme qui emporte son violon en cabriolet : il va accompagner la duchesse de Berry ; voyez cet enfant qui passe entouré de gardes-du-corps : c’est le duc de Bordeaux. Prêtez l’oreille, le vieux palais s’illumine tout à coup : c’est fête aux Tuileries, la fête des puissances et des nobles : ils se reportent au moyen âge, ils se reportent de toutes leurs forces à ce temps de puissance absolue ; ils rêvent toute la nuit l’antique féodalité des vieux temps !

Mais, le matin même de ces fêtes, quand ces fêtes vont finir bientôt, voyez-vous ce pauvre homme qui jette obscurément un journal chez le portier du Roi ? Portez les armes à ce pauvre homme, sentinelles ! frappez le parquet du talon de vos bottes, gardes-du-corps ! évanouis-toi, moyen âge d’une heure ! Ce pauvre homme abattra les vieilles Tuileries ! ce pauvre homme c’est le porteur d’un journal.

Et vous souvient-il, dans ce temps-là, comme on était occupé des moindres choses, comme tout était spectacle à cette époque, comme nous demandions tous des spectacles, gorgés que nous étions de l’autre nourriture à l’usage du peuple ? Vous auriez beau chercher dans vos souvenirs, vous ne trouveriez pas le plus petit fait passé sous silence à cette époque, pas le plus petit héros laissé inaperçu. Quels spectacles ! Nous avons été voir avec le même empressement le cadavre royal de Louis XVIII et Rita-Christina, sœurs jumelles qui ont vécu une heure de la même vie et du même amour ; l’obélisque de Luxor se croisait avec l’enfant qui portait le nom de Napoléon écrit dans ses yeux. Vous souvient-il de cette jolie petite fille qu’on appelait Léontine Fay ? Quels transports elle excitait chez nous ! Aujourd’hui l’aimable enfant est mariée et sera bientôt mère. Cela nous vieillit singulièrement, nous autres qui avons assisté à ses débuts. Il n’y avait pas dans ce temps-là jusqu’à la Société philotechnique qui ne fût quelque chose ; je me souviendrai toute ma vie de cette estimable société. M. Cadet de Metz, un ami de ma tante, homme savant et digne de toutes sortes de respects, était membre de cette digne Société philotechnique : chacun a ses faiblesses, et, à chaque nouvelle séance publique, il ne manquait jamais de m’y conduire pour éveiller en moi le sens poétique qui sommeillait. À ces séances publiques, qui se faisaient dans une vaste salle de l’Hôtel-de-Ville, en plein jour, la société se mettait en frais de lectures, elle mettait au jour ses plus grands poëtes. Le plus grand poëte en ce temps-là de la société philotechnique c’était M. Viennet ; il n’y avait pas de séance où je ne visse accourir M. Viennet, un manuscrit à la main. Il arrivait tête levée ; il se posait fièrement devant la balustrade, et là, le geste animé, le regard inspiré, il débitait fièrement des chants entiers d’un poëme burlesque dont l’assemblée était émerveillée. Ce poëme était destiné par l’auteur à servir de pendant à la Pucelle de Voltaire. Il y a surtout un de ces chants dont je me souviendrai toute ma vie : l’auteur y fait violer en plein jour la reine Blanche, la mère de saint Louis, par une troupe de muletiers et de soudards. La Société philotechnique, qui n’y entendait pas malice, applaudissait cela de toutes ses forces. Pour moi, dans mon petit bon sens, il me semblait que c’étaient là bien des extravagances ; mais, voyant tout le monde admirer et applaudir, je me taisais modestement. Depuis ce temps le fameux poëme burlesque a été imprimé, et le public l’a jugé à l’impression comme je l’avais jugé à la lecture ; ce qui n’a pas empêché M. Viennet de descendre ou de s’élever encore d’un cran, de passer de la Société philotechnique à l’Académie française, préféré qu’il a été à Benjamin Constant, cet autre mort illustre que nous avons vu mourir, et que je n’ai pas compté parmi les funérailles politiques dont la marche est ouverte par le convoi du général Foy et se referme aux convois de Casimir Périer et du général Lamarque.

Malgré moi, vous le voyez, j’en reviens toujours à des histoires de funérailles ; je suis déjà dans cet âge où l’on s’étonne des morts qu’on a laissés derrière soi. C’est un cruel travail que de se souvenir de tous ceux qu’on a vus et qui ne sont plus ! Parlez-moi des modes passées, et de ces choses futiles je vous parlerai sans tristesse. Vous avez lu Ourika par Mme de Duras, vous avez lu Édouard, ces deux plaidoyers en faveur du faubourg Saint-Germain : quelle distance entre ces livres d’une aristocratie toute personnelle et le livre de mistriss Trollope, par exemple, cette aristocrate en général !

