Les Castes dans l’Inde/Partie 2/Chapitre 1

Ernest Leroux (p. 141-161).

I


Nous avons donc à démêler d’abord sous quel jour la tradition nous présente les castes. Après l’observation directe, les documens littéraires. Je n’entends ici donner de ce passé qu’une idée très sommaire. À bien définir la portée et le caractère des témoignages, la tâche reste assez délicate.

La vie sociale des Hindous est théoriquement réglée par des livres dont la paternité est attribuée à des sages plus ou moins légendaires, Manou, Yâjnavalkya, Vasishtha, bien d’autres encore. La place qu’ils accordent à l’organisation civile et à la répression criminelle a contribué, avec une traduction trop mécanique de leur titre sanscrit, à les faire désigner comme « Livres de lois » ou plus exactement « Livres de la loi », dharmaçâstras. Il ne faudrait pas y chercher des codes. Ils n’en ont ni l’origine, ni la forme, ni l’autorité. Nous sommes dans un pays où l’inspiration religieuse qui préside à l’organisation ancienne des sociétés a été moins qu’ailleurs supplantée par l’éclosion d’un régime séculier. C’est par la coutume religieuse qu’est réglée la société hindoue. Les Livres de lois sont essentiellement des recueils de préceptes religieux. En l’absence d’une législation véritable, et sous l’empire toujours grandissant des brahmanes, ils ont fini par recevoir une sorte de sanction officielle et publique. Elle ne leur est échue que tardivement, non sans restrictions. C’est une évolution secondaire de leur histoire ; elle n’est nullement décisive pour leur caractère primitif.

Parallèlement, se déroule le courant de la tradition épique. Très archaïque par ses origines, plus moderne par sa rédaction, elle couvre toute une période encore assez mal déterminée mais certainement très vaste. De sa nature, elle relève d’une partie toute différente de la population. Cependant, dans son cadre immense, elle n’embrasse pas seulement des récits d’un accent héroïque ou légendaire ; elle s’est largement ouverte à l’enseignement doctrinal. Elle s’est d’ailleurs constituée à une époque où la suprématie des brahmanes, l’autorité de leurs préceptes étaient, en tout genre, irrévocablement établies. Par sa rédaction, c’est aux brahmanes, à leur sphère d’influence immédiate qu’elle remonte directement. On s’en aperçoit aux ressemblances nombreuses, souvent littérales, qu’elle offre avec les « Livres de lois », aux citations qu’elle leur emprunte en abondance, surtout au plus célèbre de tous, au code de Manou. Ainsi, quoique par son sujet qui est national, sinon par sa langue qui est savante, elle s’adresse à tout le peuple, quoiqu’elle emprunte sa matière centrale à la légende guerrière, l’épopée fait masse avec la tradition sacerdotale. Le champ en est si large, les récits si variés, qu’il n’a pu manquer de s’y glisser quelque inconsistance ; à tout prendre, les règles proclamées, le système reconnu, l’autorité prépondérante, sont bien les mêmes des deux côtés.

La part faite à des divergences légères, nous pouvons embrasser dans une seule vue, sans avoir à redouter aucune discordance essentielle, le tableau qui se déroule dans les deux séries de documens.

La théorie qui s’en dégage nous met sous les yeux une société répartie en castes sévèrement isolées, gouvernées par des règles très semblables à celles qui gouvernent l’usage vivant. Les occupations assignées à chaque caste sont distinguées et limitées. Le mariage est réglementé avec soin. Seule une femme de même caste peut assister son mari dans les rites de la famille et du sacrifice ; elle assure seule au fils un rang égal à celui du père. Né d’une femme de caste moins haute, le fils tombe dans la caste de sa mère ; sa situation dans le partage du bien paternel s’en trouve singulièrement amoindrie. Il faut donc que la première femme tout au moins soit de même caste que l’homme. Il est d’ailleurs interdit de se marier soit dans le gotra de son père, soit dans la parenté proche de sa mère. En ce qui concerne la nourriture, la distinction entre les alimens permis et réprouvés est détaillée avec un luxe encombrant ; l’usage des liqueurs fermentées est condamné comme un crime des plus inexpiables. Le seul regard d’un homme de basse caste suffit à polluer un repas, et ce n’est qu’en vertu de tolérances exceptionnelles qu’il est parfois permis de recevoir la nourriture de ses mains. Ses dons mêmes, — je crains, à vrai dire, que cette règle n’ait subi plus d’une entorse, — doivent être rigoureusement refusés par le brahmane. Plusieurs des coutumes les plus particulières trouvent ici leur consécration : il est ordonné de marier les filles avant la puberté, interdit aux veuves de contracter un second mariage.

