Les Castes dans l’Inde/Partie 2/Chapitre 2

Ernest Leroux (p. 163-175).

II


Les Livres de lois et l’Épopée correspondent à une époque où le monde hindou est définitivement constitué. Ils reposent sur une double assise de productions plus anciennes : une couche de littérature sacerdotale, et, au-dessous encore, le trésor des hymnes védiques, ce recueil que, dans l’usage occidental, moins large que la terminologie hindoue, nous appelons spécialement le Véda.

Il nous faut remonter jusque-là.

De vieille date, les enseignemens propres aux écoles sacerdotales ont été condensés dans des sortes d’aphorismes appelés Soûtras. Nous en possédons de nombreuses collections. C’est à cette source qu’ont puisé les Livres de lois. Chacun, en dernière analyse se rattache plus ou moins directement à telle ou telle de ces écoles. Cette littérature technique couronne elle-même une longue élaboration que représentent les Brâhmanas, les témoins les plus reculés de la réflexion religieuse appliquée aux opérations du sacrifice. Livres singuliers où, au hasard des cérémonies successivement décrites, se coudoient les jeux étymologiques les plus hasardeux et un mysticisme pénétrant, des déductions enfantines et de hardies spéculations. Nulle part ils ne traitent de parti pris le sujet qui nous occupe. On n’y peut rencontrer que des indications accidentelles. Elles n’en ont que plus de prix, étant en somme assez clairsemées.

Suivant un connaisseur éminent, M. Weber, « l’organisation des castes est, dès cette période des brâhmanas, en pleine floraison ; dès lors, nous nous trouvons en présence de la même situation qui nous apparaît, idéalisée et codifiée, dans les lois de Manou[1] ». À défaut d’exposés complets, les allusions, les informations fragmentaires ne permettent pas d’en douter.

Les quatre castes y apparaissent installées déjà dans leur séparation et dans leurs privilèges respectifs ; les droits et les devoirs des brâhmanes, en particulier, concordent absolument avec les descriptions plus modernes[2] ; la pureté nécessaire de la race leur est dûment inculquée[3]. Les membres des trois hautes castes sont tenus d’épouser une première femme de rang égal, sans préjudice bien entendu, d’autres unions secondaires[4]. La caste se perd par la négligence persistante de l’initiation[5] ; elle se perdrait par beaucoup d’autres fautes, si des expiations graduées ne permettaient d’échapper à cette pénalité suprême[6]. Tout commerce est interdit avec les exclus, patitas (tombés)[7] ; aucune union avec eux n’est admise ; nulle nourriture ne se peut accepter de leurs mains. La préoccupation des contacts impurs est toujours présente ; on ne mange pas avec des gens de basse origine[8], on ne peut se servir des vases des çûdras[9], et un brahmane ne peut être médecin[10], à cause des souillures que la profession rend inévitables. L’usage des liqueurs est désapprouvé[11] ; l’usage de la viande est, au moins dans certains cas, interdit ; la chair de divers animaux, proscrite[12]. Les castes mêlées elles-mêmes, le fait sinon la théorie, ont ici leur place. Bon nombre sont nommément énumérées[13].

Si les règles souffrent de nombreux tempéramens, cela n’implique nullement qu’elles soient en voie de formation. De nos jours encore, si nous prétendions réduire la coutume en formules générales, nous serions amenés à une foule de réserves pareilles. Sachons démêler le sens de ces incertitudes, de ces contradictions. Elles relèvent, suivant les cas, d’explications diverses.

À prendre à la lettre certains passages, il semblerait que la dignité de brâhmane fût alors le prix du savoir et de la vertu, plus que le privilège du sang[14]. Mais une expérience que vérifie toute la littérature postérieure nous enseigne ce que signifie ce langage : ce n’est rien qu’un détour pour glorifier la vertu et le savoir supposés des prêtres ; il n’emporte en aucune façon l’oubli des droits que crée seule la naissance. Il se pourrait, en un sens, justifier littéralement : la négligence des obligations religieuses, dont l’ignorance ou le vice peuvent devenir la source, suffit à faire déchoir de la caste.