Vous avez vu les Osages reçus comme des princes d’abord, comme des histrions ensuite, passant du palais de Saint-Cloud à la Grande-Chaumière : quelle différence entre les Osages et don Pédro, ou le dey d’Alger qui les remplace à l’Opéra ? Vous rappelez-vous aussi cette autre grande chose qu’on allait voir avec tant de pompe par les matinées d’été, la girafe, grand homme qu’on allait entendre dans les temples chrétiens, le missionnaire Guyon ? et le procès de Castaing qui tenait le monde attentif autant que le procès Fualdès ? et le général Berton, exécuté avec tant d’horrible sang-froid ? et la loi du droit d’aînesse rejetée ? et la statue de Louis XIII rétablie à la place Royale ? et la Madeleine toujours aussi peu avancée ? et l’arc de l’Étoile sur lequel nous avons tant plaisanté ? et l’éléphant de la Bastille que la révolution de juillet a bronzé en cuivre ? et les chasses du Roi ? et le sacre ? et la voiture du sacre vendue à l’encan ? et le jeu du Roi, où se pressait toute l’opposition, faveur signalée que lui faisait la royauté ? et le Musée maritime ? Nous avons vécu de tout cela pourtant, nous autres ; nous avons critiqué ou défendu amèrement tout cela ; après quoi venaient la cour, et les courtisans, et les noms propres : M. de Damas et Mme de Gontaut, M. le duc de Guiche et sa femme si jolie, Mme Du Cayla et M. Sosthène de La Rochefoucauld, ce gentilhomme si bien intentionné et si poli, et si tremblant devant les journaux, dont les sarcasmes étaient répétés à l’Élysée-Bourbon le soir. Dans ce temps-là aussi on parlait beaucoup de Mlle Noblet et des romances de M. Romagnési. De quoi ne s’occupait-on pas, ô ciel !

Eh bien ! tout cela est déjà de l’histoire ancienne ! une révolution est venue donner à toutes ces choses la consécration qui n’appartient qu’aux vieux temps. La foudre tombe sur une maison moderne, et elle lui donne le sombre coloris d’un monument du moyen âge : voilà ce qui est arrivé à cette société surprise tout à coup dans son sommeil. Elle a été séparée violemment de l’avenir de la France par un abîme ; elle est devenue tout à fait inutile, même comme époque de transition. Tout ce qu’elle avait fait en plus grande hâte, aristocratie, religion, mœurs, les modes même et les beaux-arts, ces choses plus indépendantes du pouvoir que tout le reste parce qu’elles tiennent au caprice du peuple, tout cela est monté dans le vaisseau de Cherbourg, tout cela a remonté en sens inverse le sillon effacé et renouvelé tant de fois qui ramena d’Angleterre la reine Henriette : misérable histoire qui recommence tous les cent ans, ramenant après elle les mêmes infortunes et les mêmes appareils.

Vous concevez donc qu’un homme qui s’est occupé de tous ces événements au jour le jour, qui a suivi, la plume à la main, les plus minces détails de cette histoire, n’a guère d’autre histoire à raconter. Une préoccupation puissante s’est emparée ainsi de toute ma vie ; et, Dieu merci, j’ai été placé dans des positions, assez diverses pour les bien comprendre, à présent que je les vois en bloc, tous ces faits épars de notre histoire de chaque jour.

À quoi nous avons servi, nous autres les premiers hommes de la presse périodique, et ce que nous avons fait en dix ans, il serait facile de le dire. Une fois que nous nous fûmes enquis de quoi il s’agissait et quels étaient les hommes régnants, nous comprîmes tout de suite ce qu’il y avait à construire et surtout à démolir. Ainsi nous avons été les premiers qui aient attaqué de front la littérature de l’Empire, cette triste usurpation littéraire qui était restée debout après que l’usurpation guerrière et glorieuse fut morte sur son rocher. Vous qui vivez, ou plutôt qui écrivez aujourd’hui, tranquilles et à l’abri de tout monopole, vous ne sauriez vous figurer ce que c’était, il y a dix ans, que la littérature de l’Empire : elle était partout maîtresse souveraine, impérieuse, fière et jalouse et médiocre ; elle tenait tout ce qu’on pouvait tenir, le théâtre et la place publique, l’Académie et le journal ; à chaque pas que faisait un pauvre jeune homme qui se sentait de l’esprit et du cœur, il trouvait son passage impitoyablement barré par ces immobiles ; plus de passage pour personne ! Que d’humiliations de tous genres ces gens-là ont fait subir à toute la jeune école ! Cela est à peine croyable : les Messéniennes trouvent à peine un imprimeur ; les Méditations sont publiées par faveur ; lord Byron est publiquement hué comme poëte ; il fallut un libraire très-hardi pour dépenser sur les Puritains et l’Ivanohé de Walter Scott la moitié autant d’argent qu’on en dépensait sur Monsieur Botte ou l’Enfant du carnaval par Pigault-Lebrun.