La sanction suprême est l’exclusion de la caste. Elle n’est point ordinairement sans appel ; tout un code d’expiations graduées permet à ceux qui les subissent de rentrer dans leur milieu social. Mais le nom même des fautes graves (pâtaka, « ce qui fait tomber », et upapâtaha) affirme bien que leur effet naturel est de faire déchoir ceux qui les commettent de la caste à laquelle leur naissance les assignait.

On le voit, la concordance est frappante avec les données que recueille l’observateur du présent. Il y a pourtant une différence capitale. Si un fait saute aux yeux dans la vie réelle de l’Inde, c’est le nombre énorme des castes, l’entre-croisement et le fouillis où elles se mêlent. Pour la théorie, il n’y a que quatre castes, varnas : les Brahmanes, prêtres et savans ; les Kshatriyas, guerriers et nobles ; les Vaiçyas, agriculteurs et marchands ; les Çûdras, classe servile, vouée à tous les bas offices. Les Brâhmanes n’ont d’autre devoir que d’étudier et d’enseigner le Véda, d’offrir des sacrifices, de faire et surtout d’accepter des dons ; aux Kshatriyas il appartient d’exercer le commandement, de protéger le peuple, d’offrir des sacrifices par le ministère des brahmanes et d’étudier le Véda ; aux Vaiçyas, d’élever le bétail, de cultiver la terre, de commercer, de faire l’aumône, sans négliger les rites sacrés ni l’étude des écritures ; les Çûdras n’ont qu’une seule tâche essentielle : servir les castes supérieures. En dehors de ce cadre, il n’y a que des populations barbares ou méprisées, sans accès à la vie religieuse et sociale du monde brahmanique, étrangers ou Mlecchas.

Que vaut en fait cette belle ordonnance ? C’est toute l’autorité, tout le sens de la tradition que cette question met en cause.

Une observation d’abord. Malgré leur ton dogmatique, leur allure systématique, il n’est pas besoin de serrer de bien près les prescriptions pour s’apercevoir qu’une minutieuse recherche de détails très ténus y masque bien des incertitudes, bien des lacunes. L’impérieux exclusivisme du langage y dissimule la faiblesse de l’autorité et le relâchement de la pratique. Cela se voit ailleurs que dans l’Inde. Les sanctions y sont souvent flottantes, la précision toujours médiocre. Plus graves encore sont les contradictions ; directes ou implicites, elles abondent d’un passage à l’autre.

Le système ne comporte que quatre castes : il n’y en a pas de cinquième, nous assure-t-on. Et voici que, du mélange de ces castes, envisagé dans les diverses hypothèses imaginables, on fait sortir des castes nouvelles, les « castes mêlées », le degré de respectabilité assigné à chacune étant d’autant plus humble qu’elle suppose l’association d’une femme de caste plus haute avec un homme de caste plus infime. Ce n’est pas tout. Quoique issus d’un couple de même caste, des enfans peuvent déchoir, si l’on néglige les cérémonies obligatoires. Ils forment la classe des Vrâtyas. Mais, suivant qu’ils sortent de Brahmanes, de Kshatriyas ou de Vaiçyas, les Vrâtyas se ramifient, avec une symétrie qui décèle bien une ordonnance artificielle, juste en autant de castes distinctes. De toutes ces sections on nous donne les noms ; on nous renseigne sur les métiers qui conviennent à chacune. Ce ne sont pourtant là à coup sûr que des spécimens ; ces mélanges, ces complications en supposent bien d’autres ; un des recueils[1] a certainement raison de déclarer « innombrables » les sectionnemens qui prennent ainsi naissance.

Que nous voilà loin de la simplicité théorique !

Les quatre castes pourraient du moins paraître solidement enfermées dans la spécialité de leurs fonctions. Mais voici affluer les correctifs ! Chacune des castes supérieures est d’abord autorisée à embrasser le mode de vie propre à celle qui la suit dans l’ordre hiérarchique. Cette dérogation est limitée aux cas où la détresse l’impose. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement de cas de nécessité exceptionnelle, mais de faits parfaitement ordinaires ; ils sont simplement voilés, pour l’honneur du principe, d’un honnête prétexte, d’une réserve que l’on prétend faire survivre au naufrage de la théorie. Parcourons la liste des brahmanes qu’elle répute indignes d’être conviés aux repas funèbres : voleurs, bouchers, serviteurs à gages, acteurs, chanteurs, entrepreneurs de tripots, à côté de beaucoup d’autres professions moins fâcheuses, figurent sur la liste comme des espèces fort communes. Il est visible que, dès lors, la variété du gagne-pain était parmi les brahmanes aussi infinie qu’elle peut l’être de nos jours[2]. Et Manou fait acte de prudence en déclarant qu’un brahmane doit toujours être considéré comme une grande divinité, « quel que soit le métier auquel il s’adonne[3] ».