Si, pour les brâhmanes, les expiations sont ici rendues, en nombre de cas, singulièrement douces, faut-il en conclure qu’on n’attachait que peu de prix aux prérogatives dont elles étaient destinées à restituer l’intégrité ? Je le crois d’autant moins que, aujourd’hui encore, les purifications et les amendes sont souvent, nous l’avons vu, fort légères. Que l’on songe d’ailleurs à cette glorification passionnée de la grandeur des brâhmanes qui s’étale partout ici[15], à l’exagération absurde des honoraires qui sont réclamés pour leur intervention dans les sacrifices et qui se montent jusqu’à des centaines de milliers de vaches[16], au sang-froid avec lequel on déclare que le devoir d’un arbitre est, en face d’un adversaire plus humble, de donner toujours raison à un brâhmane, quels que soient ses torts ! Comment les auteurs ou rédacteurs de ces livres, tous brâhmanes, auraient-ils marchandé aux brâhmanes les facilités soit pour tourner ou limiter des obligations pénibles, soit pour expier leurs fautes ? Cette indulgence même prouve de quel prestige ils étaient dès lors investis.

Nul doute, cette littérature repose déjà sur le terrain que révèlent les Livres de lois ou l’Épopée. C’est s’aveugler à plaisir que d’y chercher un témoin contemporain de la formation du régime. Mais, par ses exagérations, par l’inspiration si exclusive dont elle est pénétrée, elle montre plus clairement encore à l’œuvre les inclinations, les intérêts, les travers d’où est sorti, non le régime lui-même, mais le système qui lui a donné sa forme dogmatique. Elle en dénonce, elle en précise le caractère artificiel et spéculatif. Or, par ses racines au moins, elle touche aux couches littéraires les plus primitives ; parmi les Hymnes védiques, plusieurs sont, à n’en pas douter, contemporains de l’époque où elle-même s’élaborait sous la main des prêtres.

Un de ces hymnes passe pour le document le plus ancien qui atteste explicitement dans l’Inde l’existence des castes. C’est celui qui décrit comment l’univers sort tout entier de la substance du Mâle primitif, Purusha. Le texte déclare que « le Brahmane était sa bouche, le Râjanya (Kshatriya) ses bras, le Vaiçya ses cuisses », que « de ses pieds naquit le Çûdra ». De l’aveu de tous, ce morceau est parmi les plus récens de la collection vénérable où il a pris rang. Il a pourtant bénéficié en quelque mesure du prestige qui s’attache à l’ensemble. On s’est d’autre part, pour apprécier, pour commenter le témoignage, inspiré de cette idée préconçue que l’existence des castes devait se manifester sous la forme des quatre castes du système développé ; rien à mon sens de plus fragile.

Un exemple va me faire comprendre. Haug,[17] et après lui, avec plus de précision, M. Kern,[18] ont cherché à démontrer, contrairement à l’opinion la plus commune,[19] que les castes non seulement auraient été parfaitement connues à l’époque védique, mais qu’elles remonteraient plus haut, jusqu’au temps où les ancêtres des Iraniens et ceux des Hindous vivaient côte à côte. Quel argument invoquent-ils ? Ils s’appuient, soit sur les textes de l’Avesta, soit sur les témoignages plus récens qui montrent l’ancienne population de l’Iran partagée en quatre pishtras, analogues aux quatre varnas de l’Inde. L’existence des castes n’est nullement attestée dans l’histoire de la Perse. Mais la notion de caste est, dans l’esprit de MM. Kern et Haug, si indissolublement liée à la quadruple division en Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Coudras, que, à en découvrir l’équivalent dans une région apparentée, ils concluent sans hésitation que le régime des castes a dû exister parallèlement dans les deux milieux ! J’estime, et j’y vais revenir, que M. Kern est parfaitement fondé à rapprocher les deux séries ; j’admets volontiers qu’elles ont, entre elles, plus qu’une ressemblance extérieure, une affinité intime ; mais, malgré la fusion qui s’est opérée dans l’Inde entre ce quadruple fractionnement et le système des castes, rien ne prouve que la connexilé soit originelle, nécessaire, qu’ils s’emportent l’un l’autre.