Dans ce temps-là Armand Carrel n’aurait jamais pu imprimer son Histoire d’Angleterre ; dans ce temps-là la presse périodique n’aurait pas trouvé assez de mépris et de moquerie pour les Mélanges de Sainte-Beuve ; Mérimée aurait eu besoin d’un collaborateur de la Pandore pour publier sa chronique ; M. Alfred de Vigny aurait eu besoin, pour faire accepter son beau roman de Cinq-Mars, d’une préface de M. Paul de Kock. J’ai vu M. Victor Hugo, cet ardent génie qui règne aujourd’hui par la poésie après avoir combattu pour elle, ne pas pouvoir placer au prix de cent écus Han d’Islande, cette vive, passionnée et grossière ébauche d’un homme qui avait Notre-Dame de Paris dans la tête et les Orientales dans le cœur. Dans ce temps-là il était impossible d’aborder le théâtre : le Théâtre-Français aussi bien que la tragédie française étaient le monopole de ces messieurs ; l’Opéra leur appartenait, corps et âme, et danseuses ; ils regardaient l’Opéra-Comique comme leur berceau ; et en effet c’est de là qu’ils sont presque tous sortis pour aller à la Chambre ou à l’Académie française. Ô la belle littérature, mes amis, la belle et savante littérature, qui a commencé par composer des drames pour les musiciens de Feydeau !

C’était là un joug bien propre à décourager de jeunes âmes ! c’était là une humiliation cruelle ! et que de courage il a fallu pour combattre tous ces obstacles ! Que de fois, en me promenant lentement dans les galeries de bois du Palais-Royal, ce temple de la librairie et de la prostitution publique, ruinées toutes les deux, ai-je senti mon cœur bondir d’indignation dans ma poitrine quand je voyais ces somptueuses boutiques remplies tout entières par une littérature dont ni moi ni personne nous ne pouvions lire quatre pages de suite ! Dans ce temps-là le Palais-Royal n’était permis qu’aux adeptes : Alfred de Vigny, qui commençait avec toutes sortes de peines, était obscurément annoncé chez les libraires du quai de la Vallée ; M. de Balzac, cet homme de tant d’esprit, publiait, et en vain, depuis dix ans un roman nouveau tous les huit jours, rêvant tristement une célébrité qu’il n’a pu réaliser que six ans plus tard. Que de tourments dans ces jeunes âmes ! mais ils se traînaient péniblement autour du mur d’airain sans l’entamer. Alors, pour vivre, il n’y avait qu’un moyen pour les pauvres poëtes : vivre pauvre et inconnu, ou bien travailler obscurément aux histoires, aux tragédies, aux journaux, aux opéras comiques, aux biographies, aux discours académiques de ces messieurs.

Demandez à tous ceux qui sont parvenus à quelque chose et qui sont enfin devenus les maîtres comment ils sont arrivés, par quelles fatigues, par quels efforts ? cela est horrible à penser ; et, quoi qu’il arrive, je me suis bien promis, me souvenant de toutes ces douleurs, que si jamais j’étais quelque chose je ne tiendrais ni ma porte ni mon âme fermées au moindre jeune homme de talent qui viendrait loyalement me raconter qu’il veut mettre le pied dans cette difficile et glissante carrière des lettres.