Mais tous les brahmanes exclus de la caste modèle devaient, comme, aujourd’hui, être, au moins pour une large part, distribués en castes particulières. Manou semble n’en rien savoir. Il ne souffle mot de ces castes. C’est donc qu’il ne se pique pas de grouper les faits en un tableau fidèle. Il se borne à présenter le type de la caste brahmanique dans son intégrité idéale.

Le mariage régulier ne se doit conclure qu’entre conjoints de même caste. Mais les règles promulguées pour certaines cérémonies du mariage, les éventualités envisagées pour les héritages, l’autorisation expresse d’épouser, au moins à titre secondaire, des femmes de castes inférieures, toute la théorie enfin des castes mêlées, constatent que la règle n’était pas appliquée avec la sévérité uniforme que supposerait la formule générale. L’interdiction même d’épouser une çûdrâ, qui, pour les brahmanes et les kshatriyas, est répétée avec insistance, comporte visiblement bien des accommodemens. À plus forte raison en est-il de même des préceptes qui règlent la nourriture. Finalement, et sauf des réserves embarrassées, l’emploi de la viande elle-même est toléré. L’abstention des spiritueux, ordonnée ailleurs en termes si forts, n’apparaît plus en certains passages que comme un simple conseil de perfection.

En dépit de l’autorité divine sous laquelle elle s’abrite, la tradition a des concessions bien compromettantes. Ses formules semblent absolues ; mais, en vingt endroits, elle nous avertit que la règle véritable réside dans la coutume, que c’est l’usage propre à chaque région, à chaque caste, qui fait loi ; c’est d’après cet usage qu’un roi soucieux de ses devoirs doit régler ses actes et ses arrêts[4]. Dans une large mesure, cela est vrai aujourd’hui encore. Il y a là un trait qui caractérise tout le passé de l’Inde : les connaisseurs les plus expérimentés y ont justement insisté[5]. Il ne manque pas de textes, au dire desquels c’est à la pureté de la conduite que se reconnaît le plus sûrement une haute origine ; tant le mélange des castes a obscurci toutes les descendances[6] ! D’autres rejettent dans un âge antérieur et plus parfait du monde le temps où l’ordonnance des castes était exactement maintenue[7]. C’est reconnaître que les règles théoriques sont en fait étrangement élastiques.

Comme il fallait s’y attendre, la même impression se dégage de l’Épopée.

Les discordances sont ici précisément de même nature que dans les Livres de lois. Il en est d’intéressantes ; mais ce qui frappe surtout, c’est, dans les récits épiques, le nombre de cas où les faits contredisent la doctrine. On nous a préparés à la distinction stricte de toutes les professions ; et cependant toutes les castes prennent part au conflit armé[8] : Drona, quoique brahmane, est un des principaux héros de la lutte, et, quoique fils de berger, Karna est un des chefs militaires les plus célèbres. Descendans d’une çûdrâ, Yajatra ni Vidura[9] n’en sont pas entourés d’un moindre prestige. Les alliances enlre kshatriyas et brahmanes, voire entre ces hauts personnages et les castes les plus humbles, y sont fréquentes[10]. On n’y voit guère que les jeunes nobles soient ordinairement astreints à l’éducation religieuse, qui pourtant est de précepte[11] ; on y voit moins encore que l’abstention de viande ou de liqueurs soit observée par les guerriers[12]. Et cependant la règle est connue ; plus d’une fois la réprobation théorique s’étale dans le conte même qui en atteste la violation[13]. Nous étonnerons-nous après cela de rencontrer des rois de toute caste[14], alors que Manou lui-même envisage comme possible, comme réel, le cas où un çûdra exerce le pouvoir[15] ?