Je dois m’en expliquer.

La doctrine officielle n’admet que quatre castes ; la réalité fait éclater ce cadre trop étroit : elle en montre un nombre infini. Et c’est là que réside, entre la théorie et les faits, une opposition capitale, la seule à vrai dire, qui ne soit pas aisément réductible. Peut-on arguer de la différence des temps ? Mais la théorie, nous venons de le voir, par plus d’un indice, par les contradictions mêmes où elle s’engage, constate et avoue que, de vieille date, les castes ont été bien autrement nombreuses qu’elle ne paraît d’abord le supposer. J’ai dit combien il est douteux qu’une caste de Kshatriyas et de Vaiçyas ait jamais réellement existé. On sent de reste combien des catégories si vastes sont peu compatibles avec les règles mêmes, avec cet exclusivisme jaloux, cette organisation corporative et autonome qui caractérisent la caste vivante.

Les millions d’hommes qui dans l’Inde revendiquent le titre de brahmanes, et sont, en un sens, unifiés par ce nom, sont en réalité partagés en une foule de sections parfaitement distinctes, dont chacune possède les caractères et les organes qui définissent la caste. Nous parlons couramment de la caste brâhmanique ; c’est les castes brâhmaniques qu’il faudrait dire. Nous enveloppons dans un seul terme générique des castes multiples qui ont chacune leur individualité. Les aveux de Manou à propos des brâhmanes dégradés prouvent qu’il faisait exactement de même. Alors comme aujourd’hui, le nom de brâhmanes ne les embrassait que comme un titre honorifique commun. Le Mahâbhârata déclare quelque part[20] que le fils d’un brâhmane est brâhmane, de quelque origine que puisse être sa mère. La contradiction avec les règles de Manou n’est pas nécessairement si irréductible qu’elle semble d’abord : quoi que prétende la théorie, on peut rester brâhmane tout en changeant de caste.

Regardons autour de nous. Les Râjpouts d’aujourd’hui, les clans militaires de l’Inde occidentale, ont la prétention de correspondre, — ils correspondent par le rang et la profession, — aux Kshatriyas du système. Est-ce à dire qu’ils ne forment qu’une seule caste, ou qu’ils ne soient que le morcellement progressif d’une caste unique ? Nous avons constaté au contraire que, jusque sous nos yeux, des castes qui n’y ont aucun titre s’arrogent tel nom qui représente pour elles un avantage social. Pourquoi le cas serait-il nouveau ?

Nous touchons ici du doigt la situation vraie : les noms de Brâhmanes, de Kshatriyas de Vaiçyas, de Çûdras, représentent, non pas quatre « castes » primitives, mais quatre « classes ». Ces classes peuvent être fort anciennes. C’est seulement par la suite qu’elles ont été superposées aux castes. Différentes de nature et d’origine, les vraies castes ou les organismes dont elles sont issues étaient, dès le début, bien plus fractionnées et bien plus nombreuses.