Vous concevez donc qu’un homme qui un des premiers s’est attaqué corps à corps à cette littérature envahissante de l’Empire, qui l’a harcelée nuit et jour, qui a fait de sa ruine totale la grande ambition de sa vie, qui l’a attaquée par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, lui reprochant chaque jour tout ce qu’on pouvait lui reprocher, sa nullité d’abord, et ensuite ses habitudes de servilité et de censure, vous concevez que cet homme, quand cette littérature est morte enfin, quand les jeunes et les forts ont renversé tous les obstacles enfin, soit appelé à se glorifier de cette belle œuvre pour la faible part qu’il y a prise. Ainsi fais-je, moi qui vous parle ; moi, j’ai été le faible animal qui ai rompu de mes dents le réseau dans lequel était enfermé le lion. Laissez-moi le voir bondir, mon jeune lion délivré. Comme ses bonds sont impétueux ! comme son allure est vive ! qu’il est heureux d’être libre enfin ! Le lion, c’est la jeune littérature contemporaine, c’est notre capricieuse et folle poésie, c’est notre histoire sévère et remplie de découvertes, c’est notre drame aussi, cet immense joûteur qui n’étreint pas tout ce qu’il embrasse ; c’est notre éloquence simple et naturelle, éloignée de tous les genres d’emphase ; c’est notre roman passionné jusqu’au délire, mais plein d’intérêt et de vérités de tous les genres. Tels sont les fruits d’une victoire littéraire qui a demandé dix ans de combats.

Ce qui doit résulter de cette victoire et quels fruits doit porter la littérature nouvelle, nul au monde ne peut le dire. Nos tentatives hardies n’ont pas encore amené un chef-d’œuvre ; nos chefs d’école ont éprouvé bien des défaites ; la révolution de juillet, qui s’est abattue sur tout cela, a jeté bien du découragement dans les esprits les plus hardis et dérangé bien des enthousiasmes. Il est cruel à un écrivain qui marche à son but d’être dérangé par cette grande chose qu’on appelle une révolution ; cela l’étonne et le fatigue, cela l’anéantit pour longtemps. Une fois revenu de sa première surprise, il lui faut bien des soins et des peines seulement pour regagner l’échelon de gloire sur lequel il était huché quand la révolution en passant l’a jeté par terre du bout de son aile dédaigneuse, Nous en sommes donc là, nous tous tant que nous sommes, attendant la poésie qui doit venir, et nous demandant avec inquiétude de quel côté, orient ou occident, doit sonner la trompette de la résurrection poétique. Mais hélas ! il faut attendre encore longtemps avant de l’entendre éclater et retentir dans la société moderne, qui est toute politique. Les faits passent avant les idées, l’histoire passe avant la poésie. Il faut laisser à l’histoire le temps de prendre un corps et un visage : quand l’histoire sera faite nous ferons de la poésie avec l’histoire, si nous pouvons.

Or ceci est encore un des avantages du journal : c’est qu’en même temps que le journal fait l’histoire politique, il fait encore l’histoire littéraire de chaque jour. La critique remplace toute poésie quand toute poésie est éteinte ; la critique, dans les époques de transition, tient lieu fort bien de tout ce qui n’est plus, et en même temps de ce qui n’est pas encore. La critique alors c’est tout le poëme, c’est tout le drame, c’est toute la comédie, c’est tout le théâtre, c’est tout ce qui occupe les esprits ; c’est la critique qui passionne et qui amuse, c’est elle qui éclaire et qui brûle, c’est elle qui fait vivre et qui tue ; elle usurpe à elle seule toutes les fonctions des autres parties de l’art ; elle est à la fois et tour à tour l’ode, l’élégie, le poëme épique, la cantate et l’oraison funèbre d’un peuple veuf de ses poëtes et de ses orateurs. Voilà comment, à de certaines époques, vous voyez le métier de critique, métier secondaire en apparence, s’élever au plus haut point de gloire, de puissance, d’estime et d’utilité.

Nous en sommes donc là encore une fois, nous en sommes encore à la critique ! Cela nous est arrivé souvent, après les bouleversements de toutes sortes, de refaire notre code littéraire en même temps que nous refaisions nos lois politiques. Maintenant, si vous me demandez ce qui adviendra de notre littérature, je vous répondrai que je le savais peut-être avant juillet, qu’aujourd’hui je ne le sais plus ; que cette révolution subite nous a surpris certainement en progrès, mais que peut-être elle a tué le progrès en l’épouvantant ; si bien qu’il peut se faire que nous ne soyons, nous autres, que des écrivains de transition, comme la littérature de l’Empire n’a été qu’une littérature de transition, avec cette différence toutefois que la littérature moderne, élégante, passionnée, inspirée autant par l’antiquité classique que par les souvenirs des beaux siècles, dégagée de toute prévention et de toute haine, bienveillante à tous, facile, honorable autant qu’honorée, méritait à tous les titres d’être autre chose dans l’avenir qu’une littérature de transition.