L’Epopée est de sa nature trop étroitement solidaire de la classe noble pour ne pas attribuer volontiers au roi qui l’incarne la suprématie que les Livres de lois réservent jalousement au brahmane[16]. Elle n’en est pas moins explicite à ses heures sur la grandeur incomparable de la classe sacerdotale[17]. Voyez l’histoire de Matanga. Il se croit fils d’un brahmane ; en réalité, il est le fruit d’une faute : c’est d’un çûdra que sa mère l’a conçu : il n’est au fond qu’un misérable outcast. Miraculeusement informé de sa disgrâce, il prétend à force d’austérités reconquérir cette dignité qui lui échappe. Mais en vain il peine pendant des siècles; en vain, pendant cent ans, il se tient dévotement en équilibre sur un pied ; Indra est ébranlé sur son trône, il accourt à lui, il lui prodigue les offres les plus séduisantes, et l’assure des plus singulières faveurs. Quant à la seule que le pénitent sollicite, impossible ! C’est par des milliers et des millions de naissances successives qu’il faut acheter l’ascension d’une caste à une caste supérieure. Râma n’hésite pas à trancher la tête d’un jeune çûdra dont le seul crime est de se livrer à des austérités religieuses qui sont théoriquement interdites à sa caste[18]. Une pareille insolence menace de troubler tout l’équilibre de l’ordre public, tant est essentiel le maintien des prérogatives qui appartiennent en propre aux diverses castes !

En présence de témoignages anciens sur l’état social de l’Inde, notre recherche, soucieuse avant tout de rétablir l’enchaînement historique, incline d’abord à les prendre comme l’expression intégrale, sincère, d’une situation authentique. En avons-nous ici le droit ? Tradition épique ou enseignement sacerdotal, le système est identique des deux parts. Mais il n’est pas moins ici que là traversé d’incertitudes, de contradictions, qui sont autant d’aveux. Tout le dénonce comme artificiel et spéculatif. Il n’est pas le fondement légal des faits ; à tout moment, les faits le démentent, le contrarient ou le débordent. Il n’y prétend même pas ; il réserve expressément les droits supérieurs de la coutume. Il n’est enfin que la mise au point d’une situation de fait dont il se propose de réduire les incohérences et les complications, qu’il s’efforce de transposer en un type idéal.

L’explication des castes mêlées n’a jamais pu faire illusion à personne[19]. Des impossibilités flagrantes la jugent.

On était en présence d’une foule dégroupes dont la multiplicité ruinait le principe exclusif des quatre castes. Il s’agissait d’en justifier l’existence. C’est du principe même qu’ils entamaient qu’on s’avisa de les dériver. Le système même ne pouvait en bonne logique servir qu’une fois, pour expliquer la première origine de ces groupes. Encore le nombre des sections que l’on arrivait à interpréter ainsi était-il sûrement insuffisant ; les noms géographiques que portaient beaucoup d’entre elles démentaient d’abord la genèse qui leur était attribuée. Peu importait : l’esprit hindou, saisi par l’ivresse des classifications, n’est pas pour s’arrêter devant ces scrupules.

La réalité prêtait d’ailleurs un point d’appui à cette tentative : c’était le cas, sans doute souvent observé, où une section nouvelle sortait du groupement local de gens que leur naissance irrégulière excluait de la caste parternelle, reléguait à un échelon social inférieur. Sur cette base, avec la rigueur décevante dont le génie hindou est coutumier, on échafauda en affirmations absolues des hypothèses plus que suspectes. Elles avaient un double avantage : elles créaient une apparence de symétrie dont la séduction est toute-puissante sur les théoriciens de l’Inde ; elles faisaient sortir du principe posé à la racine de l’organisation sociale la confusion même qui semblait de nature à la compromettre.

Le penchant était si fort, qu’il se manifeste en plusieurs manières. N’est-ce pas Manou lui-même[20] qui représente comme des kshatriyas que des fautes diverses, — omission des rites, dédain des brâhmanes, — ont réduits à la condition de çûdras, les tribus des Paundrakas, des Codas, des Drâvidas, des Kâmbojas, des Yavanas, des Çakas, des Paradas, des Pahlavas, des Cînas, des Kirâtas, des Daradas, c’est-à-dire toutes les populations guerrières non hindoues de l’Inde ou de l’étranger, Dravidiens et Chinois, Perses et Grecs, Scythes et aborigènes ? Aucun lien d’origine ne les rattachait, bien entendu, à l’organisation brâhmanique ; il fallait cependant à tout prix les faire rentrer dans l’ordonnance préconçue !

La théorie des castes mélangées ouvre d’abord dans le système une brèche inquiétante. Mais que dire des quatre castes principales ?