Seule, cette explication rend compte de la discordance qui éclate entre la théorie et les faits. C’est ici que la comparaison des textes iraniens prend tout son prix. Entre les quatre pishtras iraniens et les quatre varnas hindous, la symétrie est tout à fait significative[21] : les Athravas ou prêtres correspondant aux Brahmanes, les Rathaesthas ou guerriers aux Kshatriyas, les Vâstriyas-Fshouyants ou chefs de famille, aux Vaiçyas, les Hûitis ou ouvriers manuels aux Çûdras. La ressemblance générale est frappante. Elle rejette dans l’ombre quelques différences douteuses. Les Vaiçyas sont, dans la tradition brahmanique, réputés surtout agriculteurs et marchands ; mais justement la littérature bouddhique, en les appelant d’ordinaire grihapatis[22] ou « maîtres de maison », les rapproche rigoureusement de l’interprétation donnée pour la catégorie iranienne. La classe des Hûitis n’est pas décrite avec une précision qui permette d’instituer avec les Çûdras des comparaisons décisives ; la façon même dont elle est, comme souvent celle des Çûdras, laissée de côté, isolée par conséquent des trois premières, crée entre les deux, toutes deux présentées comme des classes religieusement et socialement inférieures, un lien de plus et non des moins forts. De part et d’autre, l’entrée définitive de l’individu dans la communauté des classes supérieures est marquée par une cérémonie identique, par l’investiture du cordon sacré[23]. La correspondance est donc parfaite.

Ce qui a été contesté et contesté très justement, c’est que les pishtras de l’Iran aient constitué des castes[24]. Quant à décider s’il n’a pas existé dans l’Iran des germes d’où la caste aurait pu sortir, les germes d’où elle est sortie dans l’Inde, c’est une autre affaire. En tous cas, les quatre pishtras de l’Avesta ne représentent que des classes. Il n’en est pas autrement, à l’origine, de la quadruple division hindoue. Si de part et d’autre le sectionnement concorde, c’est qu’il remonte à une date reculée ; si les castes se sont développées dans l’Inde seule, c’est qu’il n’est point lié de sa nature et indissolublement avec le régime des castes.

Je sais qu’on cherche à accommoder les choses ; on admet que l’émiettement actuel résulte de la désorganisation lente d’une stricte unité primitive. Les impossibilités sautent aux yeux. C’est du reste un point où je dois revenir en énumérant les systèmes divers par lesquels on a cherché à rendre compte des origines. Quant à présent, je me confine dans les élémens d’information que fournit la tradition littéraire. Il nous faut sonder les indices que, dans ses monuments les plus anciens, elle livre à notre recherche.


  1. A. Weber, Indische Studien, X, 2.
  2. Ibid., p. 11 suiv.
  3. P. 69.
  4. P. 21.
  5. Même page.
  6. P. 101 suiv.
  7. P. 21.
  8. P. 74.
  9. P. 16 note.
  10. P. 64.
  11. P. 62.
  12. P. 62, 63-4.
  13. Dans l’invocation célèbre du Çatarudrlya. Cf. Indische Stud., II, p. 32 suiv.
  14. Weber, loc. laud., p. 70-1.
  15. P. 35 suiv.
  16. P. 52 suiv.
  17. Brahma und die Brahmanen, dans les Mémoires de l’Académie de Munich.
  18. Indische theor. ove de Standenverdeeling, dans les Mémoires de l’Académie d’Amsterdam, 1871, p. 24 suiv.
  19. On trouvera un résumé de la Controverse sur l’existence védique de Castes dans Zimmer, Altind. Leben, p. 185 suiv.
  20. Anuçâsanap., 2515, cité par Kern, loc. laud., p. 42.
  21. Cf. encore Ludwig, Rig Veda, III, p. 243-4.
  22. Pour citer un seul exemple, cf. Majjh. Nikâya, éd. Trenckner, I, 85, 30 suiv.
  23. Spiegel, III, p. 700. Il est très probable que, dans l’Iran comme dans l’Inde, elle était réservée aux trois premières classes ; la quatrième paraît n’avoir joui que de droits incomplets et avoir été rejetée dans une condition inférieure, Geiger, p. 479 suiv. Ce qui pourrait sembler plus douteux, bien que Spiegel l’admette sans hésitation (III, p. 518-9), c’est de savoir si les Hûitis étaient réellement compris parmi les fidèles du Zoroastrisme auxquels l’investiture devait être conférée.
  24. Spiegel, Eran. Alterthumsk., II, p. 551 suiv. Geiger, Ostiran. Cultur, p. 485.