On ne peut douter que la prétention de faire de tous les çûdras un simple ramassis d’esclaves ne soit purement arbitraire. Elle est infirmée par la situation même que, du point de vue civil, des textes parallèles leur assignent. Peut-on croire que les trois castes supérieures aient jamais formé ces unités fermées, compactes, réglées, dont on évoque l’image ? La caste brahmanique poursuit ses destinées sous nos yeux. Dans quelles conditions? nous l’avons vu, non pas comme une caste véritable, mais comme une agglomération de castes innombrables, inégales en droits, en rang social, et séparées à cet égard par des distances énormes. Que l’on se rappelle les longues listes de brâhmanes dégradés et déchus qu’énumère la tradition. Il n’en était donc pas autrement du temps où furent rédigés les Livres de lois. Quant aux kshatriyas et aux vaiçyas, c’est à peine si leur nom même a survécu dans quelques traces ; elles sont aussi suspectes que rares. Là où il paraît, le nom a pu être repris à la tradition à des époques récentes, — nous en avons des exemples avérés, — pour servir les prétentions arbitraires de tel ou tel groupe. Comme castes séparées, authentiques, on ne les saisit nulle part. Nous n’y pouvons voir encore que des noms génériques, un cadre très vaste destiné à embrasser, à dissimuler un fractionnement réel infini.

J’ai eu occasion naguère de montrer[21] à propos du théâtre, comment les Hindous procèdent pour établir des enseignemens théoriques. Goût des classifications et dédain des faits, insouci de notre sens logique et respect superstitieux des formules, tout conspire chez eux, avec la tyrannie de l’esprit scolastique, avec la domination incontestée d’une classe sacerdotale, pour hâter l’éclosion des systèmes, pour prêter aux plus artificiels un prestige très immérité. Ce qui est vrai pour la littérature ne l’est pas moins pour la religion et pour les lois. Et nous ne devons pas nous scandaliser dans l’Inde d’une vue qui pourrait ailleurs passer pour téméraire. L’Hindou n’hésite jamais à généraliser, sans s’inquiéter des limitations même les plus indispensables à nos yeux.

Un exemple entre cent.

Il y a quatre situations pour le brahmane fidèle aux devoirs de sa caste. Il faut qu’il étudie, comme novice, les écritures et les régies du sacrifice ; plus tard il se marie et fait souche de fils qui continueront la tradition des cérémonies familiales. Il en est qui se retirent dans la solitude pour s’y livrer à une vie d’austérités. Il en est qui, plus détachés encore de la terre, se font ascètes mendians. Sous la main des théoriciens, ces quatre conditions deviennent les étapes régulières et, s’il se fallait fier aux apparences, obligatoires, de la carrière d’un brâhmane. Prendrons-nous cette exigence au sérieux ? Nous serions loin de compte si, d’après les textes, nous nous figurions tous les brâhmanes uniquement adonnés à l’étude et à la pénitence, partageant leur carrière en quatre périodes et consacrant les deux dernières à la vie d’ermite et à la profession de fakir errant ! Les rédacteurs des livres ont simplement soudé en un système des faits isolés, plus ou moins exceptionnels, prêté un aspect impératif à ce qui n’était qu’un idéal de perfection rarement réalisé. Ne voit-on pas tel théoricien littéraire créer une catégorie dramatique pour une seule pièce[22], et généraliser un cas si particulier en un précepte universel ?

Ces législateurs religieux et moralistes obéissaient donc à un penchant naturel très puissant sur l’esprit hindou. Ils obéissaient aussi, plus ou moins sciemment, il n’importe, à une tendance personnelle, intéressée, dont l’action partout apparente achève d’enlever à leur œuvre l’autorité d’un document sincère. Avant tout, ils se proposent de consacrer la suprématie absolue des brâhmanes. Tout chez eux est rapporté à cette glorification, tendu vers cet intérêt. Sortis de leurs écoles, les livres sont calculés pour exalter leur pouvoir, fortifier leur prééminence. Maîtres exclusifs de la littérature, ce sont eux aussi qui ont donné leur forme aux traditions épiques ; il est naturel que, malgré des dissonances accidentelles, elles reflètent, avec autant d’insistance que la littérature sacerdotale elle-même, les prétentions des brâhmânes, qu’elles signalent avec une emphase égale les privilèges qu’ils revendiquent.

Non seulement les Livres de lois réservent aux brâhmanes toutes les fonctions influentes, toutes les faveurs ; l’échelle de la répression criminelle est invariablement graduée à leur profit. On a vu comment le Conseil représentatif ou l’Assemblée générale de la caste, sous la direction de son chef attitré, a mission d’exercer la police intérieure, de prononcer les exclusions nécessaires ou de régler les termes de la composition au prix de laquelle le délinquant pourra y échapper. Manou et Yâjnavalkya ne parlent à cet égard que de réunions de brahmanes versés dans les saintes lettres[23]. La préoccupation d’étendre le pouvoir brâhmanique est ici sensible ; et aussi bien, même de nos jours, un brâhmane, seul ou adjoint au Conseil de la caste, prend souvent dans ces décisions la part prépondérante. L’ambition brâhmanique pénètre et inspire cette littérature tout entière. Il peut être malaisé de marquer dans le détail jusqu’où va l’arbitraire ; il est certain qu’il colore plus d’une partie du tableau, qu’il fausse plusieurs des ressorts de l’organisation sociale telle qu’elle nous est esquissée ; et l’on voit quelles réserves appelle le témoignage de la tradition littéraire.

Des faits actuels elle semble ainsi tour à tour et se rapprocher et s’éloigner singulièrement. Tout s’y comprend sans peine, — les contradictions se résolvent en diversités locales, les symétries impossibles en essais d’explications systématiques, — si l’on admet qu’elle correspond à une situation réelle absolument analogue à celle qui existait hier encore. Cette situation est seulement présentée dans une perspective trompeuse, avec des généralisations, des corrections, des interprétations, telles qu’en pouvait inspirer soit le tour d’esprit propre aux Hindous soit la préoccupation souveraine des intérêts brâhmaniques.

Je dis analogue, je n’oserais dire identique. Si un fait ressort clairement du spectacle des castes, c’est, sous l’action continue de principes assez stables, la mobilité des formations. Ce fait n’est sûrement pas nouveau ; les causes qui le produisent sont en jeu depuis de longs siècles. La situation ancienne qui correspond à la rédaction des Livres de lois et de l’Épopée a donc pu dans le détail s’écarter plus ou moins des données actuelles. Les grandes lignes en étaient toutes semblables. Il faut seulement, dans l’organisation des castes comme ailleurs, réserver la possibilité, la vraisemblance de modifications telles que le temps ne manque jamais d’en introduire dans les institutions humaines[24], même après cette première et décisive évolution qui a constitué leur individualité.

En somme, ce n’est pas la théorie qui peut rendre compte des faits : ce sont les faits qui aident à voir la théorie sous son jour vrai, à la ramener dans ses justes limites.

  1. Vishnusmriti, XVI, 7.
  2. Hopkins, Mutual relations of Castes, p. 39, 52-3.
  3. Mânava Dh. Ç., IX. 319.
  4. Ibid., VIII, 41.
  5. V. N. Mandlik, op. laud., p. 438.
  6. Mahâbhâr., Vanap. 12481, Çàntip. 2440, cités par Muir, Sanskrit Texts, I, 134 ; 484.
  7. Mahâbhâr., Vanap. 11240, ap. Muir ST. I, 143.
  8. Cf. Hopkins dans le Journ. Amer. Orient. Soc., XIII, p. 220.
  9. Ibid., p. 95.
  10. P. 344.
  11. P. 109.
  12. P. 119, 120.
  13. P. 120, 352-3.
  14. P. 137.
  15. Môn. Dh. Ç. IV, p.61.
  16. Hopkinp, loc. cit. p. 73.
  17. Voyez les passages cités par Muir, ST. I, p. 120 suiv.
  18. Ibid., p. 118-20.
  19. Cf. Max Müller, Chips, II, p. 343.
  20. X, 43-4.
  21. Revue des Deux Mondes, mai 1891.
  22. Revue des Deux Mondes, art. cité, p. 93 suiv.
  23. Sur ces parishads, cf. Hopkins, Mutual Relat. of castes, p. 43, suiv. ; V. N. Mandlik, Vyavah. Mayûkha, p. 160, note.
  24. On a volontiers admis (par exemple H. Mayne, Hindu Law and Usage, p. 67-8, 79-80) que les restrictions qui interdisent le mariage d’une caste à l’autre auraient été jadis moins strictes, que, d’une façon générale, les règles des castes et leur séparation auraient été en s’accentuant dans le sens de l’exclusivisme. La fixation et l’autorité grandissante des dharmaçâstras expliqueraient assez qu’une pratique plus rigoureuse et plus uniforme ait sans cesse tendu à se répandre. À coup sûr nos sources sont loin de nous permettre de préciser à cet égard, dans la période historique et documentée, les étapes d’une évolution décisive.